Le modèle assimilationniste français est en crise, entend-on de façon lancinante. Cette crise est imputée tantôt aux pannes des traditionnelles institutions d’intégration, école en tête, tantôt aux stratégies communautaristes des militants islamistes. Et si la crise ne se logeait pas plutôt dans le côté non assumé du traitement communautaire des populations de culture musulmane en France ? Le communautarisme imputé à celles-ci serait alors moins dans une posture de contestation ou de nostalgie que d’aménagement d’un moule social dans lequel elles se sont vu placées souvent malgré elles. Avant les senteurs de souffre qu’on lui connaît aujourd’hui, c’est plutôt un certain parfum de paradoxe qui ressortait de la morne grisaille des banlieues lors du dernier ramadan. Une atmosphère musulmane règne. Les jeunes sont plus que nombreux que d’habitude, surtout les fumeurs, les cannettes à la main se font rares, les pizzerias hallal se donnent des allures de fête. Dans cette école du 95, les filles se voilent à nouveau, nombreuses, suite à une cassette du prédicateur égyptien Amr Khaled sur le hijab amenée d’Egypte, et qui permet à la grande sœur des langues orientales de s’ériger en prédicatrice improvisée dans des réunions tout aussi informelles. Dans cette banlieue du Mans, les jeunes discutent âprement de la licité du rasage pendant le ramadan. Un peu partout, côté garçons on caresse le projet de se trouver une « meuf musulmane », occasion pour certains de réactiver les solidarités familiales souvent encore bien vivaces. L’islamité se fond dans le moule culturel de la banlieue, première, métisse, en proie à l’individualisation mais aussi à de nouvelles formes de contrôle social que les filles subissent parfois dans la douleur des dépositaires de questions d’honneur et de réputation dont elles se seraient parfois bien passées. Dans le même temps, pas d’encadrement islamiste en vue : un courant réformiste-frériste absent, une catéchèse par le Tabligh ne conservant guère longtemps ses ouailles qui filent souvent chez les « salafs » sans que ce soit le raz-de-marée annoncé de ce côté. Bref, la norme musulmane revient, par le bas et hybride, de manière diffuse, sans vecteur central, comme une sous-culture urbaine des jeunes nés en France plutôt que comme une revendication identitaire articulée à une idéologie clairement élaborée, que ce soit l’« islamisme » ou le « communautarisme ». Ce qui domine, c’est moins un projet islamiste qu’un islam reconstitué, bricolé « par la bande », souvent au sens propre du terme, et fortement intégré aux codes de la culture de banlieue.
Rien de bien exceptionnel à tout cela : moins qu’à des stratégies communautaires d’acteurs identifiables (les islamistes), il faut plutôt voir dans ce retour de la norme musulmane la conséquence culturelle d’un « effet de masse » lié à la gestion des populations héritières de l’immigration par les différentes autorités compétentes : cooptation d’édiles communautaires, dans une logique de clientélisme et – parfois – de calculs sécuritaire beaucoup plus que dans un souci de représentativité, enclavement des populations par une gestion ethnique du logement social. À l’autre bord, les mairies bourgeoises prennent soin de mettre sous le boisseau leur devoir de solidarité, préférant l’amende au logement social. Tribu non avouée pour le maintien d’une France « black blanc beur » en damier. Au vu de son ampleur (tous les testing et les rapports sur les inégalités le montrent), force est d’admettre que l’ordre social (et par conséquent le désordre social) en France est, au moins en partie, un ordre ethnique. Il structure les inégalités sociales, et parfois le gouvernement des hommes. Ainsi de la politique musulmane freinant l’émergence d’un islam de France : dialogue privilégié avec les acteurs du bled et non de l’immigration (les beurs dénoncent leur marginalisation de l’UOIF, la mosquée de Paris et la FNMF toujours fortement dépendants des autorités algériennes et marocaines), contacts avec l’université d’al-Azhar pour la formation des imams (institution qui sur les 10 dernières années en Egypte a fait montre d’un rigorisme dépassant celui des Frères musulmans, à tout le moins de leur aile modérée), marginalisation des élites s’engageant non sur le terrain du culte mais sur celui de la représentativité, mise à la vindicte des plus « interactifs » et citoyens des acteurs de l’islam de France (Tariq Ramadan). Le communautarisme, c’est alors le fruit amer du contrôle et de la neutralisation politique : silencieuse après la ratification de la loi sur le foulard, l’UOIF favorise maintenant la création d’écoles musulmanes, ce que des opposants beaucoup plus virulents à la loi, comme le Collectif des Musulmans de France, rejètent précisément parce que ce serait instaurer une éducation à deux vitesses et participer à la reproduction de l’inégalité sociale.
Le bilan de la politique musulmane dans l’hexagone est donc ambigu ; d’une part, elle favorise la structuration d’un islam largement dépolitisé et assure aux autorités la présence d’interlocuteurs peu polémiques, respectables et somme toutes relativement dociles. Pourtant, le « rôle civilisateur » de l’islam attendu par Sarkozy, parfois très anglo-saxon dans son rapport à la laïcité, risque de peiner à se réaliser par l’absence d’offre adéquate. L’UOIF sort passablement décrédibilisée d’un rapport trop servile au pouvoir, le Collectif des Musulmans stagne par absence de moyens et en raison d’un discours pas toujours en résonance par rapport aux préoccupations des jeunes de quartier, alors que – assurent certains chercheurs – le Tabligh s’essouffle également. Dans ce contexte-là, il ne reste plus que le salafisme, c’est-à-dire l’expression religieuse la plus parachevée du repli sur soi et de la démission citoyenne, lequel menace la France sans doute moins à travers le jihâd que par la déscolarisation qu’induit potentiellement son discours auprès des enfants de ses supporters. Le salafiste se donne alors comme le pendant religieux de l’indigène, assumant théologiquement ce que le mouvement qui s’en réclame condamne politiquement : l’échec des deux premiers mobilisations pour la reconnaissance sociale des populations héritières de l’immigration développant des problématiques identitaires toujours plus singularisante. Beur d’abord, musulman ensuite, indigène enfin. Et quand la reconnaissance ne trouve plus de langage, elle s’exprime alors par des flammes qui tiennent moins de la délinquance que du degré zéro de la politique.
Qu’elle soit vécue comme l’indice de la crise du modèle assimilationniste ou le symptôme de l’inachèvement d’un communautarisme inavoué, cette réification de l’imaginaire identitaire des populations de l’immigration aura peut-être au moins pour mérite de rappeler le fossé croissant entre la pratique politique et les valeurs professées, entre la théorie et les faits. Pour le meilleur ou le pire, Nicolas Sarkozy, en défendant le rôle moral de la religion, en sollicitant beaucoup les communautés religieuses et en proposant un aménagement de l’héritage de 1905, est peut-être simplement en train de donner de facto à un certain communautarisme le droit de cité qui lui faisait défaut.