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Catégorie : Entretien
Peter L. Berger a un peu changé ses analyses: il pensait que la modernisation conduit forcément au déclin du fait religieux. Aujourd’hui, il pense qu’il s’agit là d’un cas, celui de l’Europe, qui ne se reproduit pas forcément ailleurs. Berger est professeur à Boston University, où il dirige l’Institute for the study of economic culture. Parmi ses derniers ouvrages: A Far Glory: The Quest for faith in an Age of Credulity (1992) et Reddeming Laughter (1997). L’un de ses derniers livres, The sacred Canopy: Elements of a Sociological Theory of Religion, a été publié en français sous le titre “La religion dans la conscience moderne”, Paris, Editions du Centurion, 1971. · Ce sont les histoires particulières qui déterminent le niveau du religieux

· Politique américaine : Peu influencée par les religieux

- L’Economiste: Vous étiez pour la théorie de la sécularisation, vous la considérez aujourd’hui comme erronée, pourquoi ce revirement?
- Peter L. Berger: Quand j’ai commencé mon travail, je partageais avec mes collègues sociologues le consensus que la modernisation conduit au déclin de la religion, à la fois dans la société et dans l’esprit des individus. Mais après quelques années, j’ai constaté que le fait empirique ne supporte pas cette théorie. Nous avons sous-estimé la capacité d’adaptation des communautés religieuses face à un monde en voie de sécularisation, il y a une mise à jour avec le monde moderne. La modernisation produit aussi des mouvements de contre-sécularisation, ainsi une vague de conservatisme a déferlé sur l’ensemble des grandes religions. La sécularisation de la société ne conduit pas nécessairement à celle des consciences.

- Vous dites que la sécularisation est une exception européenne, le monde est-il plus religieux que l’on ne pense?
- Le monde est plus religieux que jamais avec deux exceptions. Cela concerne d’une part les milieux de la sociologie, un groupe d’intellectuels très sécularisé formé dans le système occidental. Il contrôle les institutions qui fournissent les définitions «officielles» de la réalité. C’est la culture d’une élite globalisée. Il y a d’autre part un phénomène géopolitique: l’Europe de l’Ouest est très sécularisé, il y a une euroculture séculière qui a touché toute l’Europe de l’Ouest et qui risque de toucher les pays de l’Est qui veulent intégrer la nouvelle Europe. L’Europe demeure cependant différente des autres parties du monde. Et surtout des Etats-Unis, plus religieux et plus attachés à leur église.

- Pourquoi cette forte sécularisation en Europe?
- C’est une question historique, il faudra voir les racines dans l’esprit des lumières et de la Révolution française du XVIIe siècle. L’Europe a connu un anticléricalisme très violent et particulièrement en France, il fallait «écraser l’infâme (l’Eglise)», disait Voltaire. Les milieux intellectuels qui ont propagé ces idées dans les populations, ont une influence plus importante en Europe qu’en Amérique qui, elle, est plus tournée vers l’économique et où les intellectuels n’ont pas tant de prestige qu’en Europe.
Quand l’école est devenue obligatoire, les enfants étaient “victimes” de cette intelligencia sécularisée. L’éducation était une fonction de l’Etat central. Le ministre envoyait ces instituteurs dans le pays, les catholiques n’avaient pas les moyens pour se défendre. En Amérique, les choses sont différentes, l’éducation n’est pas l’affaire de l’Etat, elle est du ressort de la commune, si les parents ne sont pas d’accord avec l’enseignant ou les programmes, ils ont le pouvoir du changement.
Il y a des côtés positifs à ceci, les gouvernants sont très proches du peuple; et des effets négatifs, les situations matérielles sont difficiles dans certaines régions, il y a des différences énormes entre les localités car la contrepartie, c’est que l’enseignement est supporté par les foyers.
- Le fait religieux a-t-il un effet sur la politique extérieure américaine?
- L’influence est très indirecte. S’il y a millénarisme, c’est un millénarisme séculaire; il existe un important groupe évangélique dans le parti républicain, je ne crois pas qu’il est intéressé par les questions extérieures mais plutôt par des questions intérieures: avortement, homosexualité… en 2000, les gens pratiquants étaient en général favorables à Bush. C’est une erreur de croire que la politique américaine extérieure est dictée par les groupes religieux. En 2004, l’Irak sera dans le centre du débat, et si la situation devient plus stable, Bush aura l’avantage.

- Quelle similitude entre les mouvements islamistes et évangélistes?
- C’est une erreur de ne voir le développement de l’islamisme qu’à travers le prisme politique. Il est fondé sur un regain de l’engagement religieux; il rétablit non seulement des croyances islamiques mais aussi des modes de vie qui sont dans la plupart des cas en contradiction avec les idées modernes. Cependant, il n’est pas limité uniquement aux secteurs les moins modernisés de la société, il est très puissant dans les villes à haut niveau de modernisation. Quand le contexte politique le permet, de vives discussions, entre les tenants d’une revitalisation de la religion, ont lieu sur la manière dont l’islam doit appréhender les réalités du monde moderne.
En ce qui concerne les mouvements évangélistes et principalement pentecôtiste, ils sont plus étendus géographiquement, ils comptent plus de 250 millions de fidèles; ils ont fait un nombre considérable d’adeptes en Extrême-Orient. La réussite la plus remarquable des Evangélistes est en Amérique latine où ils combinent orthodoxie biblique avec des formes extatiques d’adoration et de mise en valeur de la guérison spirituelle. Ils ont créé de nouvelles attitudes culturelles au niveau du travail, de l’éducation et du combat du machisme, la femme a une place centrale. Les origines sont à chercher dans les années 60 aux Etats-Unis lors des conflits sociaux.
L’évangélisme s’est développé dans de nouvelles régions où il était inconnu; quant à l’islamisme, il s’implante principalement dans le monde de l’islam ou parmi les immigrés musulmans vivant en Occident.

- Quelles perspectives?
- Je ne vois pas de grands changements, le monde ne sera pas moins religieux qu’aujourd’hui. Face à la sécularisation, la réaction du fondamentalisme va continuer. Beaucoup de ses groupes sont liés à des forces non religieuses, leur avenir dépendra de l’évolution de ces forces extérieures. On doit regarder chaque groupe indépendamment. Le cas de la Turquie est très intéressant, un gouvernement d’idéologie islamique a accepté le statut de l’Etat laïc. Faire disparaître le besoin de Dieu exigerait une mutation de l’espèce.

«Faire disparaître le besoin de Dieu exigerait
une mutation de l’espèce»

Propos recueillis par Hakim EL GHISSASSI
source : l'economiste du 22.10.2004