Dans nos récents travaux sur la consommation halal en France, nous relevions un méfiance marquée des consommateurs pour les médias en général. Le traitement de l’Islam par certains médias peut sans doute justifier une certaine méfiance, mais faut-il pour autant tous les mettre dans le même panier ? Une expérience récente montre qu’hélas, même les médias les plus sérieux peuvent flirter avec des idées à la mode comme le choc des civilisations islam / occident, l’ « inassimilabilité » des musulmans, la terreur islamiste dans nos banlieues, cela sans motif sérieux. Il apparaît que, parfois, les différences de traitement de l’Islam en France sont moins liées aux lignes politiques ou idéologiques des médias, qu’ils ne sont le produit de négligences, parfois complaisantes des journalistes ayant quelque goût pour le scandale. Conformément à la déontologie de leur profession, beaucoup de journalistes vérifient leurs sources, les croisent, exercent leur sens critique, d’autres malheureusement emprunts d’une certaine fascination pour le morbide répètent bêtement et sans vérifier ce qu’ils comprennent des rapports.
Le mélange argent-religion comme les affaires de sexe a toujours un parfum de scandale. Il peut faire sombrer même les médias les plus sérieux. Et quand il s’agit d’une agence de presse, les conséquences sont importantes puisque la dépêche est traduite et reprise dans la presse de nombreux pays. Le 11 octobre 2005, un journaliste de l’Agence France Presse a publié deux dépêches : l’une concerne la pression des islamistes dans les entreprises, l’autre « l’opacité » du marché halal. Ces dépêches reprennent partiellement des informations issues d’un rapport d’une trentaine de pages, signé par M. Denécé, directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) un centre de recherche privé dont le but est de contribuer, je cite son site internet, à la « diffusion d'une culture du renseignement» (sic). Ce rapport effectué pour le compte de plusieurs entreprises françaises aurait été rédigé si l’on en croit son auteur à partir d'entretiens avec des policiers, des cadres d'entreprises et des élus locaux, et d'enquêtes sur le terrain. Son but : montrer que la stratégie de la "poussée islamiste" dans les entreprises passe par trois étapes : le prosélytisme religieux, la prise de contrôle de la communauté musulmane dans l'entreprise, et la remise en question de ses règles de fonctionnement pour imposer les valeurs islamiques. La dépêche de l’AFP reprend les conclusions du rapport concernant l’opacité du marché halal et ses éventuelles connections avec des activités jihadistes et criminelles. Mais feuilletons le rapport lui-même. Qu’y trouve-t-on ? Pas grand chose en réalité. La demi-page consacrée à l’opacité de la filière halal (p27) n’est pas le résultat d’une enquête de terrain. Il s’agit en réalité d’une sélection de copiés-collés d’un article paru dans l’hebdomadaire Les Echos quelques mois plus tôt, lequel reprend les propos d’un « spécialiste » sans le nommer. On y trouve quelques chiffres venus d’on ne sait où, quelques anecdotes sans intérêt. Le journaliste de l’AFP a donc choisi des extraits d’un rapport qui lui-même a pioché dans un article de presse lequel ne cite pas clairement ses sources… Emporté par son enthousiasme pour cette affaire qu’il imagine scandaleuse, le journaliste de l’AFP finit par confondre centimes d’euros et euros. Les 3 à 15cts d’euros par kilo de viande du rapport soi disant destinés à financer des associations islamiques deviennent, sous sa plume, 3 à 15 euros par kilo. Là où l’on est tenté de penser à une certaine malveillance c’est lorsqu’on lit dans le rapport original du CF2R cette phrase au conditionnel : « Il serait extrêmement dommageable pour cette filière économique qu'une partie de ses revenus, même occulte, soit détournée afin de financer des activités liées au crime ou au djihad ». Le rapport avoue donc que la viande halal n’a jamais été une manne de financement d’activités destinées au jihad ou à prendre le contrôle sur la communauté musulmane. Or, cette phrase n’est pas reprise dans le communiqué de l’AFP.
Alors, Monsieur le journaliste, pourquoi ces amalgames entre halal, argent mafieux et jihad si même le CF2R pourtant friand de ces histoires a échoué à montrer qu’il y ait quelques liens que ce soit, au point d’aller piquer dans l’article d’une de vos consœurs ? Il est vrai, Monsieur, qu’il est facile de calomnier quand on ne signe pas ses articles. Mais vous rendez-vous compte qu’en procédant ainsi non seulement vous offrez une audience imméritée à un rapport médiocre, mais vous discréditez auprès d’une grande partie de l’opinion le travail rigoureux de vos confrères ?

Florence Bergeaud-Blackler
Sociologue