Depuis la seconde partie des années 1990, les intellectuels et les prédicateurs religieux musulmans sont toujours plus fascinés par les théories du management américaines. Destiné, dans un premier temps, à augmenter l’efficacité des organisations militantes, le management abandonne l’intérêt pour les collectifs et s’attache à restructurer la religiosité des individus autour des idéaux d’efficacité et de succès. Esquivant la question de l’Etat, ce nouvel « islam de marché » revient pourtant sur le politique avec une revendication plus anti-autoritaire que démocratique, de nouveaux modes de militance « néo-libéraux » et en participant de plein pied au double processus de privatisation des Etats et de redéploiement du religieux dans la gestion des biens publics par l’entremise de sociétés civiles confessionnalisées. Si dans l’ensemble du monde arabe l’islamisation progresse, le grand récit islamiste, focalisé par l’Etat, et la question identitaire, visant à la fois à la construction de l’Etat islamique et à la mise en place d’une alternative civilisationnelle globale, a le souffle court. Du côté d’un certain nombre de jeunes islamistes, dès le début des années 1990 la quête de nouveaux corpus de savoir se constitue, les orientant très vite sur le savoir managérial américain et la littérature de réalisation personnelle qui lui est liée.
La fascination islamiste pour le management
Tout commence lorsque, à la fin des années 1980, un groupe de jeunes islamistes irakiens, koweïtiens et palestiniens partent pour leurs études aux Etats-Unis. Parmi eux, Târiq al-Suwaydân, le nouveau prêcheur koweïtien, Mohamed Ahmed al-Râshid, considéré aujourd’hui comme l’un des plus grands penseurs de la mouvance islamiste , Hishâm al-Tâlib et Mohamed al-Takrîtî, tous Irakiens vivant au Koweït ou encore Najîb al-Rifâ`î ou `Ala al-Hamâdî dans les Emirats. Ils reviennent des Etats-Unis au début des années 1990 conquis par la pensée managériale dispensée dans les Facultés d’économie du Nouveau Continent et commencent à mettre leur nouvel enseignement au service de la cause : accroître l’efficacité organisationnelle des mouvements islamistes à la culture administrative jugée trop frustre. C’était le but de ce qui reste un peu le manifeste du management dit islamiste La fabrication de l’existence, écrit par Mohamed Ahmed al-Râshid et publié en 1992. L’auteur ambitionnait de constituer un nouveau style de leadership pour mouvement. C’est dans le même état d’esprit que Hishâm al-Tâlib publie peu après son Guide de la formation des cadres.
Le management allait offrir des opportunités de carrière dès que, à partir de 1995, les centres de management se multiplient en Egypte , tous ouverts par des jeunes ayant pris leurs distances avec le discours islamiste du mouvement islamiste, tous diplômés de l’Académie Sadate de sciences administratives ou de la section sciences humaines de la Faculté de commerce. Ils étaient de surcroît galvanisés par l’Internet qui leur facilitait énormément l’accès au nouveau savoir. Le corpus sur le management subit alors une double inflexion : d’une part, il s’islamise dans les formes (mais l’enseignement reste américain dans ses contenus), d’autre part il quitte une réflexion sur les collectifs (les administrations, les organisations) pour se fixer sur l’individu et la réalisation de soi : le Guide de la formation des cadres de Hishâm Tâlib est réédité quelques années plus tard sous le titre Guide du développement humain. Dans la même veine, après avoir réfléchit dans un premier temps en termes d’organisation, celui que l’on appelle désormais le shaykh Mohamed Ahmed al-Râshid publie entre 1995 et 1997 une série de petits opuscules appelés « Messages de l’œil » (rasâ’il al-‘ayn), d’où se dégage une pensée hybride à la croisée de la psychologie, de la pensée managériale et d’un discours sur les valeurs. Reprenant les enseignements du prédicateur protestant américain Norman Pearle, lequel défendait avant l’heure l’idée que la religion était le moyen le plus efficace pour atteindre la culture du succès et de l’accomplissement de soi, il publie un autre ouvrage sur la pensée positive intitulé sobrement « al-Îjâbiyya » (la positivité) où confort spirituel et quête du bonheur deviennent les nouveaux idéaux. « Le jihâd, le travail de prédication, c’était cela pour nous le chemin de Dieu. Maintenant, on en découvrait un nouveau : l’excellence (al-itqân), le sérieux (al-gawda), le développement (al-tanmiyya) » se rappelle ainsi Ahmed Mohamed, spécialiste en RH, essayiste et responsable du magazine électronique de réalisation personnelle sponsorisé par le site islamique Islamonline “Ensemble nous nous développerons ».
