Economie

Science

En 1912, le Maroc «accepte» le protectorat français. Au bout de 44 ans, l’Europe, à travers le prisme de la France, devient plus ou moins familière, ses sciences, ses idées et ses arts. Les colons s’y installent dès les premières années, les créateurs d’entre eux tentent de raviver un langage littéraire et une expression picturale académisés et réfractaires à la révolution préparée par la fin du XIXème et le début du XXème siècle européen. Ils ne s’éloignent guère du réalisme lié au pathos et des sujets conventionnels aussi bien en littérature qu’en peinture (scènes de genre et paysage), quelquefois à valeur documentaire plus qu’autre chose. A contre courant de la métropole, le milieu intellectuel et artistique n’a pas pu imprimer une influence réelle. Les écrivains et les artistes colons ont encouragé les marocains de leur entourage à la création, que la critique d’art s’est empressée de regrouper sous l’enseigne de «peintres naïfs du Maroc».
Des années 30 aux années 50, la peinture marocaine au sens actuel du terme se constituait, cependant l’art demeurait secondaire sur le plan culturel. Les années 50 représentaient un tournant. L’indépendance du Maroc est engagée. Ces années coïncidaient avec une activité intellectuelle soutenue, à objectifs, superposant quelques fois la propagande à la culture. La littérature et l’art commencaient à trouver leur place dans l’édifice de la nouvelle culture. Driss Chraibi publie Le Passé Simple (1954), Jilali Gharbaoui compose la première œuvre abstraite (1952). L’indépendance fait rencontrer à un certain point le Maghreb et le Machrek arabe, autour d’objets communs relatifs à l’identité de l’œuvre de création et du rapport qu’entretiennent l’artiste et l’écrivain avec la société, la culture, l’histo ire et l’imaginaire.
Cependant, l’on évitait de céder au piège des approches à deux termes, dans lesquelles ont sombré les discours et la création du Maroc contemporain. Durant quarante ans, le couple tradition et modernité ne cesse de provoquer des méprises et mésaventures de tous genres. Il est rare cependant qu’une conception donnée apporte une limite simple et claire de ce que ce couple représente réellement ou même explique pourquoi l’une est la négation de l’autre. Les commentaires à leur compte sont versatiles, leurs attributs hétérogènes : la pureté de la mémoire, le temps historique, la technique...
Les années 60 et 70 ont été prolifiques et polémiques, vu le dilemme devant les choix culturels à prendre. Alors que le monde était perçu sous des idéologies et le débat tradition/modernité devant faire question, émerge au Maroc une forme d’art qui, de même qu’elle semble influencée par ce que la critique française a appelé «l’école de Paris», se montre sensiblement réceptive au système d’idées qui est en train de préparer un contexte culturel inédit.
La genèse des œuvres, ce qu’elles allaient être, qu’on s’est hâté de façon injustifiée à regrouper sous l’enseigne d’école marocaine de peinture, doit certainement à cette situation. L’art abstrait et l’art du signe en ont été le produit, d’autres raisons bien entendu y concourent. D’un côté «l’avant-garde» établit son style, de l’autre s’effectue la récupération des représentations plastiques traditionnelles. Une double conscience jugée indivise, au moins durant les années 60 et 70, et qui sert de référent à partir duquel l’artiste ou le peintre travaille à construire ce qui pourrait être l’œuvre d’art contemporaine marocaine.
Le propre des recherches, entamées avant et au début de l’indépendance, est d’avoir initié des voies, d’en avoir indiqué quelques-unes et n’avoir point proposé un livre de recettes. Cependant la verve qui a caractérisé les premières décennies a produit par la suite une pléiade de parangons. Elle s’est épuisée dès les années 80 dans affadissement qui permettait difficilement de déceler un réel intérêt créatif.
La stéréotypie et la citation itérative sont devenues les uniques moteurs de la production artistique. La cause en est peut-être l’ambiance «charismatique» des années 60 et 70, qui a par un curieux retour des choses consumé les artistes, les hommes de lettres ainsi que les intellectuels, dans ce qui a été considéré comme un excès de zèle d’une une culture politisée.
Les pays arabes présentent des similitudes intéressantes à ce sujet. Ils ont eu successivement leur indépendance à partir des années 40. Ils ont promu l’artiste, au risque parfois de dénaturer son activité, au dehors du cadre de la création restreinte. Il s’agissait de l’amener à débattre du problème que posait le départ du colonisateur et du quoi faire du legs de celui-ci face à la culture d’origine. Privé de l’alternative, Il lui fallait réussir à inventer une expression originale qui obéisse en même temps aux valeurs endogènes. Le présent et le futur tiennent d’un regard sur le passé. Aussi le mot d’ordre était-il d’envisager le nouveau de la tradition, afin de se préserver de l’aliénation et de l’acculturation, deux termes qui ont fait les beaux jours de la critique dans les années 60 et 70. Involontairement peut-être, l’on avait infléchit le mouvement des arts. Ces arts se devaient dorénavant de résoudre les questions de l’authenticité, de l’origine, de la tradition et de la modernité, de l’identité et de l’avant-garde.
Paradoxalement, la critique arabe avait appliqué ces questions à l’esthétique sans en atténuer la résonance politique. Tel un discours orientateur à forte audience, celle-ci vouera plus tard les arts plastiques aux gémonies de la répétition creuse. Surtout, lorsque l’on sait que la critique a fait toujours l’objet du monopole de l’Etat. Plus grave, ces quelques dernières années certaines revues développent le projet de réislamiser l’art et la création, comme une manière de les sauver de l’interdit définitif. L’art arabe contemporain est né ballotté entre la gauche et la droite, au lieu qu’il crée, on a voulu qu’il résolve, mais on est encore au stade de résoudre la question de l’art lui-même.
De ce fait le compromis de l’art arabe contemporain devait nécessairement trouver son expression dans l’abstraction. Cela n’empêche pourtant pas que celle-ci ait reçu des interprétations qui se rejetaient. Tantôt, elle apparaissait comme une solution technique de facilité, tantôt elle était prise comme une réponse adéquate à l’interdit islamique ou était renvoyée à l’art occidental contemporain. D’autres y percevaient une volonté de rupture et d’innovation.
Cependant, il est à douter que les artistes égyptiens par exemple, depuis la moitié du XXe siècle, aient hésité à figurer et à réaliser des compositions picturales narratives. Il est donc peu probable que ces interprétations, chacune considérée isolément, soient l’unique cause de l’absence de la figure et du naturalisme dans l’art arabe.
De plus, il suffit d’avoir en mémoire la leçon figurative de la miniature arabe et persane du XIIe et XIIIe siècle. L’univers plastique et pictural sous la contrainte théologique était fixé à deux dimensions. La conception de l’espace, de la forme statuaire et de la couleur se trouvait des formulations en dehors des valeurs réalistes de la perspective, du modelé et du clair-obscur. Il est un fait que la logique de l’événement donne l’art et la figure pour antérieurs au discours réglementaire et iconoclaste, et comme donc l’existence de la chose devance son interdit, elle lui résiste sous des aspects divers, sans y déroger parfois.