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Catégorie : Europe
« La faiblesse de l’Europe aujourd’hui, avec ou sans traité constitutionnel, est son manque de leadership ».
L'Institut Aspen France a organisé à Lyon du 29 au 31 Janvier 2004 une conférence internationale sur les relations transatlantiques Europe - Etat-Unis : les nouveaux défis transatlantiques. Nous vous présentons ici, après accord d'Aspen, la synthèse. Il y a un réel intérêt européen à proposer et mettre en œuvre un nouveau partenariat, au sein duquel l’Europe aurait plus de voix et d’impact. Mais le pré-requis fondamental est une plus grande unité politique de l’Europe et les participants de la conférence ont exprimé des doutes sur la capacité de l’Union européenne d’y parvenir et d’accomplir une telle démarche actuellement.

« L’unité qui s’est opérée dans une partie de l’opinion publique européenne était contre la guerre. Mais les manifestations en Europe n’ont pas montré un soutien à un projet d’Europe puissance, d’Europe partenaire des Etats-Unis. Cette réaction a traduit une phobie des Européens face à l’emploi de la force. Cette idée d’Europe puissance - qui plaît beaucoup aux Français pour qui cela représente la France en plus gros – n’est pas beaucoup soutenue en Europe, et pas seulement à cause d’un atlantisme classique. Une grande partie de l’opinion publique aspire à une « Europe-Suisse ».

Les positions européennes à l’égard des Etats-Unis sont assez variées, de l’atlantisme des politiques espagnole, britannique ou polonaise, à l’attitude d’un certain nombre de pays qui acceptent cette subordination hiérarchique qui « les déchargent d’un rôle plus grand et de budgets plus lourds. De même qu’il y a une ivresse de la puissance aux Etats-Unis, il y a une sorte de confort et de tranquillité dans l’irresponsabilité en Europe. Cette situation perverse s’entretient d’elle-même ».

La recherche d’une capacité d’intervention et d’une puissance européenne, souhaitées par quelques pays et une partie des élites, est encore fragile et tâtonnante. Au-delà de quelques propositions technocratiques et institutionnelles, les Européens ne sont encore pas parvenus à définir ce que doit être l’Europe dans le monde de demain, ni à se donner les moyens politiques, budgétaires et militaires de devenir un véritable partenaire.

Dès lors, une administration américaine désireuse de se montrer plus amicale et constructive dans les relations transatlantiques se heurterait à l’absence d’un pôle européen. Ceux-ci n’ont malheureusement pas trouvé d’accord sur des préalables intellectuels (constitue-t-on une puissance ?) pour être capables de présenter une conception d’une nouvelle alliance à deux piliers, avec des propositions, des contributions supplémentaires et la volonté d’entamer avec les Etats-Unis un dialogue politique pour des analyses plus convergentes sur les menaces actuelles et la manière de les traiter.

Il pourrait être possible de mener à bien une telle tâche d’ici 2005 : l’année 2004 est toutefois une année d’élections européennes, de renouvellement de la Commission. Des élections se tiendront dans divers pays d’ici 2007. La mise en place d’un nouveau leadership ne concernera pas seulement les Etats-Unis. Un participant estime que « ces échéances seront importantes pour l’Europe et sa construction. Elles peuvent et doivent changer la physionomie de l’Europe politique, sans quoi l’administration américaine ne trouvera pas de partenaire avec lequel elle puisse bâtir quelque chose de solide, ni institutionnel, ni politique ».

A court ou à moyen terme, beaucoup d’Européens risquent de se contenter d’un effort américain de relations publiques ou de laisser passer les opportunités offertes par une administration démocrate plus disponible, afin d’éviter des controverses et une remise en cause de leur irresponsabilité. En tout état de cause, même si les Européens se mettent d’accord sur un traité constitutionnel pour cette Europe de 25 membres et si de petits groupes d’Etats vont progressivement plus loin dans leur potentiel de puissance, cette évolution sera lente et laborieuse.