Le management, nouvelle utopie islamiste
Sans surprise, c’est surtout la traduction en arabe du manifeste de la littérature personnelle, le best-seller de Steven Covey, The Seven Habits of Highly Effective People dans les années 1990 par Disûqî `Ammâr qui suscita un écho enthousiaste au sein de la jeune génération islamiste « toute sa démonstration est fondée sur l’idée que le succès part de l’individu et que le succès de l’individu repose sur les valeurs et les principes déclare Ahmed Mohamed, prédicateur et expert en management. Ces mots faisaient écho chez les jeunes du mouvement islamiste. Covey disait que si tu veux gagner, tu dois intégrer des valeurs et des principes forts, puis tu dois gagner sur le plan intérieur et renforcer ton intériorité (nafs). C’étaient les mêmes concepts que ceux du mouvement islamiste qui considèrent que le jihâd al-nafs c’est le grand jihâd ». Ainsi, petit à petit, le corpus managérial prenait la place de l’ancien discours islamiste et commence à être investit d’une véritable charge utopique. Car tous les penseurs ayant nourri leur discours public des catégories de la pensée positive et de la réalisation de soi ne se voient pas simplement porteurs d’un savoir purement technique. Ils se représentent plutôt dépositaires, comme Mohamed Abdel-Gawâd, l’auteur des « secrets de l’administration efficace au temps du Prophète », « d’un message » ou détenteurs, à l’instar d’Ahmed Mohamed « d’une vision » capable d’offrir, selon Khaled Hanafî, responsable de la page économie du magasine électronique al-Da‘wa, « un projet social total qui dépasse de loin le monde des entreprises et qui s’inscrit dans un projet de réforme global ». De même, pour Akram Reda, il n’y aura « pas de réforme qui ne passe pas par un management efficace des ressources humaines ».
Les principes de la littérature managériale ont donc, en moins de 10 ans, bien innervé les espaces, toujours plus étendus, du nouvel islam. En Egypte, les deux principales maisons d’édition islamistes, Dâr al-Bashîr et Dâr al-Tawzî` wa al-Nashr al-Islâmiyya, consacrent chacune des éditions spéciales pour la littérature de management. Le site Islamonline cultive la réalisation de soi à longueur de consulting psychologique, le magasine électronique islamique al-Da`wa lui voue une bonne partie de sa page économie rebaptisée en l’occurrence « économie et management ». Sur les chats de la bonne société cairote, on tente d’islamiser le message de Steven Covey. Sur le net encore, ils sont nombreux les courriels à circuler pour livrer des résumés des derniers cours du prédicateur Amr Khaled sur des sujets comme, « la définition des buts dans la vie », « la valeur du temps » ou encore « la pensée positive », cette même pensée positive à laquelle la prédicatrice Magda Amer entend bien consacrer un ouvrage. Il n’est pas jusqu’à ce prédicateur et chanteur d’un groupe de chansons islamiques de la petite ville de Zaqaziq dans le Delta du Nile qui ne soit pas fasciné par la pensée de Dale Carnegie qu’il a découvert grâce à son shaykh lequel en fait un usage régulier pour l’organisation de ses sermons. Et le médiateur entre notre imam de province et les enseignements de l’auteur de How to Win Friends and Influence People. n’est autre que le shaykh Mohamed al-Ghazâlî, l’un des penseur de référence de la mouvance islamique dite modérée qui, dans son livre-culte Renouvelle ta vie, consacre quelques pages au pionnier du self improvement. L’articulation toujours plus soutenue de l’islam aux catégories de la littérature de réalisation de soi est d’ailleurs tout sauf égyptien : aux confins asiatiques du monde musulman, la star de la prédication Abdullah Gymnastiar multiplie cours de motivations et de management dans ses maisons de retraite comme Dâr al-Tawhîd à prêcher le management dans leurs séminaires de morale personnelle : gestion des sentiments, contrôle de soi, les recettes habituelles sont sollicitées, et déjà des institutions aussi respectables que la Banque nationale ou le Ministère des Finances y envoient leurs cadres pour qu’en Indonésie aussi l’on parvienne, par l’entreprise de cet « islam de marché », à « insuffler l’esprit du capitalisme à la oumma » . Même bipositionnement pour le prédicateur koweitien Târiq Suwaydan. Ingénieur en pétrole à la base, il se convertit très tôt à la cause de la réalisation personnelle et