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Catégorie : Moyen-Orient
Des enseignants israéliens et palestiniens dialoguent, pour apprendre à écouter chacun « le récit de l’autre partie ». Les deux revues la médina et l'Arche on collaboré pour la réalisation de ces entretiens qui sont publiés au même moment dans sesame.info et l'Arche. Propos recueillis par Benjamin Bibas et Laetitia Darmon

Dans la foulée des accords d’Oslo : Le projet de Ghassan Abdullah et Adina Shapiro


L’Association des enfants du Moyen-Orient (en anglais : Middle East Children’s Association – MECA) est née en 1996 à l’initiative d’une vingtaine d’enseignants israéliens et palestiniens qui aspiraient à ancrer le processus de paix dans la conscience des deux peuples. Leur méthode : multiplier les contacts entre professionnels de l’éducation, notamment les professeurs, pour échanger sur le conflit et développer des activités communes.
Ainsi, à l’été 2000, un séminaire a été organisé à Genève pour que des professeurs issus des deux sociétés travaillent sur la manière de présenter à leurs élèves des questions cruciales telles que le plan de partage de la Palestine (1947), le tracé des frontières dans un traité de paix à venir, ou le statut de Jérusalem. À l’issue de ce séminaire, un document jugé « mutuellement acceptable » a été élaboré. Il contient des pistes de réflexion et des suggestions pédagogiques qui ont été proposées à des professeurs du primaire et du secondaire. La même année, l’association a reçu le prix Unesco de l’Éducation pour la Paix.
En dépit de l’aggravation du conflit, les activités de la MECA se sont développées ces dernières années. Aujourd’hui, ce sont près de 350 professeurs, pour moitié israéliens et pour moitié palestiniens, qui se rencontrent régulièrement dans le cadre de l’association. Leur activité est encadrée par Ghassan Abdullah et Adina Shapiro, les deux fondateurs de la structure, qui sont toujours à sa tête.
Maître de conférences à l’université Al-Quds de Jérusalem, Ghassan Abdullah a été directeur du Centre de recherche appliquée en éducation, organisation qui met au point les programmes scolaires palestiniens. Étudiante en droit, Adina Shapiro a commencé à s’intéresser à l’éducation israélo-palestinienne en enseignant l’hébreu dans la première école palestinienne où ce cours était obligatoire. Interview croisée, pour comprendre comment ils tentent ensemble le pari actuellement improbable de la paix par l’éducation.

Peut-on dire que vous travaillez à construire une histoire commune ?


