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Catégorie : Chronique
Le pape Benoît XVI invite, à la fin de son discours du 12 septembre 2006, à un dialogue des cultures et à un dialogue des religions. Il entend donner lui-même l'exemple en construisant son argumentation sur le dialogue qui eut lieu entre « l'empereur byzantin érudit Manuel II Paléologue » et, dit-il, « un Persan lettré ». La discussion que j'entends mener aujourd'hui consiste à voir en quoi nous devons faire tout autrement que lui si nous voulons donner les bases au dialogue qu'il appelle de ses vœux.

1) L'argumentation papale est biaisée en cela que nous avons le nom propre de l'empereur d'un côté alors que de l'autre il ne s'agit que d'un « Persan ». Cette perte d'individualité de l'interlocuteur musulman est une première entorse grave au dialogue. Le Persan apparaît comme un être générique, un représentant de la religion de l'autre, et non quelqu'un qui pense en propre. Cette façon de désindividualiser l'interlocuteur est préjudiciable : elle tend à essentialiser celui qui parle d'abord en son nom. Un excellent exercice aurait été de donner un nom à l'interlocuteur et d'essayer de voir ce qu'il a dit ou ce qu'il aurait pu dire. Le contexte, « le siège de Constantinople entre 1394 et 1402 », indique des enjeux qui ne sont pas seulement religieux mais aussi politiques. La discussion théologique ne peut donc faire fi de cette double dimension, sinon il ne s'agit pas d'un dialogue, mais d'un texte autonome, délié des conditions de temps et de lieu.

2) La deuxième entorse au dialogue du Pape est de donner, lors de la « septième controverse » la parole à Manuel II sans envisager la réponse de l'interlocuteur. Peut-on décemment penser que ce Persan, qu'on pourrait appeler Ali, soit resté silencieux à la provocation de l'empereur sur la collusion entre Islam et violence ? Plutôt que d'enchaîner sur la parole de l'empereur en soulignant l'harmonie entre foi et raison, Benoît XVI aurait apporté une réelle pièce à l'édifice du dialogue en imaginant une réponse adaptée à une telle provocation. C'est ce que nous pouvons tenter de faire ici.

3) Le Persan Ali aurait très bien pu répondre que l'islam s'est développé de façon concomitante à une confrontation de la pensée musulmane avec les pensées grecque, perse, indienne et chinoise. Le grand mouvement de traduction des textes des philosophes et des médecins grecs, pour ne prendre que cet exemple notoire, a permis aux théologiens musulmans, que ce soit les mu'tazilites (IXème siècle) ou les ash'arites (Xème siècle), de construire des bases théoriques de la connaissance de Dieu sur la base d'une pensée qui parle de « l'être ». Dieu est un être nécessaire qui fait tout pour le mieux (c'est la doctrine des Aslah) selon les mu'tazilites, et qui laisse à l'homme la liberté entière d'agir pour que celui-ci puisse se dire responsable de ses actes. Il n'y a donc pas de fatum mahometum, de fatalisme, les hommes sont comme dit le Coran « doués de clairvoyance » et c'est en fonction de celle-ci qu'ils envisagent une connaissance physique et métaphysique du monde, en même temps qu'ils approfondissent la connaissance des attributs de Dieu. Ces derniers sont-ils résidents en l'essence de Dieu ou inhérents à elle ? De telles questions semblent ne pas répondre à la provocation de l'empereur qui joint l'islam à la violence. En réalité, elles sont bien une réponse dans la mesure où elles montrent les préoccupations rationnelles des théologiens musulmans, une façon d'inscrire l'Islam dans la raison. L'étude des différentes écoles théologiques musulmanes montre qu'il n'y a pas d'essentialisme musulman : à chaque thèse, il est possible d'apporter la critique. La parole de Dieu elle-même est entendue comme une parole qui s'est abrogée ; de plus elle est loin d'être toujours univoque. Il est dit explicitement dans la sourate III, verset 7, qu'il y a dans le texte sacré des versets plurivoques. Et la présence même de ce verset donne lieu à des lectures différentes. « Lui qui a fait descendre sur toi l'Ecrit, dont tels signes, sa patrie-mère, sont péremptoires, et tels autres ambigus. Qui a dans son cœur une déviance, eh bien !, s'attache à l'ambigu par passion du trouble. Nul n'en connaît l'interprétation sinon Dieu et les hommes de science profonde. Ils disent : Nous y croyons ». Ce verset est emblématique à plus d'un titre et notre Persan Ali pourrait tout à fait le citer à l'empereur dans la controverse. A) Tout d'abord, on apprend qu'il y a dans le Coran des passages énigmatiques, mais énigmatique ne signifie pas ambigu. Il ne s'agit pas de se saisir du texte sacré pour se diviser dans les interprétations, mais de reconnaître qu'il y a comme une limite de la raison à comprendre la science divine ; B) Il peut y avoir une analogie entre Dieu et « les hommes de science profonde », un partage dans des proportions établies de l'usage de l'intellect entre le divin et l'humain ; C) ce verset rend compatible une position de pur fidéisme : « ils disent : nous y croyons », et une position rationaliste où la parole révélée et la parole rationnelle humaine sont en harmonie.

4) Le pape souligne un parallèle entre Duns Scot et Ibn Hazm sur l'idée suivante : la liberté de Dieu est infinie, elle ne saurait se laisser contraindre par la raison. Une telle position, nous dit-il, pourrait « conduire jusqu'à l'idée d'un Dieu-arbitre, qui n'est lié, ni à la vérité, ni au bien ». Semblant écarter une telle position, le Pape ne se demande pas ce qui peut amener un théologien à refuser de contraindre la liberté divine par la raison (humaine). Ibn Hazm, mais aussi dans la culture chrétienne Michel de Montaigne, vivaient chacun une période de trouble. Pour ce qui est de Montaigne, il s'agit des guerres de religion. Or la posture intellectuelle qui consiste à dire « laissons Dieu s'interpréter lui-même » permet d'éviter de participer à un débat biaisé par la fièvre religieuse du moment, que celle-ci soit celle des guerres de religion dans l'Europe du XVIe ou celle de l'éclatement des cités andalouses du XIIIe, importe peu ici. Cela n'est-il pas actuel pour nous ? Si la raison consiste à interpréter Dieu d'une façon exclusive, mieux vaut laisser à l'être divin la pleine liberté pour éviter que les hommes par « passion du trouble » n'en viennent à se déchirer sur telle ou telle conception de Dieu. Il y a, en période de trouble, une stratégie de la docte ignorance, qui permet d'éviter de verser de l'huile sur le feu en faisant profession d'ignorance. S'il s'agit de dialogue, de controverse théologique, de discours, et non de texte intemporel, la parole hu-maine gagne toujours à se contextualiser. Le pape n'ignore pas cela, puisqu'il termine son discours sur le destin européen du christianisme. On peut se demander jusqu'à quelle mesure la raison dont il parle est indépendante de ce contexte et s'il ne s'agit pas plutôt d'une forme de rationalité parmi d'autres, non de la raison en général. Ces quatre points sont une façon de rappeler qu'un dialogue doit permettre de donner la parole à chacun. Le Persan avait certainement dit des choses intéressantes à l'empereur sinon celui-ci n'aurait pas continué le dialogue. Il nous appartient de restituer, même fictivement, la parole d'Ali le Persan, pour équilibrer l'échange et participer au dialogue des cultures et des religions que le pape Benoît XVI évoque.