acquiert un doctorat en management aux Etats-Unis tout en maintenant une correspondance soutenue avec le maître mondial de la discipline, Steven Covey. À son retour dans le Golfe, il se place très vite à la tête de plusieurs conseils d’administration de sociétés spécialisées dans les ressources humaines et le management. Au même moment, il publie une série de cassettes sur la vie des prophètes et se lance dans la prédication. Alors que, dans différentes entreprises, il multiplie au passage les cours de formation à la pensée managériale, il anime un programme radio visant à présenter les thèses de Steven Covey d’un point de vue islamique et insiste pour être toujours, au carrefour de « la pensée managériale et de la pensée islamique » pour reprendre le mot de l’un de ses supporters Ses livres concernent tantôt un « résumé de la foi musulmane », tantôt enseignent comment faire advenir « le succès dans la vie ». Pareil pour ses émissions de radio, à son classique « Histoires des Prophètes » (Radio al-Qurân al-Karîm), fait écho son « appel au succès dans le développement des relations personnelles », une trentaine d’émissions diffusées sur la radio du Koweït. Même bipositionnement lors de ses nombreux passages sur le petit écran où il oscille entre « les secrets du pèlerinage » (sur la chaîne saoudienne Iqra) et « la fabrication du succès » (Iqra) ou « l’art de l’excellence » (Qatar TV).
Réussite, compétitivité et hégire bourgeoise … les nouvelles valeurs islamiques
Dans cette nouvelle forme de da`wa réagencée et sécularisée, les objectifs ne sont plus l’application des obligations canoniques de l’islam, mais la flexibilité professionnelle de la personne dans un monde changeant. Ainsi, les principes subjectifs fondateurs du musulman censés fonder la « renaissance » à laquelle Amr Khaled aspire sont : « la volonté, la découverte du don, l’innovation et l’invention, la conscience de l’importance du travail et du savoir, l’esprit d’initiative, l’art de la communication et la clarté de vision » .
Où qu’on se tourne, suite à un contact direct avec le corpus managérial ou pour des raisons de proximité sociale, les valeurs de l’entreprise s’affirment dans l’espace de la nouvelle religiosité. Au salon du Bourget cette année, alors que les orateurs s’escrimaient, devant une foule peu attentive à défendre un islam lisse et non polémique, dans la salle d’exposition bondée régnait, au grand bonheur de Jâber, l’un des trois fondateurs de la marque de vêtement Dawahwear, « une belle atmosphère de bazar, avec tous ces produits de toutes les régions du monde ». À côté des stratégies politiques de l’UOIF, ce qu’on célébrait, c’était non le citoyen mais le consommateur musulman, lequel trouvait enfin ses repères et ses marques dans le streetwear islamique, de Dawahwear à Muslim Classics en passant par MBN (Muslim by Nature) et Amine, du nom de la vertu commerçante cardinale du Prophète : le fait d’être honnête et fiable. Partout le repoussoir était le même : non pas le mauvais pratiquant, mais le looser. Ainsi, l’un des commerçants du bazar ambitionne, avec ses produits streetwear, à « montrer que les musulmans sont capables de produire des choses de qualité et de sortir de tous ces clichés sur la banlieue égale la passivité, la zone ». Le nouvel idéal est alors moins une piété sans concession que « le musulman productif qui essaie d’entreprendre », la réussite sociale . Même Dîn Records, les rappeurs musulmans, dans leur DVD « le prix de l’indépendance », chantent moins la protestation ou l’islam que la réussite sociale, la volonté et le travail tout en contestant en creux la sévérité du salafisme classique et plaidant, par leur mode d’expression même pour l’avènement d’une religiosité « décontractée et relax » selon le mot de l’un des organisateurs de la tournée Rythm’N’Nasheed qui se déroula en France l’hiver dernier. Quant au concept d’hégire est relue en termes de décollage économique ou, pour les plus salafistes , structure un rapport positif à la globalisation qui, à l’opposé de l’hégire du désespoir des kamikazes de banlieue vers les jihâd-s du moment, s’oriente plus prudemment vers les espaces du monde musulman comme les Emirats « où se croisent le rêve arabe et le rêve américain » dixit l’un des pionniers du streetwear islamique en France ou la Malaisie, terre de prospérité et de stabilité économique.