Adina Shapiro : Non, pas véritablement. Notre but est éducatif, nous ne sommes pas des historiens. À travers ces rencontres, nous voulons donner aux élèves les outils pour comprendre qu’ils vivent dans un contexte où s’élaborent différentes versions d’une même histoire. Il faut que les jeunes Israéliens sachent que ce qui est pour eux le jour de l’indépendance – un jour de joie – représente pour les Palestiniens la nakba (« catastrophe » en arabe), un jour de deuil et de souffrance. Il faut que chacun comprenne que l’un n’est pas heureux parce que l’autre est malheureux, et réciproquement.
Nous ne disons pas que l’une des deux versions est correcte, mais que chaque version correspond à la façon dont chacun a vécu les événements. Ainsi, les enfants sont conscients de l’autre version, ils peuvent se débrouiller avec une histoire bien plus complexe que celle qu’on leur a enseignée.
Cela dit, un de nos groupes travaille spécifiquement sur l’histoire. Les participants analysent les questions des réfugiés, de la déclaration Balfour ou du plan de séparation onusien de 1947, et tâchent de comprendre comment elles sont exposées de chaque côté. À un moment, après avoir beaucoup discuté, les enseignants se sont dit qu’ils pourraient arriver à un programme commun. Mais ils se sont aussi rendu compte qu’un tel programme n’impliquait pas de créer un discours identique : ils n’avaient pas à abandonner leur propre récit mais plutôt à apprendre davantage du récit de l’autre.
Le but n’est donc pas d’apporter la Vérité aux élèves. Je ne pense pas que nous devions chercher une version unique de l’histoire – et, si nous le faisions, je ne suis pas sûre que nous parviendrions à la trouver.
Ghassan Abdullah : Je pense également qu’il est impossible de concilier les deux récits. Plutôt que d’essayer de construire une histoire unique, nous cherchons à montrer que l’histoire telle que les uns la perçoivent n’est jamais l’Histoire avec un grand H, mais simplement une version subjective de l’histoire. Dès lors que chacun possède sa propre histoire, il n’y a pas lieu de penser que l’une des deux versions est plus juste que l’autre.
Les professeurs qui travaillent avec nous sont invités à écouter le récit de l’autre partie et à clarifier leurs croyances vis-à-vis d’elle, afin de créer de la confiance et de la compréhension. Il importe, en effet, que les enseignants israéliens rectifient la croyance diffusée par leurs manuels d’histoire, selon laquelle ils se seraient installés sur une terre sans peuple. Cette terre n’était pas vide ; elle était et reste habitée par un peuple, les Palestiniens. Ils doivent aussi se défaire de l’idée que les Palestiniens veulent les jeter à la mer et refusent tout projet de paix. Parallèlement, les enseignants palestiniens doivent accepter de modifier leurs croyances historiques concernant la Palestine, la création d’Israël et l’histoire qui s’en est suivie.
Notre démarche se traduit par différentes initiatives, parmi lesquelles le projet « Histoire orale ». Il s’agit pour les professeurs et leurs élèves d’interviewer les Juifs et les Arabes qui vivaient dans la Palestine d’avant 1947, afin d’élucider la nature de la coopération sociale, économique et culturelle qui existait alors entre les deux populations.
Cette initiative prouve que les Palestiniens ne nient pas la présence des Juifs avant 1947, pas plus que leurs manuels scolaires ne nient l’histoire des Juifs en Palestine et leur droit de vivre sur cette terre. Elle repose sur la reconnaissance de la présence des uns et des autres avant la création d’Israël. Elle permet aux enfants de se rendre compte des liens qui s’étaient noués autrefois entre Juifs et Arabes et, implicitement, de se familiariser avec l’idée d’une possible coopération.

Dans ce travail, quelles difficultés avez-vous rencontrées ?


Ghassan Abdullah : Compte tenu du contexte actuel, il est difficile pour les Palestiniens de changer leur point historique. Le mur, les implantations, les assassinats ciblés et les bouclages nous rendent la vie impossible et pèsent lourdement sur notre moral. À la MECA, nous rencontrons également des difficultés d’ordre matériel. Avant, les professeurs organisaient des réunions partout en Israël et dans les territoires occupés : Naplouse, Bethléem, Haïfa, Tel Aviv… Mais depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement Sharon, ce n’est plus possible. Nous sommes obligés de les emmener à l’étranger, surtout en Europe, une ou deux fois par an, pour qu’ils se retrouvent dans de bonnes conditions. Nous avons également trouvé récemment un endroit en « zone C » [zone de Cisjordanie restée sous contrôle total israélien, NDLR] où les Palestiniens sont autorisés à rencontrer les Israéliens sans permis. Encore faut-il qu’ils parviennent à s’y rendre, ce qui n’est jamais gagné. Le reste du temps, chacun travaille de son côté, tout en restant en contact grâce à un réseau de communication que nous avons mis en place.
Si, dans ce contexte pénible, les professeurs palestiniens n’ont pas renoncé à leur désir de poursuivre le dialogue, c’est parce qu’ils sont convaincus de la nécessité de leur démarche. Moi qui vis à Ramallah et qui n’ai pas réussi, depuis deux ans, à obtenir de permis du gouvernement israélien pour aller voir ma fille à Jérusalem [10 km au sud de Ramallah, NDLR], je n’abandonne pas mon travail pour autant. Car je suis persuadé d’une chose : s’ils veulent mettre un terme à cette situation, les Israéliens et les Palestiniens n’ont pas d’autre choix que de coopérer.
Adina Shapiro : Les difficultés majeures ne sont pas liées à l’histoire mais au contexte actuel, depuis la seconde Intifada. Chacun se sent victime de l’autre : les Palestiniens, à cause des incursions israéliennes et des destructions de maisons ; les Israéliens, à cause des attentats et de ce qu’ils ressentent comme l’absence de volonté des Palestiniens de reconnaître Israël. Il est très difficile de se rencontrer après ce qui s’est passé le jour précédent. Même les professeurs, dans les classes, ont du mal à évoquer la vision de l’autre.
Il est pourtant très important de continuer ce travail actuellement, tant il y a de négation de l’autre de chaque côté avec ce mur qui nous sépare physiquement et psychologiquement. En effet, on ne peut pas demander aux élèves de réagir mieux que nous-mêmes y parvenons. Certes, les plus jeunes ont parfois moins de peine à apprendre, parce qu’ils n’ont pas à désapprendre. Mais, vu la situation actuelle, il est très difficile de se faire une représentation humaine de l’autre partie. À cette époque où beaucoup d’enfants sont victimes de traumatismes psychologiques, il est beaucoup plus rassurant pour eux de s’en tenir à des choses très claires, parfois manichéennes. Le rôle du professeur est de leur apporter, graduellement, une sécurité suffisante pour qu’ils puissent cesser de se refermer sur eux-mêmes et commencer à se poser des questions.

