Ma participation à un colloque organisé par la Mosquée Abu-Bakr à Bruxelles a été pour moi une grande occasion pour entamer une réflexion sérieuse sur la relation entre l’islam et la modernité. De quel autre lieu pourrait-on mieux procéder pour parler de cette relation qu’à partir d’une mosquée, lieu de culte représentatif de l’islam par excellence, incrustée en plein centre d’une cité européenne, symbole de la société occidentale ! Tout au long du colloque, une question ne cessait pas de m’effleurer l’esprit : pourquoi suis-je ici, en tant que conférencier convié de loin pour participer à ce colloque, en train d’expliquer la relation entre l’islam et la modernité ? Pourquoi les organisateurs du colloque n’ont-ils pas songé à inviter un public plus large constitué de journalistes Belges, de professeurs européens, d’hommes et de femmes de la société moderne en question ? A cette question on a essayé, non sans embarras d’ailleurs, de m’expliquer que puisque les conférences se tenaient dans un lieu de culte réservé aux musulmans, il serait incongru d y convier les non-musulmans. Mais à ceci on pourra objecter que l’enceinte de la mosquée ne contient pas uniquement le lieu de prière ; elle contient également des salles qu’on pourrait facilement aménager en salles de conférences.

La raison pour laquelle les organisateurs de ce colloque n’ont pas songé à inviter des représentants de la société représentative de la modernité est simple. La mosquée en tant qu’institution représentant l’islam en Europe a été bâtie par l’argent et le sacrifice des anciennes générations de travailleurs immigrés. Ces derniers n’ayant pas assez de courage intellectuel pour affronter le nouveau monde où ils se trouvent, ont opté pour un repli nostalgique vers un modèle de société qui rappelle la vie calme et sereine qu’aucune question, aucun doute ne vient troubler. La langue ou les langues des pays d’accueil constituent un handicap majeur devant toute tentative de leur part de communiquer et de s’ouvrir à la société moderne. C’est ainsi que la mosquée, symbole de société islamique dans la cité moderne, demeure une institution recroquevillée sur elle-même, incapable de rayonner dans son environnement occidental.

Vu du dehors, la mosquée reste un lieu suspect ; ses imams et ses responsables sont sur la sellette. Pour les esprits zélés qui crient/clament «les musulmans dehors ! », il est aisé de suggérer que la mosquée est un lieu d’activités « underground » qu’il faudrait contrôler pour dénicher les cellules maléfiques visant à nuire à la modernité sacralisée.

L’islam ghettoïsé que représente la mosquée en Europe cache avant tout l’ignorance de toute une génération intimidée par la société moderne qui ne leur a accordé que le statut de «main d’œuvre ». En se retranchant dans les enceintes de leurs mosquées, les musulmans essayent de cacher leur ignorance de la société moderne dans laquelle ils travaillent. A côté de cette ignorance handicapante, la société de la mosquée cache bel et bien des munitions : on y trouve du pois chiche, de la semoule, de la menthe, des dattes…bref, les ingrédients de couscous et de thé à la menthe, ces armes de destruction qui leur sont utiles dans leur guerre permanente menée contre l’ennui et l’exclusion dans l’environnement qu’ est la cité moderne.

Cette ignorance de la part des musulmans retranchés dans leur mosquée à l’égard de la société moderne, n’a d’égal que l’ignorance des décideurs politiques défenseurs de la modernité à l’égard des musulmans. Toute tentative d’intégration de la mosquée dans la cité européenne porte le signe de la précarité et de l’échec. En érigeant des interlocuteurs d’origines musulmanes en modèle d’intégration, les politiciens garants de la modernité indiquent en effet les voies qui mènent de la mosquée vers la cité. Ils sont incapables d’indiquer les voies qui mènent de la cité vers la mosquée. Devant cet état de choses, les jeunes dynamiques qui représentent le futur de l’islam en Occident, se trouvent en panne de modèle, et, de ce fait, deviennent les proies d’un discours radical et séditieux et contre la mosquée, trop passive à leur goût, et contre la cité trop agressive.

