Lors de leur scolarité ou en fin de cycle d’études, pour des raisons rarement apparentes ou identifiables, les jeunes Européens entre 15 et 25 ans assument mal leur idéal d’insertion estudiantine et professionnelle. La société leur impose de plus en plus de contraintes sans pour autant que les perspectives d’avenir ne soient attrayantes ni prometteuses. Le spleen s’installe, isolant l’adolescent de sa famille et de ses amis, ce qui peut le conduire à des actes désespérés qui sont des appels au secours. Ce triste schéma est reproduit dans le contexte de familles musulmanes issues de l’immigration, dont les membres devraient en principe être plus « soudés » face à des sociétés d’accueil qui les acceptent avec une réticence manifeste. Certains jeunes perdent alors le goût du défi. Le rêve d’Occident se brise lors de la quête d’une intégration où ils puissent se reconnaître véritablement. Les motivations de leurs aînés ne sont plus les leurs. Le rempart religieux a perdu de son pouvoir dissuasif. Ils cherchent alors à en finir, à l’instar des adolescents et jeunes adultes européens. En 2002, plus d’un million de personnes sont mortes de suicide dans le monde. Tous pays confondus, le suicide est une des trois causes principales de la mort des 15-34 ans . Au regard de la carte ci-contre, nous constatons que tous les pays ne disposent pas de statistiques, ou parfois, pas de statistiques fiables. Cependant en Europe le suicide des jeunes est en pleine recrudescence et constitue un vrai souci pour de nombreux parents. Les États tentent de se mobiliser en finançant des travaux de recherche sur l’ampleur du phénomène, les raisons de sa croissance et comment y remédier. La plupart des États de l’UE financent des associations et institutions pour faire face et prévenir dans les cas où c’est encore possible. La rapidité des services d’intervention s’est améliorée et les répercutions sont quantifiables. Les actions de groupes comme « Prévention suicide » sont aussi des outils qui ont un impact mesurable. Mais ce qui n’est pas quantifiable, c’est le mal-être grandissant des jeunes et la diversité des réponses qu’ils trouvent pour le résoudre, ou plutôt, ne trouvent pas.

Au sein du Conseil de l’Europe, le rapport de la Commission des migrations, des réfugiés et de la démographie sur les « Conditions sanitaires des migrants et réfugiés en Europe » témoigne de dépressions et suicides chez les nouveaux arrivants. Il admet un manque de connaissances en termes de santé mentale des migrants « L'incidence relativement élevée de la dépression parmi les immigrés s'associe à des taux élevés de suicide, le risque touchant particulièrement les enfants. Aux Pays-Bas, où le taux de chômage parmi les migrants, en 1994, était de 31 % contre 13 % pour les ressortissants nationaux (de Jong, 1994), le taux de suicide parmi les enfants d'immigrés était lui aussi considérablement plus élevé que dans la population générale. A Rotterdam, les enfants de migrants turcs et marocains apparaissent plus susceptibles de se suicider que les enfants néerlandais. »



IMAN abandonne à 18 ans

La structure sociale à la base de ce mal-être est tellement rigide qu’il s’étend à toutes les couches de la société, et on le retrouve au sein des communautés issues de l’immigration. Parce qu’il est difficile de catégoriser en fonction de l’origine ethnique ou religieuse, nous ne disposons pas de statistiques exhaustives, cependant l’on sait que la dépression et le suicide des jeunes sont de plus en plus fréquents dans les communautés musulmanes établies en Europe, et même dans les familles arrivées plus récemment. Samira est venue de Tunisie avec son époux dans les années 80. Ils avaient tous deux à peine plus de vingt ans. Ils se sont installés à Paris où ils ont prospéré dans le commerce vestimentaire. Ils ont eu deux enfants, Iman et Ahmed, qui ont fait toute leur scolarité dans les écoles publiques du 18ème arrondissement, où ils avaient acheté leur appartement. A la fin du parcours scolaire d’Iman, l’aînée, les parents divorcent. Iman en est affectée mais elle semble dépasser cette souffrance sans trop l’extérioriser, passe son bac et entreprend des études supérieures. Bien qu’elle soit ravissante, son corps un peu potelé la complexe dans son rapport aux autres et particulièrement aux garçons. Elle a beau savoir que ce surplus de chair est un critère de beauté en Tunisie, elle le vit comme un rempart qui la sépare de son monde d’adoption ; un rempart qu’elle aurait créé elle-même. À la maison, on parle indifféremment arabe et français. Iman comprend bien l’arabe, mais s’exprime plus aisément en français. Pour les vacances, ils partent avec leur mère en Tunisie et renouent avec la famille élargie. Iman et Ahmed sont choyés, adulés. S’ils se prêtent au jeu, ils sentent bien tout ce que la situation a d’artificiel : au fond, ce n’est pas à leurs qualités personnelles que l’on est sensible, mais à l’aura du monde idéal qu’ils font miroiter avec leurs histoires, cédant parfois à la tentation de maquiller un peu les feux de l’Occident. En Europe, la vie d’Iman est en rupture avec cette identité fondatrice, dont elle sent confusément le caractère factice. Le drame, c’est qu’Iman n’est pas encore équipée psychologiquement, ni suffisamment (et ouvertement) soutenue par sa famille du fait du divorce de ses parents, pour se forger l’identité unique qui l’ancrerait à ses propres yeux dans le monde. À Paris, elle cache sa différence tout en la vivant comme une injustice ou pire encore, une honte. Les moments de tendresse de l’été en Tunisie se lovent au fond de son esprit en quête d’harmonie. Elle essaye d’être conforme, de développer son sens d’appartenance à son entourage. La mythification des racines, et avec elle l’amplification subjective du décalage avec sa culture d’origine, donnent lieu à un sentiment de culpabilité. Iman souffre d’avoir une part de son identité plus vivante que l’autre, et ne sait pas à qui s’en ouvrir.

