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Sindbad est un nom qui compte dans la rencontre des cultures du monde, en particulier dans cette quête arabo-musulmane du plus lointain Orient. Sindbad ne signifie-t-il pas homme de la Chine ? Et là, nous ne pouvons pas ne pas évoquer ce hadith prophétique appelant le croyant à quêter la science, quitte à aller aux confins de la Chine. Nous connaissons pour la plupart la geste, à travers les Sept Mers, de Sindbad. Ces voyages figurent dans les fameuses alaf laila wa laila, les Mille et une nuits, rendus une première fois en français par Antoine Galland au début du XVIIIe siècle. Et l'autre, celui dont les voyages furent de terre ? René Khawam, qui a édité le texte des Aventures de Sindbad le Terrien, à partir des manuscrits originaux, nous dit à propos de ce récit méconnu, contrairement au Marin : « Nul doute à ce propos : nous avons bien affaire à une œuvre composée autour de Baghdâd, en ce siècle d'or dominé par la figure du Khalife Hâroûn al-Rachîd et qui fut l'une des plus brillantes périodes de la poésie arabe. (Rappelons que l'Europe de la même époque, en dépit des efforts éclairés d'un Charlemagne, en était à peine à sortir des limbes de la barbarie.) Pour ce qui est de notre Sindbad le Terrien, un examen attentif des tournures stylistiques et des références à la vie sociale tendrait même à nous faire penser que l'auteur n'était pas encore complètement dégagé des influences d'un islam primitif, qui évoque plus la vie des Bédouins du désert que la société urbaine raffinée de Baghdâd et d'al-Basra. C'est en bon fils du désert que Hasane, en toute occasion délicate, recourt à la poésie : acte d'exorcisme pratiquée longtemps avant l'islam par les Arabes nomades, qui ne s'affrontaient jamais entre eux sans convoquer leurs poètes sur le champ de bataille, la déclamation inspirée des vers visant à réaffirmer l'attachement des guerriers à la beauté du monde…. » (Les Aventures de Sindbad le Terrien, Paris, éd. Phébus, 1986, pp. 12-13). Mais en 1972, un troisième Sindbad apparaissait dans la littérature universelle, non comme un voyageur qui se frayait un chemin vers l'Orient ultime (encore que…), mais comme un témoin contemporain, en Occident, à la fois des trésors illustres de la civilisation arabe et/ou musulmane et des perles toutes modernes que l'on trouvait au hasard des éditeurs du Maghreb et du Machreq. Car ce troisième Sindbad est bien sûr un éditeur ! Fondée par Pierre Bernard, Sindbad est devenu aujourd'hui un département éditorial d'Actes Sud, dont la cheville ouvrière est le Syrien Farouk Mardam-Bey, écrivain lui-même. Si l'on considère que le clash des civilisations et la montée des extrêmes sont favorisés par la méconnaissance de l'Autre, alors Sindbad l'éditeur contribue, d'une façon exemplaire, à faire baisser les tensions, même si son approche relève plus d'une démarche métapolitique, car anthropologique, culturelle, poétique, symbolique, spirituelle. La traduction des œuvres arabes (mais aussi persanes, turques, etc.) en français permet aux lecteurs francophones (et notamment à ceux issus de l'émigration arabe en France qui ne maîtrisent pas la langue de leur origine) d'accéder à un univers d'une diversité étourdissante. Le catalogue de Sindbad est lui-même le reflet de ce panorama bariolé de l'arabité classique et contemporaine. Nous vous proposons de voyager dans cet univers dédié au Verbe, à la parole créatrice, et cela d'une façon tout à fait personnelle et subjective. Le point de départ - évidence ? - sont ces Dix Grandes odes arabes de l'anté-islam (1996), traduites par Jacques Berque. Les Mu'allaqât constituent la trace de l'immense voix arabe qui retentissait dans l'Arabie, une voix annonciatrice des grands bouleversements à venir, avec l'éclosion de l'islam. Les Poètes des siècles ultérieurs se sont tous ressourcés, quand cela était nécessaire, à cette matrice, lieu originaire de l'arabité. Dans la même veine, on lira avec bonheur Khansâ. Moi, poète et femme d'Arabie (1987), traduit pas Anissa Boumédienne. Sont parus également les Poèmes de vie et de mort (200) d'Abû l-'Atâhiya, traduit par André Miquel. Probablement issu du désert arabo-irakien, il est né en 748. Ce poète, qui fut potier, se révèle d'une modernité étonnante dans sa volonté de transgresser les genres traditionnels comme le ghazal (poésie amoureuse). A ses yeux, l'homme est frappé de finitude et la mort est