La relation entre l’islam et la modernité se laisse saisir d’une manière adéquate à travers l’exemple de la relation entre la mosquée et la cité. Faute de ponts, l’abîme entre les deux espaces se creuse davantage, condamnant ainsi les esprits de part et d’autre à un conflit d’ignorances, tantôt latent, tantôt manifeste.

S’il est vrai que les musulmans en Europe n’ont pas eu la chance de participer à l’élaboration des concepts clé qui définissent les rapports de la société avec le monde surnaturel et entre ses propres membres, cela ne veut aucunement dire qu’ils sont exclus à présent du débat post-moderne autour de la crise de la modernité et de la redéfinition de ses concepts. L’Occident, l’Europe, la Chrétienté ne représentent en aucun cas une entité homogène capable de fournir une seule réponse aux nombres de questions qui les assaillent au jour le jour. Pour le musulman qui pénètre ne serait-ce que pour peu dans l’intimité de l’univers mental occidental, il ne manquera pas de réaliser qu’il ne s’agit plus dans cet univers d’une représentation collective des fins. Toutes les œuvres de la société occidentale, ou presque toutes, témoignent d’un sentiment profond de malaise et d’une quête. Le développement prodigieux de la science, au lieu de subvenir aux besoins de quiétude, est devenu une source de désarroi au sein de la société occidentale. Pas moins que l’Orient musulman, l’Occident moderne souffre d’une dislocation ; il est écartelé entre la science, la techno-science et la quête spirituelle d’un monde meilleur, la quête d’une autre sagesse.

Dans Samarcande, Amin Maalouf prête sa voix à Chirine, l’héroïne venant d’Orient musulman, pour dire ceci :
--Les Robaïyat sur le Titanic ! La fleur de l’Orient portée par
le fleuron de l’Occident ! Khayyam, si tu savais le bel instant
qu’il nous est donné de vivre.

Ces paroles traduisent le ton d’une quête profonde et d’un souhait formulé tout au long du XX éme siècle par un grand nombre d’intellectuels aussi bien d’Occident que d’Orient. Pour ces figures du dehors, exilés de leurs propres cultures, il s’agit de trouver un troisième espace où le mariage de l’Orient poétique avec l’Occident scientifique pourra avoir lieu au profit de tout le monde. Orientaux et Occidentaux, tous ensemble, embarqués sur le même navire, cherchent à atteindre la terre de leur rêves, loin des vagues houleuses dans une mer agitée par tant de convulsions. Face au risque de naufrage, ils essayent de refondre leurs identités différentes en une identité commune, identité qui se définie par le rêve du salut, de mettre pied à terre.

Plus que jamais, et malgré tant d’efforts déployés, l’Orient musulman et l’Occident moderne restent un couple dont le mariage n’est toujours pas consommé. Pour beaucoup d’intellectuels à cheval entre ces deux mondes, il semble que faute d’harmoniser la religion de l’Orient avec la modernité de l’Occident, les deux mondes sont condamnés à sombrer dans le gouffre de l’Océan. L’aube du nouveau millénaire coïncide avec un accroissement considérable du sentiment de déchirement entre les valeurs de l’Islam et celles de la modernité.

En parlant d’islam et de modernité, on ne doit pas oublier qu’on parle d’une religion d’une part et d’un ensemble de concepts, de démarches et de méthodes d’autres part. L’islam en tant que religion indique les voies qui relient l’homme au divin. La modernité est une manière de ‘prouver’ l’existence de cet homme, c’est-à-dire de le faire sortir de son état préhistorique de contemplation, de peur, de mythes vers l’état d’histoire, d’édification et de construction.

L’islam, en essayant de rivaliser avec la modernité pour atteindre ses prouesses technologiques, ne fait que se renier. Lorsque les musulmans essayent de s’affirmer en niant les exploits de la raison, de la rationalité, de la science et de la technique, ils accablent l’être dans le règne de la contemplation et le privent ainsi de moyens d’action et de construction. La religion dans ce cas devient un instrument de nihilisme.

