· Pour la première fois, nationalisme et islam sont réconciliés
· Les démocraties arabes vont-elles grandir ou bien s’étioler?
· Le salafisme contribue au divorce culture-religion
L’Islam politique et la violence sont peut-être en fin de course, c’est du moins le point de vue du célèbre philosophe et essayiste Olivier Roy. Mais cette sorte de régulation des idées les plus radicales en faveur de mouvements plus modérés va se faire en direction des visions conservatrices, dans lesquelles certains acquis sociaux seront sans doute remis en question. Parmi ces remises en cause, les droits des femmes…
Le 11 septembre a servi de base aux attaques contre le monde musulman, mais paradoxalement, celui-ci a évolué. Simplement, dit Olivier Roy, ça ne se passe pas comme prévu par les néo-conservateurs américains: «En Iraq, les forces qui arrivent au pouvoir au nom de la démocratie, ce ne sont pas les forces laïques pro-occidentales, mais ce sont des forces qui se réclament d’une double légitimité: nationaliste et islamique”. Un mouvement tout à fait nouveau dans le monde arabe qui, jusque-là, opposait islam et nationalisme. - L’Economiste: Comment nationalisme et islam composent-ils autour de l’idée de la démocratie?
- Olivier Roy: Sur le plan intellectuel, le 11 septembre a créé une obligation de répondre et de se positionner, les généralités qui se tenaient avant ne tiennent plus depuis: parler du complot américain ou dire ce qui se passe dans le monde musulman, c’est une réaction contre l’impérialisme. Alors que le 11 septembre a eu comme conséquence une espèce d’attaque contre les musulmans, attaque intellectuelle et juridique, paradoxalement, il a libéré la parole dans le monde musulman, il a rendu légitimes les interrogations et les tentatives de trouver d’autres réponses, ceci a contribué à la diversification du monde musulman.
- Comment vous expliquez l’émergence de l’islam violent et du terrorisme dit islamique?
- Il ne faut pas sur-islamiser la violence, vous avez des situations de violence qui n’ont rien à voir avec l’islam même si les acteurs sont musulmans. La violence en Palestine n’est pas liée à l’islam, c’est un conflit nationaliste, il y a des acteurs palestiniens qui mobilisent l’islam dans le conflit nationaliste, le Hamas et le Jihad ne commettent pas d’attentats internationaux, ils restent dans l’espace territorial israélo-palestinien. C’est pareil pour les Tchétchènes. La violence en Iraq n’a rien d’islamique, c’est une violence complexe de niveaux multiples qui est une conséquence de l’intervention américaine. Ceci dit, on a une violence de type Ben Laden qui, elle, est caractéristique, c’est une violence qui n’est pas moyen-orientale.
· Démocrates par expérience

Ben Laden s’était bien entendu avec la monarchie saoudienne jusqu’à 1991, la plupart des gens de Ben Laden à part Zawahiri ne se sont jamais impliqués dans le Moyen-Orient. Les mouvements type Ben Laden sont des conséquences de la globalisation de l’islam et recrutent essentiellement des gens qui ne mènent pas de luttes nationales. On trouve dans ce mouvement deux chose: une dimension islamique et une dimension qui est le nouvel anti-impérialisme supranational, le même qui s’est exprimé il y a trente ans avec des références marxistes. Je le vois ce type de violence dans cette continuité d’anti-impérialisme.

- Le nationalisme et l’islamisme arrivent-ils à construire quelque chose ensemble?
- Au Moyen-Orient, il y a une vingtaine d’années, il y avait un clivage net entre laïcs et islamistes. Aujourd’hui laïcs et islamistes se retrouvent dans une problématique essentiellement nationaliste et comme la question est de moins en moins idéologique, des alliances sont en train de se nouer.
Il y a 25 ans, les islamistes étaient hégémoniques, les années 90 ont montré que les islamistes, à part un petit noyau qui est devenu radical, terroriste les autres se sont posés la question des alliances donc des négociations donc de la démocratie. La question au Liban, en Iraq, en Egypte, en Palestine, et en Afghanistan est comment concilier nationalisme, islamisme et démocratie.

- Est-ce le cas de la Turquie?
- La Turquie exprime ceci mais sur une temporalité différente. En Turquie, il y a eu une sécularisation forcée. Atatürk a joué les nationalismes dans les années 20. Les gens de l’AKP (au pouvoir actuellement) comme Erdogan refusent d’être qualifiés d’islamistes. La génération d’Erdogan qui a vécu dans le mythe de l’Etat islamique, a appris la démocratie. Ce ne sont pas des démocrates par idéologie, ce sont des démocrates par expérience. La pratique des responsabilités municipales à la mairie d’Istanbul a montré qu’il n’y a pas d’avenir pour un islam hégémonique. Erdogan est démocrate tout en restant un musulman dévot c’est une évolution qu’on retrouve chez les frères musulmans, c’est une évolution typiquement Frères musulmans. Tous les Frères musulmans ne deviennent pas des démocrates croyants. Il y a ceux qui deviennent des apparatchiks, d’autres des salafistes, d’autres des hommes d’affaires… Cette mouvance des Frères musulmans, dans sa majorité, a intégré l’idée du pluralisme. Ce qui me frappe, c’est que de gens très croyants acceptent la diversité du champ politique et l’usage de la démocratie, ce qui a permis à la coalition chiite iraquienne de gagner.