son destin. André Miquel évoque son pessimisme radical. En tout cas, paradoxalement, Abû l-'Atâhiya, salué par AbûG GNuwâs, dépasse cette mort car son œuvre, justement, traverse les saisons des siècles. Tout est clair ! Vois, mon âme, où mène le chemin : Mon âme, on t'a créée pour un événement Immense, là, tout près, mon âme, et c'est la fin. Je vais être un sans-âme, et dans très peu de temps. Il n'est point d'amitié à qui ne soit promise La rupture : à la fin, il faut qu'elle se brise. Nous vivons, c'est étrange, au milieu des plaisirs, Quand nous sonne à notre oreille un cri : « Il faut partir ! » Retour à Haifa (1997), traduit par Abdellatif et Jocelyne Laâbi est l'un recueil de nouvelles de Ghassan Kanafani, figure éminente de la littérature palestinienne. Le titre fait, bien sûr, référence à cette quête de la patrie perdue en 1948 au moment de la création de l'Etat israélien, création qu'accompagnait l'expulsion de près de 800 000 personnes qui allaient devenir les réfugiés palestiniens. L'auteur fut assassiné par les services secrets sionistes quand les éditions Sindbad s'élançaient en 1972 ! Trente ans plus tard, Farouk Madam-Bey et Elias Sanbar publiaient, sous leur direction, Droit au retour : Le problème des réfugiés palestiniens. La Palestine littéraire est périodiquement mise à l'honneur avec les traductions, souvent d'Elias Sanbar, du poète Mahmoud Darwich. Récemment, était publié le recueil Ne t'excuse pas. On peut lire le poème qui suit : Pour notre patrie Pour notre patrie, proche de la parole divine, un toit de nuages. Pour notre patrie, distante des attributs du nom, une carte de l'absence. Pour notre patrie, petite comme un grain de sésame, un horizon céleste … et un abîme caché. Pour notre patrie, pauvre comme les ailes de la grouse, des Livres saints … et une blessure à l'identité. Pour notre patrie, aux collines assiégées déchiquetées, les embuscades du passé nouveau. Pour notre patrie, butin de guerre, le droit de mourir consumée d'amour. Pierre précieuse dans sa nuit sanglante, notre patrie resplendit au loin, au loin, elle illumine alentour … mais nous, en elle, nous étouffons chaque jour davantage ! De Mahmoud Darwich, on peut aussi lire chez Sindbad et Actes Sud les ouvrages suivants : Etat de siège (2004), Murale (2003), Le lit de l'étrangère (2000), La Palestine comme métaphore (1997), Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? (1996), Au dernier soir sur cette terre (1994), Une mémoire pour l'oubli (1994). Dans un autre registre, Mohammed el-Bisate nous propose D'Autres nuits (2006), un roman traduit par Edwige Lambert. Egyptien, l'auteur nous fait entrer dans une société en plein bouleversement, celle des années 70, années qui sortaient de l'aventure nassérienne. Le fil conducteur est la journée d'une femme du Caire, Yasmine. Mais ce fil ne conduit nullement à un Grand discours, une révélation, si ce n'est celle de l'éphémère, l'évanescence, du hasard. Ce fil du quotidien est, chez Yasmine, un flux qui l'emmène au gré de rencontres improbables, parfois amoureuses, dans un tourbillon d'objets, de visages, de situations qui dépeignent autant sa vie intérieure que la réalité dans laquelle elle est jetée. Toujours situé au Caire, on lira avec délectation le livre de Alaa el Aswany, l'Immeuble Yacoubian (2006), traduit par Gilles Gauthier. Grâce aux locataires de cet immeuble construit en 1934, l'auteur nous offre une histoire de l'Egypte moderne à travers ses deux grandes mutations, du point de vue des valeurs, des pratiques et des relations sociales, que le pays a connues. La première est celle de la Révolution nasserienne de 1952, qui mettait fin à la Monarchie. La seconde mutation, dans les années 1970 et surtout 1980, fut celle de l'infitah, l'ouverture, en réalité, le basculement dans une société néolibérale avec son axiomatique de l'intérêt et de l'appât du gain. Socio-politique, ce roman est d'abord un tableau vivant des non-dits, des tabous, du mal de vivre et de la désespérance de la société égyptienne, en tout c'est une partie de sa jeunesse. Tout y passe, la corruption des administrations, l'émergence de l'islamisme, les difficultés de la vie sexuelle, l'affairisme des uns et de la bigoterie des autres, l'autoritarisme de la police…. Ce livre, qui est un best seller en Egypte, fera l'objet d'une adaptation au cinéma dans quelques mois avec des acteurs comme Adel Iman ou Nour al- Cherif. Bonne lecture !