Lorsque la modernité tourne le dos au divin, elle s’affirme en tant qu’absolu et se veut ainsi la seule et l’unique manière valable de concevoir les rapports de l’homme avec le monde et de construire. En se donnant l’illusion d’un savoir infaillible, les modernes se sont lancés dans une vaste entreprise de conquête de l’univers. Sans le savoir, la modernité compte s’affirmer en usurpant le rôle de la religion ; elle est devenue la dépositaire de tous les espoirs humains. Tellement grande est la croyance que la modernité est en passe de tout contrôler, tout anticiper, tout conquérir au point de ne plus laisser au hasard, à l’inconnu, à l’imprévisible. Mais cette croyance s’accompagne en même temps d’une profonde angoisse et d’une quantité de questions. La modernité serait-elle une nouvelle forme d’utopie, une religion qui dispense à ses adhérents et adeptes la foi en un futur meilleur, confisquant de la sorte leur existence naturelle ?

Pour beaucoup de musulmans, la modernité ne doit pas être quelque chose à rejeter en bloc. Il est vrai que de nombreuses voix qui se sont élevées au long du XX siècle lorgnaient même du côté des exploits de cette modernité en soulignant que seul un attachement indéfectible aux valeurs de l’islam amènerait les musulmans à ce stade de béatitude moderne. Malheureusement, cette propension à vouloir utiliser l’islam comme tremplin pour grimper le plus haut possible sur l’échelle de la modernité ne fait qu’élargir le champ de cette modernité au lieu de participer à établir des limites pour son action.

Un des rôles majeurs de l’islam envers la modernité est justement celui de remémorer les vérités premières et fondamentales que les modernes tendent à oublier. Ces vérités sont d’une importance extrême car ils aident l’esprit aspirant au progrès et au développement à tracer les fins qui encadrent son action. L’unicité proposée par la religion musulmane se veut un paradigme durable pour toutes les expériences humaines changeantes. Il appartient aux musulmans de ramener les modernes à s’exprimer à travers ce paradigme, de proposer un modèle de rapports entre l’homme et le cosmos.

L’un des concepts clé fondateurs de la pensée moderne est justement le développement. Comme toute l’aventure moderne, le développement est une action d’expansion qui vise à dominer l’inconnu, le divin, par le biais de la raison, et à maîtriser l’imprévisible et l’imprévu par la technique. Le sens du développement se dévoile en fait par rapport au sens de son antithèse qui est l’enveloppement. C’est un déchaînement par rapport à une forme d’enchaînement. L’aventure moderne s’affirme en réaction à un sentiment d’être enveloppé et enchaîné dans un état de choses que tantôt on qualifie d’état de nature, tantôt d’état préhistorique et je ne sais quoi. Ce n’est qu’en tuant l’homme préhistorique que l’on peut avancer dans l’histoire ; ce n’est qu’on annihilant l’homme naturel que l’on peut prouver l’existence de l’homme civilisé.

L’aventure de la modernité s’inscrit dans le temps. Son point de départ est une existence naturelle refoulée, niée ; son point d’arrivée est une existence parfaite d’où l’accident et l’imprévisible sont pourchassés. Cette distance séparant les deux états d’être, état annihilé et état souhaité, implique l’attente. En éloignant l’homme de son état naturel, la modernité ne lui offre pas pour autant immédiatement un autre état meilleur. L’état de complétude et finitude reste à projeter sur un futur proche ou lointain que la raison humaine se chargera de rendre palpable aux esprits à travers le discours de la cohérence. Prise dans ce sens, la modernité n’est qu’une utopie ; elle fixe un état heureux dans le futur à l’aide de l’outil rationnel dont la tâche est d’extraire l’inconnu du connu, l’absent du présent.

