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Catégorie : Entretien
Stéphane de Tapia est démographe, spécialiste de l'immigration turque Chargé de recherche au CNRS (Centre de Recherche sur l'Asie Intérieure, le Monde Turc et l'Espace Ottoman, CERATO) et au département d'Études turques de l'université Marc Bloch de Strasbourg, il travaille sur l'émergence et le développement d'un champ migratoire turc et sur la structuration de l'aire culturelle turcophone par le jeu des multiples formes de mobilité. Il a aussi travaillé sur la population turque en Alsace, les retombées économiques de l'émigration et la création d'entreprises industrielles en Turquie.

De quoi est constitué le tissu associatif français turc ?


Nous avons des associations qui balayent tout le prisme idéologique rencontré en Turquie : de l'extrême droite dont principalement le mouvement issu du Parti d’Action Nationaliste (plus connu en France sous le nom de Loups Gris), assez proche idéologiquement de l'extrême droite de l'Europe occidentale bien que l’ultranationalisme turc s’inspire au départ de mouvements nés de la Russie tsariste. Lui-même est aujourd’hui divisé entre des militants qui se sont rapprochés de l'islam ces dernières années, à travers des mouvements intellectuels prônant la « synthèse turco-islamique », et des militants, plus rares, qui sont des panturquistes purs et durs, insistant sur les racines non arabes et centre-asiatiques de la société turque (références au chamanisme, à la culture des steppes…). Ensuite, le centre et tous les partis conservateurs plus au moins « embourgeoisés » et occidentalisés. L’islamisme proprement dit va d’un islamisme radical à l'islamisme modéré passant par des partis qui semblent proches de la démocratie chrétienne occidentale. Puis on va passer à la social-démocratie et, de là, à tous les partis qui se réclament plus au moins du communisme, sous toutes ses formes connues (staliniens, réformateurs, trotskystes, enver-hoxhaistes, maoïstes…). Tous ces partis sont, ont été, représentés en Europe occidentale par le biais d'associations. Il ne faut pas oublier la présence de nombreux Alévis en émigration, religion hétérodoxe issue de la tradition chiite, mais pourtant très différente. Les Alévis, qu’ils soient d’origine ethnique turque ou kurde, se situent souvent à la gauche, voire à l’extrême gauche du paysage politique. Ils ont très vite adhéré aux syndicats, aux partis de gauche français (Parti Socialiste, Parti Communiste, Ecologistes…). Ils ont ces dernières années amorcé un questionnement sur leurs traditions, leurs origines, leur place face à l’islam sunnite majoritaire en Turquie, à la laïcité, aussi bien en France qu’en Turquie, à l’intégration. Certains d’entre eux demandent même la construction de lieux de culte (les cem evi ou maisons de cem, rituel alévi), voire la création d’un département alévi dans la Diyanet (Présidence des Affaires Religieuses de Turquie).

À côté de ceci nous trouvons des associations qui se veulent à tout prix apolitiques, composées de « braves pères de familles » qui ne veulent ni trop toucher à la politique ni être trop proches des consulats qui par définition développent le discours des autorités turques. Cependant la majorité se sent très proche de l'Etat turc et développe un islam laïcisé sur une approche légitimiste.
Les Turcs construisent également des relations avec les autochtones et développent un discours de laïcité de citoyenneté, de tolérance, de reconnaissance réciproque. Mais on peut également rencontrer des associations qui parlent de l'amitié franco-turque, et derrière lesquelles peuvent se profiler les mouvements proches de l'extrême droite turque.
Il y a une vingtaine d'années, les mouvements associatifs étaient principalement de gauche, mais petit à petit il y a eu glissement vers une plus grande visibilité des mouvements musulmans et islamiques.

Quelle place du religieux chez l'immigration turque ?


La demande d’islam est aujourd’hui clairement affirmée : qui sommes-nous ? quelle est la véritable religion ? comment se comporter face à un monde qui change, à une Europeà une Turquie en rapide évolution ? Les laïcs semblent en perte de vitesse car leur discours n'est pas très performant. Etre kémaliste aujourd'hui c'est assez peu tenable, on ne peut pas ressasser les discours et slogans des années trente insuffisamment modernisés et retravaillés par les intellectuels du centre et de gauche. Le discours kémaliste a tendance de tourner sur lui-même. Les islamistes aujourd’hui au pouvoir dans de nombreuses municipalités gèrent les villes. On a l'impression que l'islam est en train d'entrer dans le paysage et de s'installer, on a moins honte à afficher ces convictions et son islamité, on a, semble-t-il, beaucoup gagné sur la tolérance et le respect de l'autre.