Pourtant, ce repli de l’islamisation vers les valeurs de l’individualisme bourgeois que porte en elle tout la littérature managériale qui a permis de restructurer les formes de subjectivités religieuses post-islamistes aboutit moins à un repli narcissique du croire qu’il ne consacre le redéploiement du religieux dans une nouvelle visée politique. Non plus l’établissement de l’Etat islamique ou la restauration du califat, mais la liquidation de l’Etat-providence qui s’organise sur trois fronts : une destructuration néo-libérale des structures islamistes, la mise en place de nouveaux mouvements sociaux inspiré de l’idéal de l’entreprise maigre et la réorganisation du politique sur le principe de la décharge où des sociétés civiles pieuses reprennent la gestion des biens publiques que les Etats dérégulés ne parviennent plus à assurer à eux seuls. En clair, ce retour de l’islam au politique fait désormais l ‘économie de toute démarche oppositionnelle pour s’inscrire de plein pied dans le consensus de Washington tout en rappellant étrangement le conservatisme compatissant américain.

La déconstruction néo-libérale des structures islamistes
Un tel basculement de paradigme où « l’orientation économique » du religieux succède à l’obsesion de l’Etat islamique rejaillit d’ores et déjà sur les rapports au sein des structures militantes et structure une nouvelle critique interne où l’axe de tension n’oppose plus modérés et radicaux, mais un establishment arc-bouté sur la vision surannée pour ses critiques, d’une organisation encadrant totalement le destin de ses membres et des réformateurs moins démocrates que dégraisseurs souhaitant éventuellementl le pluralisme des valeurs mais surtout l’autonomie des individus. Ainsi, pour le chercheur islamiste jordanien Ibrahîm Ghurâbiya le temps est venu de passer d’une organisation pyramidale à un fonctionnement plus souple, fondé sur la notion – bien à la mode – de réseau. Il invite à une autonomie accrue des leaders locaux et critique, au passage, la « mentalité monopolistique » des leaders du mouvement, s’efforçant toujours de contrôler tous les secteurs de l’activisme islamiste, confirmant par là-même leurs « tendances despotiques » et exposant le mouvement à une répression plus facile. Allant dans le même sens, dans un article qui fit passablement de bruit lors de sa parution sur le site Islamonline , Muhammad al-Sayid Husaîn, militant islamiste d’Alexandrie, appelle à une spécialisation de l’activisme islamique, considérant qu’il faut distinguer une approche complète (chumûliya al-fahm) et une action globale (chumûliya al-‘amal). Partant du constat que les sociétés modernes sont trop complexes et diversifiées pour qu’une organisation unique puisse assumer, à elle seule, l’ensemble du travail islamique, il en conclut que l’autoritarisme de jadis doit être abandonné. En lieu et place, il considère la diversité des organisations islamiques comme une chance qui conduira nécessairement à un pluralisme « riche », selon le terme même de l’auteur, et conduira à maximiser les compétences individuelles et l’efficacité de l’œuvre générale. L’autonomie de l’individu s’affirme au cœur de l’institution, ce qui conduit, de fil en aiguille, à une désacralisation relative de la confrérie, présentée de moins en moins comme la planche exclusive du salut personnel.
Arrêtons-nous un moment sur les consultations religieuses du site Islamonline en tant qu’elles offrent un espace exemplaire pour comprendre, tant au niveau de l’offre que de la demande, comment la nouvelle « culture Frères musulmans » s’efforce de ménager plus d’espace à des revendications réelles d’autonomie individuelle. Ainsi de cet échange entre ‘Abd Allah, un jeune membre des Frères en Égypte et le leader islamiste libanais Fathî Yakin. Dans une demande de consultation intitulée « Oui à Dieu, non à l’organisation », ‘Abd Allah confie avoir un douloureux problème avec les Frères dans le quartier où il a été affecté. Ceux-ci, selon lui, privilégient en matière d’éducation une approche qui ne vise pas l’instruction de l’individu, mais à inculquer la soumission et l’obéissance – ce qu’il ne tolère pas. Il critique des leaders, qu’il présente comme mal éduqués, réfractaires à toute idée de dialogue. Pour lui, il est hors de question de se faire à l’idée que « le Frère se forme dans la main de son responsable hiérarchique comme le mort dans la main de celui qui le lave ». Fathî Yakin, pourtant connu pour son engagement sans concession au sein de l’organisation, abonde dans son sens pour dénoncer « cet égarement dans l’éducation religieuse qui pousse à prôner la loyauté à l’Organisation avant la loyauté à l’islam » et conseille finalement à son internaute égaré, vu les limites de ce que la majorité des organisations islamistes proposent comme éducation, de faire son ijtihâd personnel et d’essayer de mettre en place, avec d’autres, de nouvelles structures. Dit autrement, c’est bien de dégraissage dont il s’agit encore.