C’est parce que la spécificité de la modernité tient à la tradition utopique de l’attente que les modernes s’ennuient tel celui qui est dans une salle d’attente. En quelque sorte c’est le sentiment d’ennui provoqué par le primat de la pensée utopique dans l’ère moderne qui fixent leurs finalités à l’art et la science en Occident. A fur et à mesure que l’homme se développe en se dé-chaînant de son état premier, il recourt à l’art pour trouver un monde fictif, un monde de rêve comme ersatz au vrai monde donné. Pour parer à la désorientation éprouvée par les masses entassées dans l’espace d’attente de la modernité, les artistes sont appelés à remplir la fonction des étoiles. Ils dictent aux foules déchaînées et perdues les manières de vivre et les voies à suivre

La science, elle, devenue technique pure, n’éprouve aucune gêne à vendre un pilon aux gens qui veuillent casser une cacahuète. Son produit n’est prisé que suivant sa nouveauté. Tous les gadgets qui entourent notre vie de modernes ne répondent plus qu’à notre besoin d’être ennuyé, d’être qui vit dans les "routines" de la métaphysique loin des routes ouvertes de l’existence. Un homme ou une femme ancrés dans la route ouverte, la voie cosmique, n’éprouvent pas le besoin d’outils ou d’art pour pourchasser le sentiment de routine. Pour celui qui est habitant du cosmos, qui séjourne dans la nature, chaque instant est porteur de nouveau. Le ciel, la terre, les mers, les arbres, le soleil, la lune…tous ces phénomènes de la nature présentent un spectacle en mouvement permanent. S’il s’agit d’un besoin d’art et de science pour l’homme cosmique, est bien c’est dans un autre but que celui de pourchasser l’ennui qui est l’apanage de l’ère moderne.

Un autre concept clé de la modernité est le concept de ‘progrès’. Tout le monde, les musulmans inclus, est appelé à progresser en emboîtant le pas indiqué par la raison moderne. Le progrès est universel. Mais si l’on examine ce concept de plus près, on se rendra compte qu’il est le fondement même de la logique linéaire qui somme les différentes cultures de la terre à se désancrer de leurs espaces et de leurs temps pour pouvoir mieux marcher dans les sillages de l’Occident. Le progrès étant conçu comme un développement dans le temps, ampute en premier lieu les cultures de leur dimensions spatiales.

‘Progrès’ veut dire un pas en avant : pro-gradus. Le concept du progrès est donc forgé en réaction à ‘re-grès’, qui veut dire un pas en arrière. Si l’on prend en considération le caractère rond de notre globe, on s’apercevra que tout progrès, toute marche en avant, n’aboutit qu’à son point de départ ; tout progrès devient un regrès, une régression. Ceci dit que le lieu du progrès n’est pas la terre, l’espace de notre présence. Pour éviter que le progrès ne devienne régression, on doit donc abandonner la terre et inscrire notre mouvement dans le temps. C’est uniquement en progressant dans le temps linéaire que l’on pourra marcher constamment en avant sans courir le risque de revenir en arrière. Il ne fait pas de doute que le progrès envisagé par la modernité ampute la vie humaine de sa dimension spatiale nécessaire. Avec la modernité l’homme s’est encapsulé dans une linéarité temporelle desséchante qui érige des modèles de réussite que toute l’humanité doit s’appliquer pour atteindre indépendamment de ses besoins cosmiques . Au lieu d’inciter l’esprit au réveil, à la créativité originale, elle renforce l’instinct grégaire, de l’imitation et du mimétisme culturel, privant ainsi les différentes cultures de leur droit à la différence.