Un participant européen estime que « nous devrions passer moins de temps sur l’amélioration des relations transatlantiques que sur la question de savoir comment les Européens peuvent agir ensemble. L’Alliance est désormais optionnelle aux Etats-Unis, où l’idée d’agir unilatéralement au sein de coalitions est attractive. La situation est donc dans les mains des Européens qui doivent parler d’une seule voix, être efficaces dans la prévention des conflits et le maintien de la paix et avoir un degré de force militaire leur permettant non de concurrencer mais de compléter la force américaine ». Malgré les divisions et les particularismes, l’Europe devrait bâtir une identité minimale en terme de politique étrangère et de sécurité commune et de défense.

Un français nuance à cette occasion les faiblesses militaires européennes, « considérées comme un fait acquis, presque pathétique, ce qui est inexact, surtout s’il ne s’agit pas d’employer des forces pour prendre le contrôle d’un territoire. Pour beaucoup de tâches militaires, l’Europe est correctement préparée, surtout pour une politique de reconstruction supposant le maintien de la sécurisation d’une zone pendant une longue période, ce qui exige un effort en ressources humaines et logistiques qui est au-dessus des capacités des Etats-Unis ».
Les défis actuels sont majeurs pour les Européens. L’Union européenne est composée de différentes nations, « qui ne constituent pas des Etats unis », actuellement dans une phase autant de construction que de crise et qui de ce fait ne sont pas capables de jouer un autre rôle. La crise est multiple : crise du projet européen avec un élargissement qui a été accompli sans être pensé, cette Union à 25 étant aujourd’hui un « objet politique non identifié » ; crise du leadership, avec non pas un mais des souverainismes européens ; crise des institutions avec une Europe élargie qui sans texte constitutionnel démarrera sans règles de décision et sans capacité à mettre en œuvre des politiques intérieures et extérieures, notamment dans le domaine de la défense et de la sécurité. « Dans un tel paysage, le préalable à l’existence d’un partenariat est que l’Europe se constitue ».

L’Union et le rôle du Royaume-Uni


La responsabilité de l’Europe dans le partenariat transatlantique étant établie, certains participants ont insisté sur le rôle que pourrait jouer le Royaume-Uni et Tony Blair.

Celui-ci est incontestablement un des leaders anglais les plus européens. Il est aussi atlantiste et il n’y a pas forcément de conflit entre les deux. Il est toutefois essentiel que le Royaume-Uni soit désormais vraiment européen et constitue une sorte d’arrière-garde avec la France et l’Allemagne, même si d’autres pays devraient se joindre à cette arrière-garde

Certains participants évoquent lors des débats le fait suivant : compte tenu de la place que jouent les Etats-Unis dans beaucoup de domaines et de la capacité des Européens - quoi qu’on en dise - à converger, l’approche des Etats-Unis vis-à-vis de la construction européenne est peut-être en train de changer. Pour la première fois depuis cinquante ans, le principe de diviser pour régner ne deviendrait-il pas une politique américaine ?

Telle est la question posée par un participant français, qui remarque que la chose ne s’est jamais produite, mais que « il est assez naturel, dans l’approche des néo-conservateurs, de vouloir à la fois éliminer un danger potentiel dans la poursuite de la construction européenne comme entité politique, et de pouvoir choisir, sélectionner de façon plus libre, des partenaires européens qui peuvent être des éléments utiles dans une coalition, sans s’encombrer des autres ».

Ceci est toutefois plus difficile à accomplir que cela ne l’aurait été il y a dix ou vingt ans. Le désir d’appartenance, de même que le sentiment d’accéder à plus de responsabilités et de sécurité en travaillant ensemble, est pour les Européens un véritable antidote à la division, « plus efficace mais pas forcément irrésistible. En effet, tous les pays européens n’ont pas la même relation à la responsabilité géopolitique. Les grands pays ont plus spontanément un horizon mondial ».

La question de la capacité à nouer un dialogue politique et une coopération approfondie en Europe se posent donc pour certains pays. D’autres Etats expriment une insatisfaction sur la manière dont ce dialogue est pratiqué.

L’on revient alors au rôle de Tony Blair qui peut être historique. « La Grande-Bretagne détient un potentiel de relations avec les pays moins peuplés en Europe qui est indiscutablement meilleur que celui de la France et probablement de l’Allemagne ».