Les entreprises politiques maigres ou la nouvelle militance néo-libérale
« La fabrication de la vie » (Sunâ` al-Hayât), le dernier programme du prédicateur Amr Khaled , illustre de la manière la plus parachevée jusqu’où peut aller la rencontre de la prédication et du management et comment cette rencontre peut donner un nouveau souffle à la posture réformiste par trop enlisée – disent certains – dans le discours islamiste.
Cette émission, présentée sur la chaîne satellite saoudienne Iqra depuis 2003 est le fruit de la volonté de d’Amr Khaled de fonder un islam orienté vers l’action et cassant avec la passivité réelle ou supposée du monde arabe. Il met d’ailleurs ses auditeurs en garde dès l’introduction de son émission : « ce programme n’est pas un programme de conseils et de sermons, c’est un programme pratique (…) pour faire revivre nos pays et sauver nos jeunes ». Mais la réforme des collectifs passe par une réforme des subjectivités individuelles. Un classique dira-t-on de la pensée réformiste islamiste. Sans doute, à ceci prêt que si l’on continue d’en appeler à la moralité de la jeunesse, celle-ci confirme avec insistance l’homme nouveau flexible et battant, qu’évoque la littérature managériale … rien à voir donc avec la littérature de la soumission (adab al-tâ‘a wa al-samâ‘) distillée toujours plus péniblement au sein de la littérature islamiste. Rappelant que « le Prophète (qu’Allah lui accorde sa grâce et sa paix), a résumé l’islam en une seule phrase : ‘la religion c’est le conseil’, et le conseil c’est être positif », l’émission vise à casser les chaînes de la passivité et amener progressivement les auditeurs à « s’appliquer à soi-même les principes de la réussite ». Les passages à l’action jalonnent ensuite le programme : campagnes anti-drogues grâce au groupe « Les bâtisseurs de l’avenir », à la clef, un service de dénonciation sur le net sur un mode bien américain de Maccarthisme moral, actions anti-tabagisme, mouvements de solidarité divers, incitations à des initiatives locales et innovantes qui sont rapportées à chaque émission suivante. Très vite, le retentissement de l’émission est saisissant. Des jeunes s’organisent au niveau des écoles ou des mosquées de quartier pour organiser des groupes de formation à l’informatique pour les démunis, un manifeste anti-narguilé a été téléchargé du site par plus de 180 000 internautes, un « message aux fumeurs » mettant en garde contre les effets délétères du tabac a été téléchargé, lui, plus de 760 000 fois. Les campagnes de dons a été tout aussi impressionnante : un projet de collecte de vêtements a permis, avec l’aide de plus de 3200 collaborateurs bénévoles répartis dans 26 pays, de récolter plus d’un million et demi de sacs de vêtements pour les plus démunis.
Ainsi, l’émission devient une gigantesque opération de coaching à l’échelle du monde arabe et de l’Occident, réunissant des relais pour le moins hétéroclites : groupes d’écoliers en Syrie, doyens d’Université en Egypte, comités populaires en Lybie, propriétaires de cafés en Jordanie. La militance ne se fait plus à partir d »une organisation stable et hiérarchisée, mais à partir d’un réseau faiblement contraignant d’allégeances mobiles et contractuelles en constante recomposition. À ce titre, le nouvel activisme est structuré sur le patron de la nouvelle entreprise : plus d’organisation lourdes et hiérarchisées bloquant toute adaptation au réels, mais des projets collectifs ponctuels structurés de manière étonnamment semblable à l’entreprise dégraissée à laquelle aspire toute la littérature de management contemporaine : un « cœur svelte » travaillant en réseau avec une multitude d’intervenants ponctuels substituant à l’idée d’organisation une accumulation de liens contractuels plus ou moins durables se faisant et se défaisant d’une opération à l’autre et évoluant avec des phases d’expansion et de contraction liées aux opportunités du moment.