Pensez vous que l'arrivé de l'AKP a influencé les Turcs vivant en France ?


Je n'ai pas l'impression qu'il y ait eu beaucoup d'influences. Le parti d'Erdoğan, très proche idéologiquement du mouvement de Millî Görüş n'est pas le seul mouvement islamiste turc et parmi ces mouvements, il y a de nombreuses passerelles avec d'autres mouvements politico-religieux et confrériques comme les Süleymancı, les Feth’ullahçı, les Nurcu, les Kaplancı, les Nakşibendî... Je ne pense pas que l'influence soit très déterminante, essentiellement parce qu’elle éclate en multiples courants venus de Turquie et bien représentés en Europe.

Quelle différence entre la Diyanet et le mouvement Millî Görüş fondé par Erbakan ?


Millî Görüş a longtemps représenté un islam oppositionnel. Millî Görüş, qui peut se traduire par Vision Nationale, au sens de Nation musulmane, c-a.d. l’Umma, était le titre du programme politique de Necmettin Erbakan. La Diyanet, Présidence des Affaires religieuses rattachée au Premier Ministre, avec la gestion de plus de 70 000 postes de fonctionnaires pour la desserte du culte musulman, représente l’islam officiel. Millî Görüş et Diyanet sont les principales composantes de l’islam turc présent en émigration, mais ce ne sont pas les seules. Avec l'arrivé de l'AKP au pouvoir, Millî Görüş se retrouve en quelque sorte directement au pouvoir, aux côtés de la Diyanet qui représente l'islam officiel, contrôlé par l’Etat, le Parlement et les militaires. L’actuel Premier Ministre (qui se trouve être aujourd’hui M. Erdoğan, issu de la mouvance de M. Erbakan !) va développer un discours officiel d’islam modéré et démocrate, laïcisé, ce qui est rassurant pour une partie importante des croyants –mais aussi pour les observateurs européens- qui ne veulent pas entrer dans des considérations politiques ou idéologiques. Je ne pense pas que sur le terrain de l’immigration, il y ait aujourd’hui un grand clivage entre les deux, mais de fait AKP, comme Diyanet, sont sous la surveillance de l’Armée, garante des valeurs républicaines choisies par Atatürk, ce qui incluse la laïcité version turque.

La LICEP représente en France la jeunesse turque religieuse issue, après scission, de Millî Görüş, y'a-il une évolution dans leur discours ?.


C'est surtout, à mon avis, un fait de génération, les responsables de la LICEP (l’ancienne COJEP) se présentent clairement comme « les enfants de Millî Görüş ». Ces jeunes scolarisés et socialisés en France connaissent mieux la société française et s'expriment souvent mieux en français qu'en turc. Ils ont un discours sur la citoyenneté qui me semble sincère. Ils pratiquent une forme d’entrisme aussi bien à gauche qu’à droite de l’échiquier politique français, ce qui est une façon d’affirmer leur existence. Mais le hiatus est un hiatus plus générationnel qu'idéologique. Ils sont plus tournés vers un avenir en France que leurs parents qui ont longtemps pensé que le retour se ferait, tôt ou tard, en Turquie. La question posée est claire : peut-on être français, intégré, accepté et reconnu, et musulman, sans renier ses origines et sa culture turque ?

Comment la seconde génération vit sa présence en France ?


À la différence de la première génération qui reste encore très turquisée, les jeunes de la « seconde génération » sont parfaitement francophones, généralement d’ailleurs de nationalité française, mais chaque mariage est l'occasion d’une returquisation d'une partie importante de la famille car on continue à se marier dans le groupe d'origine. Nous sommes sur deux registres : tous les enfants d'immigrés sont parfaitement francophones mais également souvent turcophones.
Ce qui est difficile à appréhender pour les Français, c'est qu'on peut être français et fier de l'être tout en étant turc et fier de l'être et tout en étant très alévi et selon les cas alévi kurde ou turkmène alévi, avec la difficulté, pour les Kurdes alévis de se situer par rapport au discours nationaliste du PKK. On est à cheval sur une société laïque individualiste dans le cadre de l’Etat-nation et une société issue du Moyen-Orient qui fonctionne avec des paramètres sociologiques assez proches de ce qu'on peut retrouver au Liban, en Syrie ou en Iraq (appartenance à une communauté ethnoconfessionnelle, à une famille étendue de type patriarcal, à une logique de tribalisme, ce qui est beaucoup plus vrai pour des Kurdes que pour des Turcs) tout en ayant un discours musulman laïque et de reconnaissance, de revendication d’appartenance à la citoyenneté française.