Facteur aggravant dans le cas d’Iman : au moment de l’assaut des questionnements intérieurs et des difficultés relationnelles, elle vit avec sa mère et son frère et il lui arrive de se retrouver seule à la maison. La confrontation à la solitude dans son appartement parisien, dans cette ville trop agressive pour une jeune fille fragile, avec son lot de SDF, de dragueurs, de clochards, de rues sales, avec ses cafés débordants de cris, son métro bondé, etc. achève de lui faire perdre force et espoir. Elle va élaborer méticuleusement, et avec un sérieux déconcertant, sa stratégie de suicide. Sa mère qui sait qu’Iman ne va pas très bien, la fait suivre par un psychothérapeute, faisant confiance à la force des savoirs qu’elle admire en Europe. Le médecin l’accompagne mais n’a pas les éléments culturels en main. Il n’est pas encore familier des contradictions qui déchirent Iman. Elle ne sait pas mettre en mots sa tristesse, ni sa révolte d’ailleurs. Cette tourmente s’exprime lors de légères crises avec sa mère. Iman est paralysée par son amour pour sa mère et sa volonté de lui faire plaisir. Madame Samira Mlaoueh a adopté un style résolument européen. En conformité avec le modèle avant-gardiste de Bourguiba, la génération des parents d’Iman s’est lancée sur la voie de la « modernité ». Ils ont gardé la fibre tunisienne pour leur intimité. Seulement eux sont nés et ont grandi là-bas, ils ne craignaient pas d’être acculturés. Ils savent se fondre corps et âme dans le cocon local. En Europe ils ont intégré les codes pour être « acceptés ». Ils ont réglé les problèmes de compatibilités, les difficiles questions autour des vêtements, de l’alimentation, des rituels de vie (horaires) en choisissant « progressiste » à chaque fois. Ils clament fièrement leur identité tunisienne, mais ne l’affichent pas ostensiblement. La réalité arabo-musulmane autre qu’affective est volontairement inhibée. Ils vivent leur identité d’émigrés comme une parenthèse indéfinie, qui ne remet pas en cause leur identité tunisienne. Aux yeux de la jeune Iman, leur attitude semble ambiguë. Se mentiraient-ils à eux-mêmes ? Elle, par contre, a l’impression d’être en phase avec l’impossible réel : elle n’est plus vraiment tunisienne, mais sera-t-elle jamais française ?

Iman n’a pas été bercée au rythme de Carthage la douce. Elle se sent coupable de cette trahison envers les siens, et cela même si au quotidien, le regard de l’autre la renvoie au stéréotype et nie la part européenne, devenue prépondérante, de son identité. Depuis les événements du 11 septembre 2001 et le manque de réponse à l’intérieur de la communauté musulmane d’Europe, l’islam fait l’objet de toutes les méprises. Tous les musulmans sont perçus comme des terroristes. Les médias font vite cet amalgame qu’Iman trouve humiliant. Les « modérés » comme la famille d’Iman forment la masse silencieuse. Iman ne sait plus comment se placer, ni sur le plan religieux, ni dans sa relation à l’islam politique. Croyante et pratiquante, elle est tolérante comme sa mère même si il lui est parfois arrivé de lui reprocher d’avoir bradé certains devoirs religieux au profit du mirage moderniste. Elle n’a jamais porté le voile, a été à la même école que les autres, en sait autant qu’eux si ce n’est plus avec la part tunisienne refoulée, mais voilà, elle n’arrive pas à vivre sa différence. Elle se sent moindre, moins bien que « les autres », qu’elle imagine de plus en plus la montrer du doigt. Ce sentiment développe une hypersensibilité sur laquelle tout échec, toute déconvenue va prendre des proportions exagérées. Iman rate un examen qu’elle doit repasser en session de septembre, et c’est pour elle une humiliation de plus. Avec la pression des examens, elle a rompu avec son petit ami. Sa mère doit s’absenter quelques jours pour Tunis et elle reste à Paris avec son petit frère qui sort souvent et n’est pas un confident. Elle va sur Internet et trouve le site « suicide mode d’emploi » (qui depuis a été interdit), identifie la recette du suicide sans violence, avec des comprimés de Nivaquine. Les comprimés ne sont pas en vente libre donc Iman use de son intelligence lucide et pratique pour réaliser son dessein sordide. Elle imagine un stratagème pour se faire prescrire les comprimés et …………..
La suite, c’est la vie de tous ses proches qui a basculé depuis juillet 2004.

