Appelée aussi Aïd al-Adha, cette fête se conscrit dans un double rappel :
- Celui adressé à l’individu qui doit prier en l’honneur de son Seigneur et sacrifier (sourate 108, Al-Kawtar, verset, 2 : "Accomplis la salat pour ton Seigneur et sacrifie ") ;
- Celui adressé à la communauté musulmane pour commémorer le geste d’Ibrahîm, mis à l'épreuve et récompensé (sourate 37, Al-Saffat, verset 107: " Et nous le rançonnâmes d’une immolation généreuse " ou " Nous rachetâmes l’enfant par un bélier considérable ").
La fête sacrificielle initiée lors de la deuxième année de l’Hégire se célèbre le 10 du mois du pèlerinage, c’est-à-dire deux mois et dix jours après la fin du jeûne du mois de ramadan.
Moment de communion et d’expiation, l’Aïd el-Kébir est aussi un moment festif et de partage (sourate 22, Al-Hajj) Aid al-adha (fête du sacrifice), Aid al-kébir (grande fête) au Maghreb arabophone, Tfaska chez les berbérophones, Tabaski en Afrique subsaharienne, Taské chez les Toucouleurs, Dioulde chez les Peuls, Kurban bayramï en Turquie, Reraya qurbân en Indonésie, Aid zoha au Pakistan... Tous ces noms et d’autres encore, selon les contextes linguistiques, désignent la grande fête au centre de laquelle se trouve un sacrifice accompli par les familles musulmanes.

Le 10 du dernier mois de l’année islamique, deux mois lunaires et dix jours après l’Aid al-fitr qui clôt le mois du ramadan, dans le monde entier, les musulmans célèbrent l’Aid al-kébir. Le même jour, à la Mecque, les pèlerins sacrifient dans la vallée de Minâ où la Tradition situe le sacrifice d’Ibrahîm (Abraham pour les Juifs et les chrétiens). C’est d’ailleurs en référence à la soumission au Dieu d’Ibrahîm, acceptant d’offrir son fils unique en sacrifice, qu’on parle aussi de " fête du mouton ", l’enfant ayant été remplacé au dernier moment par un mouton. Le Prophète lui-même, en renouvelant le geste d’Ibrahîm à la Mecque, la deuxième année de l’Hégire, a institué cette immolation comme un acte recommandé, mais non obligatoire.
Depuis, à cette date, les pères de familles musulmans refont ce sacrifice commémoratif, renouant ainsi le pacte originel de soumission de l’homme à Dieu : " Si l’ange Gabriel n’avait pas arrêté la main d’Ibrahîm, nous aussi nous devrions égorger notre fils aîné ", nous a dit avec émotion un père de famille qui s’apprêtait à sacrifier son mouton de l’Aïd dans la banlieue parisienne.
L’observation du sacrifice - en milieu rural comme dans les villes, dans les pays musulmans et en Europe où l’islam se trouve en situation minoritaire - montre une remarquable unicité de la pratique et de la technique sacrificielles. Mais nos enquêtes ont aussi révélé de nombreuses différences en amont comme en aval de l’égorgement rituel : dans le choix et le traitement de l’animal avant le sacrifice, lors du dépouillement et de la découpe de la carcasse, à propos des dons de viande qui sont une des obligations de cette fête, enfin en ce qui concerne les mets des repas sacrificiels qui reflètent fidèlement les traditions culinaires locales. Cette diversité des pratiques est surtout due à l’importance de la part culturelle dans l’accomplissement de l’Aid al-kébir. Ainsi, le mouton mâle, non castré, est considéré comme la meilleure victime au Maghreb et en Afrique de l’Ouest, mais aux Comores et à l’île Maurice, on lui préfère une chèvre, tandis qu’en Indonésie et au Pakistan, on sacrifiera un bovin. Depuis quelques années, à Istanbul, pour des raisons économiques, nombreuses sont les familles qui se regroupent à sept pour effectuer le sacrifice collectif d’un veau, ce qui reviendrait moins cher que l’achat d’un mouton par famille. Le fait de disposer d’une carcasse entière, ou au moins d’une quantité importante de viande, fait de cette fête un moment de partage et d’échange avec les parents et amis, mais aussi de redistribution aux pauvres qui, ce jour-là, même s’ils n’ont pu se procurer un animal à immoler, doivent pouvoir manger de la viande. En Mauritanie, l’inhabituelle abondance carnée des repas de ce jour-là est mise en évidence par le nom donné à la fête, Aid al-lahm, c’est à dire la " fête de la viande ". La fête de l’Aid al-kébir est donc une grande fête familiale et sociale, refondatrice de la communauté musulmane. Le rituel sacrificiel, accompli au sein de la famille, est créateur de lien social, car il s’insère dans la communauté villageoise en milieu rural ou dans le quartier en milieu urbain : à cette occasion, les parents et amis se visitent, échangent des vœux de fête, partagent les repas. Mais cette fête se définit aussi comme fête du pardon, un moment privilégié de réconciliation avec les proches, et fête du souvenir, où on se remémore les proches disparus ; dans certains pays, on se rend au cimetière pour visiter les défunts et déposer des offrandes sur leurs tombes. En situation d’immigration, chez des familles coupées de leurs " racines ", la fête de l’Aïd al-kébir prend de nouvelles significations identitaires. Certains de ces musulmans ont voulu nous expliquer leur attachement à ce rituel en comparant l’Aïd à des fêtes du calendrier français : " Noël, parce que c’est la fête des enfants, et le 14 juillet, parce que c’est une grande fête nationale ". Ce sacrifice est un des moments de visibilité maximale de la présence de l’islam en Europe. En France, les conditions dans lesquelles les familles urbaines tentent de pratiquer ce rituel sont rarement satisfaisantes, et ce qu’elles égorgent leur victime à domicile ou qu’elles se rendent sur un site collectif, clandestin soit-il ou officiel. Ces difficultés d’ordre matériel qui apparaissent aussi dans le contexte des métropoles en pays d’islam, comme à Istanbul, suscitent actuellement une interrogation qui peut être ainsi formulée : y a-t-il une place pour le rituel sacrificiel musulman dans le cadre des grandes villes modernes ?

Anne-Marie Brisebarre, anthropologue, chercheur au CNRS