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Catégorie : Point de vue
A la "une" d'un grand quotidien national, un titre : "Les RG traquent l'islam radical", et une photo : des musulmans en position de prière dans une rue populaire du 18e arrondissement de Paris. La légende de la photo a omis de signaler que les fidèles font ainsi la prière faute de place dans le lieu du culte musulman. Depuis plusieurs années, la municipalité du 18e étudie la possibilité de doter les musulmans de lieux dignes et plus spacieux ; un projet doit être concrétisé d'ici à 2006. Le conseil d'arrondissement de mai 2004 parle de l'aménagement des deux mosquées du quartier ainsi que de la création d'un institut des cultures musulmanes et d'une fondation qui devrait permettre la construction et la gestion des espaces culturels. Un poste de chargée de mission a été créé par la municipalité de Paris afin de piloter le projet. Ce montage juridique et financier, nous le retrouvons dans d'autres municipalités sous des déclinaisons différentes selon les situations. Ce constat n'est pas propre au culte musulman. Le montage financier mis en œuvre avec le ministère de la culture pour édifier le musée d'art sacré de la cathédrale d'Evry est une démonstration des possibilités offertes pour le financement des espaces à caractère culturel et cultuel.
La loi, restrictive, du 15 mars 2004 sur les signes religieux démontre paradoxalement l'esprit libéral de la loi de séparation du 9 décembre 1905. Le législateur, contraint de légiférer afin d'interdire certains signes religieux à l'école, a été confronté à l'essence de la loi de 1905, qui garantit la liberté de conscience. Durant un siècle, cette loi a connu des évolutions selon les contextes : après la guerre de 1914-1918, c'est l'apaisement avec l'Eglise catholique et la reconnaissance des associations diocésaines comme des associations cultuelles.
C'est, en même temps, le vote d'une loi qui a permis la construction de la Mosquée de Paris. En 1936, c'est la mise en application des dispositions destinées aux opérations de construction dites des "Chantiers du cardinal", en particulier l'extension de la pratique des baux emphytéotiques -location d'un immeuble pour une durée de 18 à 99 ans-. En 1942 est accordée aux communes l'autorisation de participer aux frais de réparation des édifices cultuels construits après 1905. En 1959, l'adoption de la loi dite "Debré" permet le financement des établissements d'enseignement privé sous contrat, système légal renforcé en 1977 (loi dite "Guermeur"). En 1978, le législateur adopte un régime d'assurance sociale spécifique pour les cultes, qui répondait à la demande formulée par l'Eglise catholique, visant à respecter sa hiérarchie et son mode d'organisation et de fonctionnement. En matière fiscale, la circulaire dite "La Martinière", de 1967, permettra aux congrégations religieuses de bénéficier d'allégements sociaux.
La politique jurisprudentielle du Conseil d'Etat a favorisé l'édification progressive d'un système respectueux de la loi de 1905 par une imbrication et une juxtaposition de "pierres de fondement". A chaque fois qu'un problème d'application pratique se posait et devait être résolu, soit par un aménagement des textes rendu possible par les termes d'un avis consultatif, soit par une interprétation jurisprudentielle, le Conseil d'Etat a joué la fonction de "régulateur de la vie paroissiale", selon l'expression du doyen Gabriel Le Bras. On a ainsi pu parler d'une "véritable construction des fondements de la laïcité". (Lire l'article de J. Barthélemy intitulé "Le Conseil d'Etat et la construction des fondements de la laïcité", La Revue administrative, 1999. Lire aussi le rapport annuel 2004 du Conseil d'Etat intitulé "Un siècle de laïcité".)
La Fédération protestante de France appelle à un toilettage de cette loi, dont certains articles seraient désuets et ne favoriseraient pas les cultes minoritaires. L'Eglise catholique, le culte israélite, les obédiences franc-maçonnes et la plupart des responsables musulmans qui se sont exprimés sur la question ne voyaient pas une telle nécessité. Pour le Bureau central des cultes, s'il y a une révision de la loi, elle doit se faire principalement sur le plan d'une harmonisation fiscale et de la transparence financière des associations cultuelles qui bénéficient de certains avantages.