L’islam peut certainement contribuer à la refonte des concepts pour pourvoir la modernité de limites, pourvu que les musulmans vivant en Occident saisissent le sens de la quête entamée à partir de l’espace moderne. Beaucoup de figures occidentales cherchent le paradigme susceptible de freiner le processus de la modernité, de contrôler sa puissance illimitée, pour pouvoir enfin jouir d’une existence dans la civilisation sans nécessairement s’éloigner de la nature. S’il est vrai que la modernité pourvoie l’esprit de moyen pour se dé-chaîner, pour sortir de l’état de nature où l’homme demeure enchaîné aux besoins immédiats, elle ne le pourvoie pas pour autant de limites. Appelé par la modernité à prouver son existence à partir d’un point nommé dans le temps et l’espace, l’homme moderne manquant de limites s’investit complètement dans l’aventure de conquête et de maîtrise de cet espace et de ce temps. Pour l’esprit moderne, tant qu’une chose est techniquement envisageable, rien ne viendra obstruer la tentative de la réaliser. « Si cela vous semble étrange, écrit Kenneth White, de tuer une chose vivante afin de mieux la connaître, c’est que vous êtes un mystique émotif, une femme—ou un chinois archaïque. En tout cas vous êtes tout à fait en marge de la logique dominante de la culture occidentale moderne. Vous n’êtes pas "sérieux " ».

Chez Ibn Khaldun s’amorce une théorie foncièrement islamique qui essaye de répondre à la question des limites. Saisi dans son propre contexte linguistique, la théorie de Al-Umran répond à une question fondamentale : comment rempli-t-on la terre ? Le mot ‘Umran’, on le sait, découle de la racine a.m.r. qui veut dire ‘remplir’. En posant la question en ces termes, Ibn Khaldun assigne au développement et au progrès le rôle approprié. Celui qui s’efforcera pour remplir la terre, ou pour l’habiter, utilise sa raison différemment de celui qui vise à changer le monde. Changer le monde consisterait à utiliser la raison et la science dans le but de se libérer d’un état jugé chaotique pour atteindre à un autre jugé d’ordre, de beauté et de complétude. Ce processus amènera l’humanité à s’installer dans l’unidimensionnel, à perdre sa première nature d’être cosmique. Vouloir habiter le monde, au contraire, vise à utiliser la raison et la science afin d’éliminer les écueils rencontrés dans l’existence donnée. Il s’agit là de trouver la manière la plus intelligente de meubler l ‘espace et d’habiter le temps. Ne dit-on pas ‘umr’ pour ‘âge’ ! et ‘maamoura’ la remplie pour la terre. Comme on meuble l’espace, on habite le temps. Il ne s’agit point de vouloir les dominer, les maîtriser.

On trouve sous-jacent chez Ibn Khaldun les éléments d’une rationalité différente et surtout d’une langue différente qui a permis de formuler la question à propos d’Al-Umran et de tracer les limites aux concepts. Si l’objectif de Al-Umran n’est pas tant de dominer le temps et l’espace que d’essayer de les habiter, c’est qu’il y a une autre forme d’objectivité. Le rapport entre le sujet et l’objet n’est pas un rapport entre vivant et mort. La distance qui sépare l’homme de l’objet de sa science est une distance spatiale et temporelle. Comme toute distance, elle implique l’attente et l’espoir. Se diriger vers l’objet est une action double qui signifie le mouvement et l’accueil. Il s’agit de faire face à un objet comme le musulman fait face à la Caaba. Dans ce cas là on dit : يستقبل القبلة. En même temps il s’agit d’accueillir l’objet comme on accueille un invité : يستقبل المستقبل. L’objet de notre savoir, de notre science n’est pas forcément un objet mort qui attend qu’on agisse sur son essence pour le transformer, le faire sortir d’un état vers un autre état. Il faudrait apprendre à l’accueillir en nous. L’objet peut aussi influencer le court de notre projet. Le sujet et l’objet négocient en fait la trajectoire à suivre. Annihiler la distance qui sépare le sujet de l’objet c’est nier la distance qui les sépare ; ce qui revient à dire que l’objet ne fait qu’attendre en tant que chose morte, isolé de tout contexte de vie. Notre approche de l’objet est une action qui s’inscrit dans la distance, dans l’attente et dans l’espoir. Elle requiert une prédisposition à la modestie de la part du sujet. Cette relation entre le sujet مستقبل qui fait face, se dirige vers et qui accueille et entre l’objet مستقبل qui est accueilli et à qui en fait face, dicte à l’homme de ne pas se suffire à sa raison, à sa compréhension dans les démarches entreprises auprès de l’objet. Elle lui dicte une attitude religieuse de soumission à une troisième force au-delà de l’objet et du sujet. La prise de conscience de l’existence de cette troisième force relativise le pouvoir du sujet sur l’objet et trace les limites où se confine le sens de son action.