La disparition d’Iman se distingue de celle des autres jeunes filles d’Europe. Hormis certaines passerelles liées à l’âge, la question fondamentale d’appartenance est déterminante. L’identitaire musulman est caricaturé en Europe et de plus en plus de jeunes démissionnent face à cette mise au ban sociale. Sur le plan religieux, l’interdiction absolue de disposer de sa vie n’est plus suffisante face au désarroi. L’écrivain canadienne Irshad Manji, qui a publié « The trouble with Islam today » (récemment traduit en français), explore cette douleur de l’impossible mariage des deux visages musulman et occidentaux. Irshad raconte que, réfugiée d’Ouganda avec ses parents et vivant à Richmond dans la banlieue de Vancouver, elle a vécu une adolescence difficile en essayant de concilier les enseignements de l’école typiquement Nord américaine, avec celle extrêmement rigide de sa Medressa après l’école. Elle aurait pu alors faire ce que font beaucoup de musulmanes américaines et s’acculturer complètement. Elle choisit l’inverse, approfondit ses connaissances en Islam et pose les contradictions en public : pourquoi les femmes sont rabaissées, pourquoi les juifs sont vilipendés ? Son identité homosexuelle affichant sa liberté de penser et sa lecture de l’Islam et du Coran ne correspondent en rien à celle des extrémistes, ce qui lui vaut aujourd’hui d’être qualifiée de « cauchemar de Ben Laden », et de recevoir des menaces de mort.
PHOTO IRSHAD MANJI voir son site muslim-refusnik.com

Pour les jeunes garçons musulmans en Europe, le conflit autour de la personnalité se place sur un autre plan. Il est lié à leur développement physique et à l’affirmation de leur virilité, à leur besoin d’être reconnus, de se sentir utiles. Ils cherchent à faire front au sentiment d’incapacité ou de « nuls » que la société leur renvoie et font parfois retraite en religion, pain bénit des prédicateurs à l’affût dans les communautés musulmanes les plus démunies. Même pour ceux qui s’en sortent plus ou moins et obtiennent un travail, l’harmonisation des pratiques religieuses avec leur avenir socio-professionnel reste en suspens. Le doute fondamental et existentiel s’instaure face au manque d’avenir en général et au monde ou la violence monte (identification à la douleur des musulmans d’Irak et de Palestine). Les jeunes adolescents se voient défier par ces attaques répétées et les horreurs que vivent les civils musulmans dans l’indifférence de tous. Ils dépriment et se suicident avec plus de violence, en s’abandonnant à la drogue, l’alcool. Certains se suicident en prison quand l’escalade s’arrête, d’autres s’enfuient en Irak. En décembre 2004, Associated Press a interviewé les familles de jeunes des cités partis se battre en Irak : « Abdelhalim Badjoudj et Redouane El-Hakim n’avaient pas 20 ans, ils fumaient du haschisch, buvaient de la bière, écoutaient du rap et s’habillaient en jeans, comme tant d’autres jeunes. Mais ils ont quitté leur cité de la banlieue nord de Paris pour l’Irak et y sont morts, comme tant d’autres "djihadistes".
Badjoudj, qui aurait fêté ses 19 ans le 16 décembre, a selon sa famille péri le 20 octobre au volant d’une voiture piégée près d’une patrouille américaine sur la route de l’aéroport de Bagdad, blessant deux soldats américains et deux policiers irakiens. Il serait le deuxième Français à avoir commis un attentat-suicide en Irak. Le corps de Redouane El-Hakim, 19 ans, a semble-t-il été retrouvé le 17 juillet après le bombardement par les troupes américaines d’une cache présumée des insurgés à Falloujah, bastion de la rébellion sunnite. Les autorités françaises ont également confirmé le décès d’un troisième Français, Tarek W., âgé d’une vingtaine d’années : il aurait été tué le 17 septembre après s’être battu pendant plusieurs mois dans le triangle sunnite, où se trouvent la plupart des combattants étrangers. »
Relégués dans des cités sinistres, ces fils d’ouvriers en prise au mal-être ont cru trouver dans l’option de « Martyr » un quitte ou double satisfaisant autre que l’évasion par la drogue. Ne reste plus aux islamistes radicaux qu’à récupérer la colère, la frustration et le désespoir de cette jeunesse pour recruter des "djihadistes". Iman a réagi "passivement", de manière intériorisée, là où Redouane, Tarek et les autres se sont insurgés en guerriers de l'utopie ! La principale différence entre Iman et Redouane qui n’avaient qu’un an d’écart, est leur milieu social. Iman vient de la bourgeoisie tunisienne, elle a fait des études, alors que Redouane est fils de travailleur en usine vivant dans une cité-ghetto et n’a pas eu cette chance. Ils sont tous deux français, tous deux musulmans, tous deux en profond désarroi et tous deux morts aujourd’hui…

Karine Ancellin Saleck
paru sur www.kulturissimo.lu p32, Bruxelles, Septembre 2006