Même si la tendance commence à changer, les associations musulmanes sont régies en grande partie par des statuts de droit commun leur conférant la qualité d'associations culturelles, mais rarement "cultuelles" au sens du titre IV de la loi de 1905. Ces associations de droit commun perçoivent des dons manuels, notamment sous forme de collecte de la zakat de la fin du ramadan. Ces sommes, perçues librement, sont redistribuées aux nécessiteux et ne sont pas déclarées à l'administration fiscale. En cas de contrôle fiscal des recettes ainsi perçues, les associations musulmanes de droit commun s'exposent à des redressements fiscaux tirés de leur simple comptabilisation (le fisc considère que la présentation desdites écritures comptables vaut révélation, et partant taxation, en vertu notamment de l'article 757 du code général des impôts). Le taux de l'imposition des dons manuels comptabilisés et ensuite révélés au fisc a posteriori, au cours d'un contrôle de comptabilité, est fixé à 60 %. (Voir le cas de l'Association nationale Les Témoins de Jéhovah - association de droit commun de la loi 1901 et non association cultuelle de la loi de 1905.)Des quêtes pour la construction des mosquées se font sur la voie publique sans aucune autorisation. Coexistent au sein des lieux de culte des commerces, des librairies, des salons de coiffure... Or la jurisprudence enseigne le juridisme étroit des qualifications de ce type d'activités jamais considérées comme cultuelles, mais considérées comme des activités commerciales.
On peut donc redouter les sanctions auxquelles peuvent être exposés le culte musulman et ses dirigeants associatifs. C'est aussi le cas de l'enseignement de la langue arabe ou de la religion musulmane qui est géré par des associations "culturelles" et non "cultuelles" dont les droits d'inscription ne sont pas comptabilisés.
En matière humanitaire, des associations caritatives musulmanes régies par la loi de 1901, n'ayant pas le statut d'association reconnue d'utilité publique, font des quêtes sans se soucier des dispositifs fiscaux applicables. A ce jour, l'administration fiscale ne prête pas attention à ces dysfonctionnements, mais cette situation perdurera-t-elle ? (Lire l'article du fiscaliste Alain Garay intitulé "Les régimes fiscaux nationaux et leur influence sur les politiques religieuses", paru fin 2004 dans la collection "Droit et religion" de la faculté de droit d'Aix-en-Provence.)
Compte tenu de ce "déficit" de respect minimal de la légalité fiscale sur plusieurs points, les musulmans devraient s'intéresser davantage à l'idée de "toilettage de la loi de 1905", selon les vœux formulés par la Fédération protestante de France. Or, face à la crainte de se voir qualifiés une énième foi de "perturbateurs" des lois de la République et à l'ignorance des risques encourus, les responsables religieux musulmans se sont résignés. Soutenant implicitement la position officielle de l'Eglise catholique, qui refuse le changement de la loi, ils n'envisagent donc pas l'avenir avec inquiétude, peut-être rassurés par la politique jadis menée par Nicolas Sarkozy.
Le Conseil français du culte musulman (CFCM), occupé par son institutionnalisation et son organisation interne, n'a pas donné son point de vue, et la plupart des déclarations sont hostiles à la révision de la loi. Les voix qui la demandent visent plus une reconnaissance du culte musulman et l'introduction dans le texte de loi des termes "mosquée", ou "imam", ce qui, en pratique, ne modifiera pas le contenu normatif en tant que tel dès lors que les pouvoirs publics, par extrapolation, font usage pour toutes les confessions du terme "église". Quant à la définition du ministre du culte, ils suivent la définition donnée par les cultes eux-mêmes.
Le CFCM et les conseils régionaux du culte musulman (CRCM) constituent des associations de droit commun (de type culturel, au sens large du terme, mais non cultuel au sens des conditions fixées par la loi de 1905). S'ils veulent bénéficier de subventions de l'Etat, ils ne peuvent pas exercer des activités à caractère cultuel. Ainsi, le CFCM ne peut constituer en son sein ni des instituts de théologie, ni s'occuper de la collecte de la taxe sur la viande halal, ni même demander l'agrément pour l'octroi des cartes des sacrificateur.
L'ensemble ressemble à une institution inachevée qui a besoin non pas de structures laïques, comme on l'entend souvent proclamer, mais de structures cultuelles ayant la capacité de satisfaire les différentes facettes de la vie rituelle musulmane. (Voir le cas des associations de contrôle de la viande halal, qui sont dans leur totalité des associations de droit commun de la loi de 1901, celui des associations qui organisent le pèlerinage, l'Aïd el-Kébir ou les cérémonies religieuses relatives aux funérailles.)
Devant ces problématiques et la volonté de ne pas se voir en porte-à-faux avec la majorité des cultes, les musulmans sont appelés à adapter leurs activités à la législation et à la réglementation en vigueur. Ils doivent être conduits également à étudier les possibilités de bénéficier des subventions pour leurs activités culturelles et, par ailleurs, en cloisonnant leurs activités associatives, profiter pleinement, et à égalité avec les autres cultes, des dispositifs afférents aux associations cultuelles de la loi de 1905. Feront-ils cet effort technique et organisationnel ? La question reste posée pour leurs dirigeants.

Hakim El Ghissassi est directeur du site sezame.info/
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 21.01.05