Amr Khaled se pose explicitement en « grand frère », qui se destine à « faire et donner confiance » , redonner au musulman l’estime de lui-même, premier pas sur le chemin de la renaissance pour laquelle il plaide. En lieu et place du prédicateur hautain et autoritaire, il est plutôt à moitié coach, à moitié médiateur, ces deux personnages que valorise le néo-management des années 1990 au détriment du directeur et du leader. En tant que coach, il se pose comme un « intégrateur, un facilitateur, un donneur de souffle » , il possède « l’art d’accoucher les esprits » , et c’est bien ce à quoi il se destine quand il appelle le musulman à « rompre les chaînes de la passivité ». Il est médiateur au sens de Boltanski et Chiapello car il fait circuler l’information en narrant en détails les initiatives « positives » des uns et des autres. Cette nouvelle militance islamiste, inspirée des valeurs du management, commence à faire des émules en Indonésie aussi où le « Nation Building Inner-Self Movement » initié par Aa Gym se destine aussi, à sortir la nation musulmane de sa crise morale grâce aux enseignement de la réalisation de soi, proactive, positive et centrée sur l’individu : « partez de l’individu, débuter par le plus petit pas et commencez maintenant » appelaient les slogans lors d’une manifestation de soutient au mouvement à Djakarta, un mouvement qui a, depuis août 2004, recruté plus d’un million de volontaires pour un nouveau civisme basé sur les valeurs de l’entreprise .
L’islam dans le moule du consensus de Washington
Ces nouveaux mouvements sociaux ne sont par ailleurs qu’une pièce d’une mutation politico-religieuse beaucoup plus fondamentale où l’islam n’est plus mis au profit de stratégies de contestation (ou de légitimation) des pouvoirs en place. En lieu et place, le religieux se réinscrit de manière consensuelle dans le paysage politique par le biais de la décharge. Cet ajustement de l’islam au nouvel idiome néo-libéral est bien en train de restructurer les rapports de la société au politique. Cette restructuration se fait à travers deux processus : la privatisation de l’Etat (c’est-à-dire le fait de confier à des opérateurs privés le financement et la gestion des biens publics) et le retour du religieux dans le politique non par le biais de la contestation, mais de la décharge, au sens de Weber, où certaines des prérogatives de l’Etat sont déléguées à des opérateurs religieux privés à l’image de la faith-based initiative de Georges Bush.
C’est ainsi sans surprises que l’on observe que, des régimes à leurs oppositions islamistes, la pression des jeunes générations sur les apparatchiks et la vieille garde s’accentue toujours plus, sous couvert de discours démocratique, pour dégraisser les structures politiques, alléger leur fonctionnement, assouplir leurs hiérarchies. Partout l’heure est à l’entreprise maigre vantée par la littérature managériale américaine et saluée par les nouveaux penseurs islamistes alors que les nouvelles générations politiques au sein du régime comme de leurs oppositions islamistes communient dans une vision minimaliste de l’Etat où domine le rôle d’incitateur aux investissements . C’est dans ce cadre que s’instaure une communion de pensée – et toujours plus d’action – entre les ennemis d’hier pour plaider l’instauration d’une société civile confessionnalisée, où communautés religieuses et secteur privé géreraient aux confins des logiques de marché et des œuvres pies les espaces laissés vacant par la déshérence des institutions publiques. À ce titre-là, il n’existe aucune différence substantielle entre les politiques économiques prônées par les réformateurs des régimes et les visées des islamistes convertis aux vertus du downsizing du politique, tous porteurs d’un discours étonnamment proche du compassionate conservatism américain.
