Pour beaucoup, les rapports entre l'Islam et la France se résument pour le Moyen-Age à deux faits : Poitiers, en 732, et, un peu plus de 350 ans plus tard, les Croisades. Or, la réalité fut bien plus complexe... Entre la France et l’Islam

les confrontations, mais aussi les relations aussi bien économiques que culturelles, sans parler des relations diplomatiques, furent
continues. Et l'apport des Musulmans à la civilisation médiévale européenne,
souvent mésestimé, a été très important. Et l'art en a, dans la pierre, le bois, sur le papier ou le tissu, apporté certaines preuves, éclatantes ou ténues, qui peuvent se lire aujourd'hui encore sur les façades, les chapiteaux, les vitraux de multiples églises chrétiennes de France, dans leurs Trésors, sur les
manuscrits, puisque au cœur de l'art roman (et même gothique), l'art islamique
a imprimé sa marque, son “ exotisme ”, suscité des décors, a même eu, parfois, son mot à dire, puisque
l'écriture arabe a décoré maintes œuvres d'art de cette époque.


Musulmans et Sarrasins
Pour comprendre l'origine des traces arabo-musulmanes dans l'art roman français, il nous faut aller en Espagne, où, en moins de trois ans, le royaume wisigoth s'est écroulé sous les assauts des conquérants arabo-berbères venus d'Afrique du Nord. Il comprenait alors une province, la Septimanie, aujourd'hui française : le Languedoc-Roussillon. Et, en 719, Narbonne est sous contrôle musulman. En 725, toute la Septimanie est tombée.

De cette période sous domination musulmane et qui durera une bonne quarantaine d'années, il restera peu de chose, quelques poteries, quelques monnaies, peut-être les restes d'une mosquée à Narbonne, quelques mots dans le vocabulaire local, le blé sarrasin, l'exploitation du chêne-liège, et quelques noms de villes, de Betharam à Lascaris.

En 812, venant du nord de l'Afrique, de Sardaigne et de Corse, les Arabes débarquent en Provence et créent, sur le littoral, un repaire, puis un véritable petit territoire, le Djebel el Kilal, au IXème siècle. Qui est aujourd'hui le massif des Maures.
Les Sarrasins, toujours plus nombreux, s'installent. La route des Alpes est ouverte. Elle passe par le massif dit aujourd'hui de “ la Maurienne ”.

Mais en 942, soit plus de cent ans après, la domination arabo-berbère a cessé. La domination, mais non la présence. Les archives prouvent la présence de musulmans parmi le personnel de Saint-Martial de Limoges, d'esclaves musulmans à Nice, etc.
Les traces de cette seconde période seront, elles-aussi, ténues : il s'agira de vocabulaire d'origine arabe, de villes ou de villages au nom arabe (Ramatuelle vient de “ ramatullah ”, par exemple). Mais ce qui est certain, c'est qu'il y eut brassage de populations berbère, maure, arabe et juive sur un territoire relativement limité, et ce pendant assez longtemps pour qu'il y ait eu des échanges après les confrontations.
Les traces artistiques les plus importantes de l'Islam en France, il faudra attendre l'éclosion du Moyen-Age roman pour les trouver, les admirer. Mais elles seront en partie la conséquence des relations déjà anciennes et inscrites dans la réalité locale pendant les siècles précédents.

Saint-Jacques et la “ Reconquête ”
Compostelle, où sont vénérées les reliques de l’apôtre Jacques, dans le Nord-ouest de l’Espagne, devient au XIème siècle un centre de pèlerinage au même titre que Rome ou Jérusalem. Peu à peu, un certain nombre de trajets vont être institutionnalisés à partir de la France et jalonnés de monastères et d'églises. Et au même moment, deux personnalités exceptionnelles s'installent à la tête de deux institutions religieuses monastiques : Pierre le Vénérable à Cluny et Bernard de Clairvaux à Cîteaux. Clunisiens et Cisterciens vont en effet dominer le monde religieux et artistique chrétien de l'époque, l'un privilégiant l'exubérance et l'ornement, l'autre la rigueur et la sobriété. Et d'année en année, des milliers et des milliers de pèlerins, moines, artistes et architectes, reviendront d'Espagne, une Espagne de plus en plus vaste à mesure que s'étendent les nouveaux états chrétiens, avec dans leurs besaces des carnets de croquis, des coffrets d'ivoire apportant une nouvelle manière de concevoir le relief, des pièces de tissus couvertes d'animaux fabuleux affrontés, avec en mémoire les motifs décoratifs pris à Tudela, Huesca, Saragosse, puis Tolède et Cordoue, une quantité impressionnante de documents ayant servi à la construction ou à l'ornementation des mosquées et des palais musulmans ainsi que des monuments mozarabes, motifs musulmans alliant l'arabesque et la géométrie, satisfaisant Pierre le Vénérable comme Bernard de Clairvaux.

Au-delà du pèlerinage, c'est donc, ironie de l'histoire, la “ Reconquista ”, conquête de l'Espagne musulmane par les troupes chrétiennes, qui apportera l'art musulman en terre chrétienne, aussi bien dans les nouvelles églises espagnoles qu'en France. Et ce seront elles qui introduiront en France les arcs festonnés et polylobés, les modillons à copeaux, les caractères coufiques utilisés non pour leur sens (souvent religieux), mais pour leur beauté, leur finesse, l'originalité de leurs lignes.

Retours de Croisades
De 1096 à 1270, d’immenses mouvements de population vers la Terre Sainte vont faire découvrir aux Francs une culture qu’ils ne connaissaient pas, ou qui ne correspondait pas à ce qu’ils croyaient en savoir. Les Croisades apporteront des progrès dans l'architecture militaire, la présence nouvelle d'armoiries dans la panoplie du guerrier. Mais surtout, les Croisés vont découvrir, et avec encore plus de surprise qu'en Espagne, tout le luxe, le faste d'une civilisation raffinée et inconnue. A ces hommes qui avaient supporté mille et un tracas, mille et une privations pour atteindre les Lieux Saints, les réalités entrevues ne pouvaient passer inaperçues. Les tissus précieux prendront le chemin de l'Europe après avoir vêtu les souverains francs, étoffes damassées et mousselines de soie et d'or, ainsi que le fin coton appelé “ gaze ” parce que produit à Gaza.
Les emprunts deviennent plus superficiels, plus “ divertissants ”. Une nouvelle ère commence. L'empire musulman s'est disloqué, le monde chrétien a changé. Une autre histoire débute.

En cinq cents ans de relation entre le monde musulman et le monde chrétien, malgré différentes conceptions de l'homme et du monde, s'est produit lentement tout un mouvement artistique qui a pérennisé les traces du contact entre deux civilisations : transmission de quelques symboles fondamentaux de l'Histoire humaine, de l'art chrétien de Byzance à l'art ommeyyade, de l'art musulman d'Espagne à l'art chrétien d'Occident. Le triomphe du mouvement.

georges a. bertrand
docteur ès lettres spécialiste de l’art musulman et nomade