Si on contemple les tribus ‘primitives’ on remarquera qu’avant d’entreprendre leur aventure de chasse, les membres de la tribu recourent à des rites. Ils portent des masques, effectuent des danses, interpellent des esprits et des forces invisibles et absentes. De par sa première nature, l’homme a besoin d’orientation, fait tout pour l’obtenir, car cela ne va pas de soi que l’on pourchasse un animal pour le tuer, le priver de sa vie. C’est un acte grave qui ne va pas sans causer de multiples tourments à l’esprit humain. Aussi primitif qu’il soit, l’homme des tribus réussissait mieux que l’homme moderne à obtenir ses besoins de la nature avec modération. Les Indiens rouges n’auraient jamais mis en péril l’existence des buffles. La conscience d’une troisième puissance les empêchait de s’élancer dans la poursuite effrénée de ces animaux. Alors que les nouveaux venus sur la terre d’Amérique, férus qu’ils étaient de leur rationalité, de leur sens de l’objectivité, de leur devoir de progresser et de se développer, ne voyaient pas d’inconvénient à ce que des milliers de buffles soient tués par jour pour le simple plaisir de l’homme et pour son sport. La rationalité qui repose sur le rapport bilatéral entre le sujet et l’objet, même si elle peut servir à libérer l’humain des chaînes de ses besoins immédiats, manque de lui tracer les limites, comme on le voit bien clairement dans le cas de nos contemporains modernes qui ne consomment que pour consommer.


L’apport de la langue arabe dans la refonte des concepts modernes est primordial. Pour l’esprit moderne le ‘possible’ est une question de ‘pouvoir’ comme l’indique le relation entre les deux mots selon les langues latines. Le règne du possible est limité par le pouvoir. Pour la raison et pour l’activité intellectuelle le règne du possible n’a pas de limites ; le pouvoir de l’imagination est tellement puissant. Ceci ne peut, malheureusement, entraîner que le gigantisme et le monumentalisme et ne fait que consolider le primat de la raison sur l’existence et de la technique ou de la techno-science sur la nature. Suivant le schéma de penser instauré par la langue arabe le possible n’est absolument pas une question de pouvoir. ‘Etre possible’ al-mumkin en arabe dérive de al-makan, le lieu et de al-kawn, le cosmos. Le possible de la raison de la science, selon la relation qui s’établit autour de la racine Kawn, ne pourra en aucun cas transcender le lieu, la terre. Tout esprit qui réalise le rapport entre cet ensemble de mot, ne peut envisager le possible théorique ou technique que comme moyen de vivre sur terre et non de la conquérir. Car tout possible est attaché à un lieu. Traduit en français, le possible pourrait donner quelque chose comme le ‘lieuable’ ou ‘le placeable’ (en anglais on dira ‘earthly’). La ‘maîtrise’ attamakun, c’est à dire la mise en oeuvre du possible théorique, vient également de al-makan. Maîtriser serait quelque chose comme ‘s’enfoncer dans le lieu’.