En raison de l’embargo et de la guerre le régime soudanais est pionnier en la matière. Ne pouvant plus gérer le pays à partir des circuits de la fiscalité traditionnelle, il recours de plus en plus aux dons (tournant d’ailleurs souvent au racket d’Etat) pour construire hôpitaux, écoles et routes ou pour lever des armées, ils sont le produit de montages financiers au coup par coup où l’Etat les populations locales financent de manière direct leurs propres infrastructures, soutenus parfois par des dons d’hommes d’affaire du Golfe et un certain pourcentage de fonds publics, le tout encadrés par les agents des conseils municipaux. Le régime a d’ailleurs institué cet état de fait en doctrine d’Etat et parle « d’autosuffisance » (al-I‘timâd ‘ala al-Dhât), dans une doctrine où tous les répertoires de la solidarité musulmane sont mis en avant pour rationaliser le passage du public au privé dans l’allocation des biens publics . En Egypte, si l’on en est pas encore là, c’est pourtant une telle orientation que défend aujourd’hui le nouveau discours islamiste de concert avec les hommes d’affaire égyptiens et les élites libérales au pouvoir. Tous s’inscrivent dans un nouvel imaginaire politique qu’ils rapportent à la tradition musulmane de solidarité sociale du Waqf et de la zakat, les idiomes locaux de la dérégulation en somme. En plus de la charité traditionnel qui leur impose le geste large envers les démunis, les hommes d’affaire maintenant financent des hôpitaux, des écoles, des jardins publics, mais aussi des postes de police ou le remboursement d’une partie de la dette publique . On le voit d’ailleurs au niveau local. Les gouvernorats qui marchent sont ceux où la coopération entre les autorités et les hommes d’affaires fonctionne, comme à Minya ou Alexandrie par exemple, appliquant ce que préconise depuis quelques années le parti post-islamiste al-Wasat, à savoir la formation d’une société civile vertueuse fondée sur la tradition musulmane des œuvres pies capable de prendre en charge avec plus d’efficacité que les institutions publiques les impératifs de redistribution préalablement dévolus à l’Etat-providence comme la santé ou l’éducation. En matière de clash de civilisations, il convient alors bien de voir double: à l’ombre de l’axe du mal, où les Etats-Unis et « l’islam » s’opposent en termes géo-stratégiques, un « axe de la vertu » progresse en silence où l’on voit les ennemis de hier communier pour appeler de leurs vœux pieux à l’avènement d’une politique de la vertu et des œuvres visant à rapatrier le religieux dans un espace public reconfessionnalisé et soustrait aux mains de l’interventionnisme étatiste, nouvelle cible d’un consensus de Washington résolument compatible avec l’islam.

*Patrick Haenni, ancien chercheur au CEDEJ, auteur de l’ordre des caïds,
il prépare un livre au Seuil sur la recomposition de l’islam par le marché
à paraître en novembre.

1- Il a notamment écrit al-Muntalaq (le point de départ), al-Masâr (le parcours), Sunâ`a al-Hayât (la fabrication de l’existence), Rasâ’il al-`Ayn (Lettres de l’œil).
2- Notamment : Markaz al-Mustashâr, Markaz al-Mustaqbal, Markaz Afâq al-Mustaqbal Markaz al-Namâ, markaz Mahârât.
3- Sur l’évolution vers le marché des groupes d’hymnes islamistes en Egypte : Tammam (H.) et Haenni (P.), : « De retour dans les rythmes du monde. Une petite histoire du chant (ex-)islamiste en Egypte », Vingtième siècle, revue d'histoire, n082, avril 2004
4- Le Monde, 01.09.2003.
5- Voir à ce propos le remarquable article de Gwenael Feillard (critique internationale retrouver).
6-Les Bâtisseurs de la vie, introduction.
7 -Amel Boubaker, Cool and competitive, ISIM.
8 - Sur la recomposition du salafisme par les logiques de marché : Samir Amghar.
9 - Ibrahîm Ghurâbiya, « Un an après le 11 septembre … les références islamiques, de l’organisation pyramidale au fonctionnement en réseau », Islamonline, http://www.islamonline.net/arabic/arts/2002/09/article06.shtml.
10 - Muhammad al-Sayid Husaîn, « De l’approche globale à la spécialisation », Islamonline,
http://islamonline.net/Arabic/daawa/2002/10/article15.shtml.
11- http://www.islamonline.net/daawa/arabic/display.asp?hquestionID=4498.
12- Mon précédent article.
13-Boltanski (Luc), Chiapello (E.), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
14- Ibid, p. 168.
15- Ibid, p. 172.
16- Ibid, p. 174.
17- Feillard details.
18- B Hibou ed, La privatisation des Etats, Paris, Karthala détails…
éloquant en la matière, le programme politique du parti égyptien al-Wasat est disponible en anglais sur le site du parti : wwwalwasatparty.org.
19- voir notre : « Libéralités prétoriennes et Etat minimum au Soudan », Egypte/Monde Arabe, no32, 1998.
20- Livre de samer en arabe.