Comment ce travail vous a-t-il transformés, vous et la société dans laquelle vous vivez ?


Adina Shapiro : À vrai dire, ma position n’a pas vraiment changé : je ne serais pas venue dans ce groupe si je ne faisais pas déjà preuve d’une certaine compréhension. Mais, intuitivement, je deviens de plus en plus sensible à la perspective palestinienne. Avant, j’étais soucieuse avant tout pour mon frère et mes amis dans l’armée. Aujourd’hui, je le suis aussi à propos des Palestiniens. Je me sens concernée par ce qu’ils disent et ressentent, même si je ne suis pas toujours d’accord avec eux. Notre société ne s’en préoccupe pas assez, et c’est un tort. C’est mauvais pour nos âmes et pour notre avenir politique. De plus, je ne souhaite plus ignorer certains points qui ne sont pas clairs, comme par exemple celui des réfugiés : qui sont-ils, d’où viennent-ils ? Cette préoccupation m’est venue progressivement, au contact des Palestiniens.
Toutefois, nous ne voulons pas abandonner nos racines. Nous voulons rester fidèles aux nôtres, tout en reconnaissant que d’autres perçoivent l’histoire d’une façon différente, même si celle-ci peut nous paraître menaçante. À travers la MECA, nous essayons ainsi de voir jusqu’où nous sommes capables d’apprendre.
L’expérience montre qu’au-delà d’un certain point, nous nous fermons car ce que nous pourrions trouver nous effraie trop. Pour un Israélien, adopter la version palestinienne de l’établissement de son État – à savoir qu’il a infligé des souffrances à un autre peuple – peut ébranler la légitimité de cet État. De même, pour les Palestiniens, reconnaître la légitimité de l’établissement d’un État israélien risque de diminuer la légitimité de la souffrance que leur peuple a subie.
Ghassan Abdullah : Tout à fait. Mais, malgré cette difficulté, notre démarche rencontre un désir très fort dans la société palestinienne de voir cesser ses souffrances et d’aller vers la paix. Les professeurs qui suivent nos sessions n’ont aucune obligation de le faire. Ils viennent parce que des collègues leur ont parlé de notre travail et que celui-ci rejoint leurs préoccupations. Les réflexions que nous conduisons avec eux modifient leur enseignement. Tous nos professeurs, israéliens ou palestiniens, constatent l’influence bénéfique de leur démarche sur leurs élèves : ceux-ci sont devenus plus ouverts, plus disposés à entendre le point de vue de l’autre et à reconnaître son droit de vivre en paix. Cela s’est notamment traduit par des échanges de lettres et de dessins entre de nombreux élèves israéliens et palestiniens.
Tout cela me donne à penser que la goutte d’eau que représentait notre action à ses débuts est devenue une rivière. J’espère qu’elle se transformera en un lac. Personnellement, je crois en la capacité des Palestiniens d’adopter massivement une démarche d’ouverture. Il y a eu trop de souffrances des deux côtés depuis plus de cinquante ans ; il est temps que nous entrions dans un véritable dialogue.