La France ne donne pas toujours l’impression d’être consciente de sa multiculturalité. Il est pourtant devenu nécessaire comme urgent d’œuvrer à la reconnaissance d’une particularité aussi positive. Ainsi, la France semble redécouvrir aujourd’hui qu'elle est un pays d'immigration post-coloniale. Un constat d’évidence dira-t-on. Mais sur un pareil thème d’actualité, il importe de creuser au cœur de ces évidences. Première évidence à partir de laquelle les héritiers de immigration se sont affirmés : la France est aussi leur pays et, au prix du sang et de la sueur de leur père, ils ont acquis le droit de vivre ici et de devenir des citoyens comme les autres. Mais on objectera pourtant que ce n'est pas vrai, qu’ils ne sont pas comme les autres Français !

Et s'ils ne sont pas comme les autres, ce n'est pas à cause de la différence culturelle. Car leur langue maternelle, c'est le Français, et à ce titre, ils ne se différencient pas des autres Français. Reste bien entendu la différence sociale, la précarité, qui peuvent aliéner une population en la coupant du rang des citoyens reconnus. Mais tous les héritiers de l’immigration ne sont pas RMIstes et ils n’ont pas le monopole de l’exclusion et de la pauvreté. Dès lors, si ce n'est ni la culture, ni la richesse qui fondent la différence des héritiers de l'immigration, faut-il admettre qu'ils ne seraient pas comme les autres à cause du regard des autres ? Encore une évidence qu’il s’agit de creuser.

Les infra humains de la première génération

En effet si les héritiers de l'immigration restaient des immigrés à perpétuité à cause du regard des franco-français, cela signifierait qu'ils ne sont pas les sujets d'une histoire. Non seulement ils ne seraient pas comme les autres, mais ils seraient moins que les autres : pas vraiment humains. Ce thème de « l’infra-humanité » renvoie directement à l'histoire du colonialisme. Les negros, bicots et autres moukères n’étaient-ils ont pas considérés comme des sous-êtres invisibles dont les souffrances et les passions n’étaient pas dignes de compassion ? Mais au-delà du colonialisme, toute l’histoire de la première génération de l'immigration est fondée sur ce déni d'humanité. Travailleurs coloniaux, travailleurs immigrés, des vies niées, laminées, broyées ; des destins anonymes de damnés de l’usine après ceux des damnés de la terre. C’est l’exception de l’immigration maghrébine au modèle d’assimilation qui traverse le siècle dernier sans pour autant trouver place dans le creuset français.

Les nouveaux spécimens d’humanité de la seconde génération

L’aveuglement de la société française n’a d’égal que celui des propres héritiers de l’immigration. Pas plus que les autres Français, les « beurs » de la seconde génération n’ont su assumer l’héritage de l’immigration. Les beurs, qui au début des années 80 ont pourtant tenté d’échapper à l'immigration à travers un mouvement d'affirmation et de reconnaissance publique. Certes, les clichés de la misère immigrée leur collaient à la peau et l'urgence était de revendiquer leur place dans l'histoire de France. Mais les beurs ont cru qu'ils étaient non pas comme les autres, mais finalement mieux que les autres vu que la France qui avait mal à son Front national les présentait comme l'avant-garde de son avenir multiculturel, comme des héros de l’émancipation. Une génération d’exception pour de « nouveaux spécimens d’humanité » . Mais les héros d’une éphémère mode beur ont vite déchanté, n'étant pas plus des nouveaux spécimens d'humanité que leurs pères n’avaient été, en réalité, des sous humains. Ils sont ainsi retombés dans le regard de l'autre et, au tournant des années 80, leur histoire s'est perdue dans la fiction sans auteur de sa légende médiatique.

La génération de l’humanisme démocratique

Une génération est passée mais les derniers héritiers de l'immigration ne se contentent plus d'exister dans le regard de la société française. A travers l'action de nouveaux collectifs et d'individus, on assiste à l'émergence d'une nouvelle figure d'acteur. A la différence des beurs, ces acteurs sont conscients du fait qu’il n’y a de sujet qu’exposé à une histoire, à une mémoire dont il s’agit de composer un récit pour soi et les autres. L’enjeu essentiel devient alors d'actualiser des références identitaires, de conjuguer au présent une mémoire plurielle de l'immigration pour poser des questions essentielles en dehors des jeux de simulacres avec le regard de la société française : que signifie concrètement être un arabe, un kabyle ou un musulman de France?
Une perspective qui est précisément la clef qui permet d’échapper à la réclusion dans les stéréotypes du regard des autres. Acteurs de la différence, les héritiers du travailleur immigré le sont d’abord en vertu d'un héritage assumé, d’une histoire qui les rend ni moins, ni mieux que les autres, mais qui permet de fonder leur singularité dans une société complexe. Et paradoxalement, c’est en choisissant d'explorer leur propre vision du monde, et non celle de tout un chacun ou de n’importe quel modèle d’intégration, qu’ils peuvent aspirer à la reconnaissance de citoyens comme les autres.