- Est-ce l’échec de l’islam politique?
- Oui, c’est l’échec de cette idée d’Etat islamique, d’islam hégémonique, c’est l’échec de l’islam qui dit avoir une réponse à tout. Ce slogan ne crée plus une pratique politique.

- On peut s’attendre donc à ce que des pays arabes soient dirigés par d’anciens islamistes ?
- Il faut que les islamistes renoncent à l’hégémonie, renoncent au concept de l’Etat islamique. Cependant ils vont se retrouver sur un programme social conservateur autour des questions relatives aux femmes, la famille, les valeurs...

· Les pertes de la culture arabe


- Sur ce programme conservateur ne vont-ils pas se heurter à des oppositions?
- Oui, ils vont se heurter aussi aux avantages acquis. Comment revenir sur des avantages acquis par les femmes si non par l’autoritarisme! Il va y avoir une réflexion là-dessus, entre ceux qui vont vouloir revenir à la charia, au moins pour le statut personnel, et ceux qui vont finir par définir un féminisme islamique.
- Est-ce que les musulmans vivant en Europe sont une chance pour la pensée dans le monde musulman?
- Il y a des problèmes différents mais des points communs: couplage entre religion et culture. Il y a une crise de la culture arabe.
La culture arabe traditionnelle est la grande perdante, elle est coincée entre le salafisme et l’imitation des Etats-Unis, entre le halal fast-food et le Mac Do. Je crois qu’il y a une crise de la référence culturelle et le salafisme contribue à ce divorce entre culture et religion

- Comment en sortir?
- Avec la diversification religieuse. Avec une liberté de la pensée théologique. Le salafisme montre ses limites. Il y a une demande plus complexe. Les classes moyennes ont une demande spirituelle qui va au-delà du salafisme. On a l’émergence d’un discours éthique musulman des gens qui vont formuler leur foi en terme de valeurs et non de normes.

- Pourquoi vouloir se référer toujours au collectif, aux groupes? L’individu n’a-t-il pas de place?
- L’individu ne pose pas de problème, la majorité a résolu son problème avec la modernité d’une manière individuelle et non dite. Il y a quand même un passage au collectif même si c’est de l’ordre de l’imaginaire. On n’échappe pas à la question du collectif: comment être musulman dans l’espace public?
- Que pensez-vous de l’institutionnalisation de l’islam à travers le Conseil français du culte musulman, le CFCM, comment va-t-il évoluer?
- Le CFCM est parfaitement compatible avec la laïcité française, sauf quand il est tenu à bout de bras par l’Etat. La confusion entre religion, culture et immigration reste très forte: on a tendance, y compris chez les officiels, de voir dans le Conseil, l’expression de la communauté d’immigrés d’origine musulmane. On perd tous les avantages de séparation du religieux. Les acteurs du CFCM, à leur tour, tendent à se présenter comme des immigrés d’origine musulmane. Le CFCM est devenu un enjeux de pourvoir, il n’a pas su se transformer en organisation purement religieuse, il reste un lieu de pouvoir et de négociation avec l’Etat.

Réislamisation ne veut pas dire fondamentalisme


Olivier Roy repère un problème dans l’expression et les débats, le problème «des étiquettes qu’on utilise”: islamistes, salafistes, néo-fondamentalisme... Les choses sont plus complexes, explique-t-il, “nous n’avons plus des mouvements bien structurés, bien définis avec des idéologies nettes: on a des mouvances et surtout des individus qui réfléchissent, qui font leur choix et se positionnent”, souligne Roy. Il y a, dit-il, une diversification des musulmans, que ce soit sur le plan politique, idéologique, et même ce qu’il appelle “des formes de religiosité”.
Cette vivacité individuelle est présente dans l’histoire musulmane, cachée par des formes plus puissantes, comme celle des Frères musulmans.
“Aujourd’hui, explique Olivier Roy, le marqueur islamique est sorti de ce domaine traditionnel”, de la pensée individuelle. “Le problème ce n’est pas uniquement la réflexion théologique”: il y a des gens qui vont réfléchir sur le sport du combat et l’islam, des téléprédicateurs comme Amr Khalid, la mode islamique, le fast-food halal,… “Les catégories traditionnelles qui préservaient l’individualisme sont éclatées aujourd’hui”.
Ce phénomène existe surtout dans l’islam minoritaire mais également dans tout le monde musulman.”Il n’est pas perçu de la même façon: dans le monde musulman il y a eu toujours une quête pour concilier religion et culture, une quête d’authenticité par rapport à une culture d’origine et surtout dans le monde arabe, toute la réflexion sur la langue arabe est très vivante”. “Dans l’islam minoritaire, c’est fini, on peut éventuellement apprendre l’arabe mais ce n’est pas la question, les gens sont beaucoup plus mondialisés, ils assument beaucoup mieux la multiplicité de leur niveau de comportement”. Je crois, poursuit Olivier Roy, que dans des pays comme l’Egypte, “derrière l’apparence d’une ré-islamisation assez massive on a une diversification très profonde du champ religieux; la ré-islamisation ne veut pas nécessairement dire: retour vers le fondamentalisme”. Les frères musulmans sont eux aussi très éclatés. Il y a un grand fossé entre la vieille garde qui n’a pas bougé et les jeunes frères musulmans.

Propos recueillis par
Hakim EL GHISSASSI
Source l'economiste 15/03/05