Très sensible à tout ce qui touche à l’évolution de sa relation avec les Européens, Tony Blair l’est tout autant quant à sa relation avec les Etats-Unis. Un participant évoque ainsi le désappointement anglais dans les relations avec les Etats-Unis sur la Bosnie en 1994-1995, qui avait fait évoluer les mentalités d’une partie de l’appareil politique et militaire en Grande-Bretagne. Depuis, les Britanniques ont bien sûr gardé la relation spéciale qu’ils entretiennent avec les Etats-Unis mais ont également compris la nécessité de travailler avec d’autres. On peut ainsi se demander si « l’enchaînement de ce qui s’est produit en Irak ne serait pas de nature à inspirer à Tony Blair des conclusions du même type pour l’avenir ».

Partenaires coopératifs, contrepoids ou complément ?


Les moyens et volontés de coopérer dans un nouveau partenariat dépendent donc autant des ambitions européennes que de l’administration américaine. Les traditionnels alliés pourraient manager collectivement les affaires du monde. Cependant, si les Etats-Unis veulent avoir de vrais partenaires avec plus de poids et d’influence, ils ne sont pas pour autant prêts à voir émerger une Europe qui soit un véritable contrepoids à la puissance américaine. Comme l’a observé un participant européen, « les Etats-Unis ne veulent pas d’un contrepoids. Par ailleurs, certains Etats veulent être un contrepoids, d’autres non, dans la continuité atlantique. Ceci représente beaucoup de contradictions ». Celles-ci ont en tout cas suscité quelques réactions.

Les Américains voudraient une Europe plus forte afin qu’elle puisse travailler plus efficacement avec les Etats-Unis. Ils auraient en revanche des difficultés à concevoir une Europe qui se définirait par opposition à eux, ou dont la fonction première serait de contrebalancer leur pouvoir.

La discussion a permis notamment de débattre de la connotation négative ou non de l’idée de contrepoids. Il est en tout cas certain qu’il ne s’agit pas de se bâtir « contre ». « Dans la recherche d’un partenariat, il y aura inévitablement un besoin d’équilibre. Nous avons besoin d’un système international plus équilibré et non de pôles qui soient opposés ou qui s’éloignent l’un de l’autre. Ce que veulent les Européens et probablement les Américains est une organisation du monde, un management collectif. Il y a donc différents acteurs, peut-être à des niveaux différents. Nous ne sommes pas en désaccord sur l’analyse : autant le mot contrepoids n’est pas le bon terme, l’idée derrière - si elle est exprimée autrement - est une idée que l’on peut partager ».

On revient par ailleurs sur les conceptions des Européens de leur propre rôle dans le système international. Certains estiment qu’il ne revient pas à l’Europe de rivaliser ou de représenter un pouvoir divergent de celui des Etats-Unis. Un participant français relève que « nous devrions peut-être nous demander si nous ne pouvons pas être un numéro deux utile. Qu’il s’agisse de politique d’influence ou d’emploi de la force, la dure réalité des faits est qu’aujourd’hui les Européens sont un numéro deux. Néanmoins, il n’y a aucun autre numéro deux : sur les grands dossiers, aucune autre puissance ou organisation régionale ne peut être un véritable substitut au rôle des Européens ». Nous pouvons ainsi modestement accepter de travailler sur un mode complémentaire, mais d’un complément qui est souvent indispensable. S’il est absent ou travaille en désordre, le numéro 1 a alors des difficultés à mener à bien les objectifs qu’il s’est fixé.

On peut penser que la volonté des Américains de travailler avec un numéro deux qui pèse d’un poids suffisant s’est considérablement dégradée avec le 11 septembre. Auparavant, « la fatigue de la superpuissance, la surcharge d’être sur-sollicité par la multiplicité des crises et des thèmes de régulation pouvaient créer une attirance pour l’idée d’une collaboration organisée. Mais un pays qui se sent vraiment menacé revoit son horizon international de façon totalement opposée ». Les Etats-Unis ont changé d’approche au monde et n’ont pas envie de s’encombrer d’un numéro deux influent. La volonté de combattre librement est beaucoup dans l’affirmation de la préférence pour les coalitions. Un participant rappelle qu’il est très clair dans le dernier discours sur l’état de l’Union que pas un autre pouvoir que les Etats-Unis ne décidera de qui est bon pour la défense des Etats-Unis.