Pour la modernité soucieuse d’envisager les possibilités de maîtriser et de conquérir le tout, l’islam et la langue du Coran pourraient apporter les paradigmes nécessaires à endiguer le mouvement de l’homme et l’inscrire dans une perspective plus juste. Al-kawn, le cosmos, est selon la langue du Coran l’œuvre d’une volonté qui nous précède dans le temps. Au début, il y a al-kawn, oeuvre de la volonté divine qui dit ‘soit’ ! Al-kawn serait donc le produit donné, l’existence donné. L’homme est appelé à contempler le tout-étant. Après cette contemplation l’esprit découvre, se rend à l’évidence que le tout-étant ne peut être l’objet de compréhension intellectuelle ou de maîtrise technique. Il se rend à l’évidence que sa présence se tient dans le lieu, makan. Son devoir est de songer au possible, d’étudier les possibilités (al-mumkin) de vivre dans le lieu ; après quoi il est appelé à trouver les moyens de maîtriser son espace, son lieu, tamakun.

Toute action, toute construction mentale, qui émane d’un esprit reconnaissant ses limites par rapport au tout-étant, est nécessairement une réponse au besoin d’habiter le monde et non pas au besoin de le transformer ou de le recréer.

Toute action qui n’est pas le fruit de contemplation (du temple) court le risque de la grenouille de la Fontaine qui, voulant se faire aussi grosse que le bœuf, « s"enfla si bien qu"elle creva ». En tournant le dos au temple, l’homme moderne ne peut pas se remémorer la vérité première, à savoir que l’humain n’est qu’une petite parcelle dans le tout-étant. Aussi se croit-il investit de la tâche de construire un autre monde pour remplacer le monde donné.

Il est du devoir des musulmans vivant dans le monde moderne de suggérer de nouvelles formes de progrès. Leurs lieux de cultes doivent s’ouvrir aux multiples formes de quête et de questionnement qui tourmentent l’esprit moderne. Nous savons qu’il est difficile pour une pensée versée dans une tradition manichéenne antithétique de critiquer le progrès sans tomber dans la régression nihiliste, de critiquer le développement sans passer pour quelqu’un qui fait l’éloge du sous-développement. C’est aux musulmans qu’il incombe de frayer un chemin en dehors de cette tradition. Le mot ‘taqaddum’, l’équivalent arabe de ‘progrès’, ajoute à la conception moderne du progrès la dimension perdue, à savoir la dimension spatiale. Taqaddama (progresser) dérive en arabe de ‘qidam’ (passé, ancienneté, antiquité) et de ‘qadam’ (pied). En appelant l’homme au progrès on l’appellera donc à passer, à devenir un passé, à vieillir, à devenir ancien. Ceci est vrai sur le plan de l’histoire, du temps. Le progrès à ce niveau nous rendra irrévocablement ancien et vieux. Quant au progrès spatial, lorsqu’on invite l’homme à progresser, on l’invite à faire un pas, un saut, pour enjamber les obstacles en face. Il ne s’agit pas d’un mouvement qui suit une ligne marquée ; il ne s’agit pas d’une linéarité. Il s’agit plutôt d’une «danse de pas » (step-dance) dans tout les sens : un gradus dans toutes les directions, au lieu d’un pro-gradus.

Que ce soit le progrès, le développement ou la civilisation, tous ils tiennent l’exigence d’expansion de la rationalité propre à la modernité. Seule une religion peut les pourvoir de limites à leur expansion. L’islam qui se veut un miracle « linguistique » se doit d’inciter les modernes à renouveler leur rapport avec la langue pour se remémorer la condition préhistorique, primitive, première, et ce pour ne pas s’installer dans l’étroitesse de l’uni-dimensionnel. Ce qu’il y a en jeu c’est de trouver un moyen de conjuguer le sensuel du primitif avec l’abstraction du civilisé, la poésie du premier avec la philosophie du second. La sagesse consiste en effet à entraver le processus du poète pour qu’il ne tombe pas proie au nihilisme et à la déification du moi naturel ; elle consiste aussi à empêcher le philosophe de déifier le «Moi » constructeur. Curieusement, en arabe, le mot ‘hikma’ (sagesse) partage la même racine avec ‘hakama’ (la pièce du harnais qui permet de freiner le cheval).
La modernité n’a-t-elle pas besoin d’être freinée !.

Khalid Haji est professeur de la litterature anglaise à l'Université d'Oujda, Maroc