Le Maroc fait partie de ces pays musulmans qui tiennent fermement à la fête du sacrifice. Parfois, pour des raisons d’Etat, il est décrété de ne pas sacrifier pour l’Aid.
Cette situation permet de comprendre le fonctionnement de ce sacrifice et la place qu’il tient dans l’imaginaire et la pratique des Marocains. Chaque année, plus de quatre millions d’ovins et de caprins passent ce jour-là par les couteaux des sacrificateurs. Par devoir religieux ou prescription sociale, tous ceux qui en ont les moyens ou l’envie accomplissent cet acte. Paradoxalement, si l’islam n’a pas érigé ce rite en « pilier», laissant au pratiquant une large liberté de manœuvre, la société l’a transformé en obligation et en fardeau économiquement lourd à supporter.
Nos enquêtes sur le sacrifice montrent que, face à l’unicité du dogme, existe une multiplicité de pratiques sacrificielles. Chacun puise dans la tradition des éléments pour effectuer « son» sacrifice. La grande majorité des Marocains met un point d’honneur à s’acquitter de cette prescription sociale, même si les familles défavorisées doivent « se sacrifier pour sacrifier».
Dans le sacrifice, s’entremêlent des pratiques instituées par l’islam et d’autres relevant de croyances populaires, portées par une frange non négligeable de la population, que le puriste musulman dénonce pour leur caractère anté-islamique.
Le sacrifice de l’Aid concernant chaque année un grand nombre de bêtes, l’économie nationale y gagne certainement, car cette commercialisation permet un important transfert de richesse vers le monde rural et exerce des effets d’entraînement sur d’autres secteurs de l’économie, animant nombre de petits métiers informels : transporteurs de moutons à l’aide de toutes sortes de véhicules (de la brouette à la camionnette en passant par le triporteur), vendeurs de cordes pour ramener l’animal du marché, de foin pour sa ration journalière, de charbon de bois pour le kanûn, aiguiseurs de couteaux, bouchers sacrificateurs, dépouilleurs de carcasses, brûleurs de têtes et de pattes...
Il existe cependant une situation extrême où il est « décrété», pour des raisons d’État, qu’il ne faut pas sacrifier pour l’Aid, situation permettant de mieux comprendre le fonctionnement de ce sacrifice et la place qu’il tient dans la pratique et l’imaginaire des Marocains en temps normal. Ce fut le cas au moment de la lutte pour l’indépendance du pays et, aujourd’hui encore, en période de sécheresse, comme en 1996. Cette décision est prise par le roi qui, exerçant une prérogative que lui confère sa qualité d’amir al-mu’minîn, ou « commandeur des croyants», invite ses sujets à ne pas sacrifier. Le Coran (« Nulle contrainte en religion») et la charia’a (« En présence de deux sortes de préjudice, opter pour le moins préjudiciable ») sont convoqués pour légitimer cette invite royale qui précise « l’Aid al-adha sera célébré avec toutes ses traditions et rituel. Seul le rite du sacrifice manquera cette année », cependant le roi sacrifiera au nom de son peuple, imitant le Prophète qui l’a fait au nom de la oumma, la communauté des croyants.
Le sacrifice fait par le roi est chaque année retransmis à la télévision. Ce qui permet à certains Marocains de tenter d’effectuer l’acte rituel dans le même temps que le sacrifice royal, dans l’espoir de bénéficier d’un surcroît de baraka. Tandis qu’en 1996, de nombreuses familles défavorisées, que l’invite royale soulageait du fardeau du sacrifice, ont vécu à la télévision un « sacrifice par procuration », celui fait par le monarque en leur nom. Cependant, et bien que certains agents de l’autorité aient pensé que le sacrifice devenait ainsi interdit, beaucoup de Marocains ruraux, mais aussi urbains, sont passés outre. Après, se sentant coupables envers le voisin qui s’est abstenu, certains avoueront que le sacrifice n’avait pas la même saveur qu’une année normale.
Corroborant la thèse que le sacrifice de l’Aid est autant, peut-être même plus pour certains Marocains, une affaire sociale que religieuse, son accomplissement est influencé par le niveau économique et l’engagement dans la modernité des familles. Ainsi, les ruraux sacrifient plus que les urbains, les habitants d’une ville moyenne plus que ceux d’une grande cité. Dans les métropoles, les petites gens des quartiers périphériques sont plus assidus que les « branchés » des quartiers huppés. Que la fête comporte ou non le sacrifice, des jeunes cadres de banques ou d’entreprises privées profitent de l’occasion pour prendre des vacances. Depuis quelques années, tous les centres touristiques du royaume qui font des offres promotionnelles affichent alors complet. Un journal a qualifié ce mouvement de « transhumance du week-end de l’Aid el-adha».
Ceux qui respectent « l’Aid sans sacrifice» ne renoncent pas pour autant à l’aspect festif et culinaire de la fête. Les boucheries et les abattoirs sont pris d’assaut, les abattages connaissant des hausses vertigineuses : à Casablanca, en 1996, chacun des jours qui précèdent l’Aid, 8000 têtes ont été abattues contre 1500 en temps normal. Les prix suivent la courbe ascendante de la demande. On achète des carcasses entières, les bouchers ne répondant plus aux commandes de moins de cinq kilos. Les fêtards s’arrachent aussi tripes et têtes au prix fort, car il faut avoir toutes les parties du mouton et « faire comme si» il s’agissait d’un véritable sacrifice. Une petite fille futée ne s’y est pas trompée, faisant remarquer à son papa que, cette année-là, ils n’avaient acheté qu’un « mouton en pièces détachées » !

* Mohamed Mahdi est anthropologue,
École nationale d’agriculture de Meknès