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Catégorie : Livres
Histoires de mosquées, Karim Abdoun, Mathilde Chèvre, Asma Al-Atyaoui, Abdel Aziz Faïk, Editions Kalima, avril 2004.
Le simple petit bouquin que cite Frank Frégosi dans Le Monde du 16 avril 2004, est le témoignage émouvant et sincère des oubliés du vingt heures et des plateaux de télé. Ces hommes et ces femmes venus en Alsace afin de travailler, depuis 1968, vont être des nomades dans leur pratique religieuse : d'une petite pièce dans une maison privée appartenant à un simple ouvrier à une salle mise à disposition par une église, d'une petite mosquée à un projet de mosquée européenne. Des petits bonhommes qui, dans le silence, se sont frayés le chemin. Une saga de simples individus qui ne secouent pas l'audimat mais dont la force interne secoue les cœurs de ceux qui les rencontrent. Histoires de mosquées de la jeune maison d'édition Kalima, est le résultat d'un travail de plusieurs années fait par ces enfants de premiers immigrés. Ils ont voulu inscrire la mémoire de leurs parents dans l'histoire de leur région. Un travail mu par un soucis de transmission afin de créer une harmonie entre ces "vieux" dénigrés par certains, et les nouvelles pousses. Pour la première fois en France, des acteurs, des accompagnateurs de la foi musulmane racontent avec fierté, sagesse et sans complaisance leur cheminement. Des préjugés et stéréotypes tombent ; ils nous donnent confiance et nous amènent à saluer leur courage et leur dévouement.
Les témoignages n'ont pas besoin de commentaires, la lucidité de ces simples ouvriers nous donne à chaque détour de phrase une leçon d'humilité et de sincérité. Merci à Karim Abdoun et Asma Al-Atyaoui d'avoir donné la parole à leurs parents, oncles, tantes, cousins proches et lointains et à leurs connaissances qu'ils appellent respectueusement "oncles" et "tantes".
Hakim el ghissassi

Extrait :

"Histoire de briques et de broc"
(À partir de plusieurs témoignages)

L'histoire de la mosquée de Bischheim remonte au milieu des années 60. L'idée de se retrouver dans un lieu pour y prier collectivement a germé dans les locaux de l'Amicale des Marocains. Au-dessus de la pièce d'accueil se trouvait un local vide. En voyant que chacun priait de son côté, un petit groupe s'est constitué pour demander d'en faire une salle de prière. Mais ceux de l'Amicale ont préféré utiliser ce lieu comme café afin d'augmenter les rentrées d'argent dans la structure. Les partisans d'un lieu de culte ont alors décidé de rechercher ailleurs. Au bout de quelque temps, un local a été trouvé. Devant le local, une boucherie et une maison alsacienne étaient à louer. C'est un boucher musulman qui a acheté le tout et laissé la mosquée pour ses frères musulmans. Ainsi, dans la même année, la première boucherie halal* et la première mosquée se sont ouvertes à Strasbourg. Auparavant, ce lieu servait à fumer le jambon. Il y avait encore des crochets au plafond. Ont alors commencé les grands travaux. Ce projet donnait à tout le monde l'impression d'accomplir quelque chose de formidable, de grandiose, d'aussi extraordinaire que de construire une quatrième pyramide. Chaque fidèle se demandait comment il pouvait aider. L'enthousiasme était partagé par tout le monde. Avec du recul, les gens disent aujourd'hui que cette mosquée devait certainement avoir la baraka* de Dieu puisque toutes les portes se sont ouvertes à elle. Par exemple, l'un est allé voir son patron garagiste, qui lui a dit : «Ok, prends avec toi ce collègue, prends le camion et le matériel dont tu as besoin, et va travailler pour ta mosquée». Un autre est allé trouver une de ses connaissances qui vendait des briques. Le vendeur est venu poser la palette jusque devant la mosquée et n'a pas voulu être payé. Il est reparti en disant : «Si vous en avez encore besoin, revenez me voir». Plus tard, il a encore fallu quatre portes. Un fidèle est allé à Emmaüs. Il a vu une porte vitrée et trois autres à côté. Lorsqu'il a demandé le prix, le vendeur lui a dit : «C'est pour quoi faire ?». Et quand il a su que c'était pour une mosquée, il a dit «Ah, bon alors, je vous les donne». Et ces portes se sont casées pile dans les places qui leur étaient destinées ! Il a simplement suffi de leur mettre deux vis. Une personne qui travaillait dans une entreprise d'électricité s'y est procurée tout le matériel nécessaire et l'a donné à la mosquée. Pour la peinture, c'est encore la même histoire. Chaque corps de métier, chaque personne a apporté quelque chose, et souvent des patrons ont donné du matériel en soutien à ce projet. Jour et nuit, les hommes ont surélevé le sol grâce à la chape en brique, cloué des planches des nuits entières, ramené des tapis de leur maison pour couvrir toute la surface au sol... Une subvention de cinq mille francs a aussi été obtenue en guise de soutien aux travaux.

Au bout de six ou sept mois après son acquisition, le premier jour de ramadan* de l'année 1977, tout était enfin prêt. Une grande fête a alors été organisée. Un éleveur d'agneaux a même donné cinq agneaux et un demi bœuf en guise de contribution personnelle pour l'ouverture de ce lieu. Ce jour inédit a vu défiler de nombreuses personnes : un archevêque qui pour la première fois en Alsace a inauguré une mosquée, quatre consuls (Maroc, Tunisie, Algérie et Turquie), trois maires (Bischheim, Schiltigheim et Hœnheim), des représentants religieux de tous bords et toute la communauté musulmane. Ce jour reste mémorable pour tous ceux qui y ont assisté et pour les musulmans qui le racontent, un sentiment de fierté est partagé. A midi, un repas était organisé pour les notables et le soir pour toute la communauté.
Pendant la fête du soir, les gens ont vu défiler quarante à cinquante couscous ! Tout le monde venait offrir des plats pour cette nouvelle mosquée : des tagines, des pâtisseries... Les plats débordaient à tel point que nombreux d’entre eux ont fini dans la rivière ! Toutes les personnes qui avaient participé d'une manière ou d'une autre à la naissance de cette mosquée étaient invitées. Il y avait même la fanfare municipale. Le nombre important des convives faisait croire que la moitié de la ville était là ! Un article dans la presse marocaine et dans les DNA a par la suite relaté l’événement.

Cette mosquée, créée avec un coin pour les femmes, a été appelée «Hassan II». Les frais engendrés ont été pris en charge par les fidèles. Plusieurs imams* s'y sont ensuite succédé. Un des imams, Al-Wadrassi connaissait bien le Coran qu'il lisait avec une cinquantaine de personnes. Le fait de se retrouver ensemble a motivé les fidèles qui dans leur solitude ne lisaient que quelques hizb*. Au bout d'un an, ces personnes se sont dispersées et sont à l'origine de la formation des mosquées de Strasbourg, voire dans d'autres villes. L'imam suivant, un étudiant égyptien, a eu une grande influence sur les musulmans de l'époque. Les avis sont partagés entre ceux qui regrettent son départ et ceux qui considèrent que sa présence a causé pas mal de drames au sein des familles. La volonté de fermer cette mosquée a plusieurs fois été mise en avant par la municipalité mais jusqu'à aujourd'hui, Bischheim est remplie tous les vendredis, des plus jeunes aux plus âgés.

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