Cette notion de numéro deux et l’idée d’être un partenaire utile n’est pas satisfaisante pour tous. L’Europe a toute légitimité à se constituer en un pôle, dans sa propre démarche historique. « Même si l’on cherche à établir avec les Etats-Unis une relation constructive, on ne peut pas être uniquement dans une posture intellectuelle de numéro deux. Etats-Unis et Europe se valent sur les grands sujets du monde. Que les Européens surmontent leurs inhibitions, leurs incapacités, et assument leur puissance potentielle. L’idée d’une nouvelle alliance s’imposera de part et d’autre ».

Un américain considère pour sa part que beaucoup de ses compatriotes « ne sont pas si confortables avec l’idée de concentration des pouvoirs dans leurs mains. Mais la majeure partie de l’opinion publique, jusqu’au 11 septembre puis la controverse sur l’Irak, n’était pas consciente de cette concentration. Les Américains comprennent mieux aujourd’hui la réalité du monde et doivent avoir une réflexion sur ces questions ».

Un participant français évoquera une échelle théorique, selon laquelle les Européens pourraient être « un soutien automatique, des partenaires dans des coopérations, un partenaire global, un contrepoids, un rival, ou un adversaire. Le partenariat global se situe dans le juste milieu ».

Le rôle secondaire des institutions


Quoi que l’on fasse, il ne paraît pas judicieux de réfléchir en terme institutionnel. « Les Européens ne sont pas d’accord entre eux sur le fait de constituer une puissance, d’être un numéro deux et sur leur positionnement par rapport aux Etats-Unis. Ce qui peut se passer au sein de l’Otan, du G8 ou du Conseil de Sécurité des Nations-Unies n’est que l’expression, la projection du rapport des forces politiques et des idéologies ». Il convient plutôt de maximiser le travail de réseau et les rencontres à tous niveaux - gouvernemental, business, think tanks, société civile – afin d’accroître notre compréhension mutuelle.

Il existe toute une série d’institutions et de structures, mais elles ne permettent pas, dans un monde où vivent cinq milliards de non-occidentaux, de régler les nouveaux problèmes globaux. « Il n’existe aucun lieu euro-américain d’un niveau suffisant pour embrasser intellectuellement ces problèmes complexes, tout en ayant en même temps des moyens politiques de décision et d’influence ».

Qu’il s’agisse de l’agenda transatlantique ou d’un agenda plus global, cela ne signifie pas que les institutions doivent être négligées. Elles sont des lieux, des cadres nécessaires pour régler des questions et des différends : il ne faut cependant pas en attendre une initiative. Elles ne modifieront pas le besoin que les Etats-Unis ont ou n’ont plus de l’Europe. De même ne créeront-elles pas un consensus entre Européens si le travail politique n’est pas effectué en amont. L’amélioration institutionnelle ne remplacera pas le travail politique européen évoqué tout au long de cette session.

Un participant français a rappelé l’expérience des groupes de contact, qui pourraient être une manière de faire progresser les choses sans entrer dans une grande construction institutionnelle. Informels, permettant de se réunir sur des points précis, ces groupes conçus lors de la crise dans les Balkans en 1995-1996 donnaient une souplesse de discussion qui manque aujourd’hui. De tels groupes pourraient être reconstitués sur la reconstruction de l’Irak, afin de restaurer le dialogue.

Un participant américain insiste sur l’importance aujourd’hui de parvenir à gérer nos différences, partant du principe que l’on ne pourra pas efficacement et rapidement faire face à nos problèmes structurels, développer des visions et s’attendre à ce que l’on parvienne à des approches communes. « Si l’on accepte ça, ce qui reste est un problème de management, et il est assez instructif de voir comment les Européens gèrent leurs désaccords. Ceux-ci sont parfois supérieurs aux désaccords transatlantiques. Mais les Européens ont un plus grand sens de la coopération. Ils se rencontrent régulièrement, ont un sens du long terme et font des concessions, créent des relations personnelles. Il n’est pas certain que les institutions fassent ce travail entre l’Europe et les Etats-Unis. Il faut plutôt compter sur des pays clés, travaillant ensemble et développant leurs accords et compréhensions ».