Dans le passé, la mosquée a joué des rôles extrêmement variés : elle est djama’ (forum) et aussi masjid (temple). Elle a joué exactement le rôle du forum pour le temporel et le rôle de temple pour le culte. Sa naissance coïncide naturellement avec la naissance de l’Islam.
Le prototype de la mosquée fut celle de Médine, où l’ultime Messager de Dieu, paix sur lui, avait l’habitude à la fois de célébrer le culte et de prendre les décisions indispensables pour la jeune communauté musulmane. Ces rôles lui ont été attribués par la force des choses. Il n’y avait pas de César à Médine ; il n’y avait ni pouvoir temporel ni élan spirituel qui pouvait englober toutes les sensibilités se trouvant dans la ville. L’organisation politique existait, mais elle était tribale et se manifestait par une alliance de tribus, chacune ayant à sa tête un notable. Ces tribus avaient l’habitude de se réunir et de discuter, d’une manière que nous pouvons appeler « proto-démocratique », pour prendre les décisions principales. Cette organisation tribale était marquée par des rivalités et parfois des luttes fratricides. Sur le plan religieux, il y avait des cultes, et particulièrement à Médine ; une communauté juive importante y habitait, elle avait son modèle de relation à Dieu, extrêmement évolué et important, avec au cœur un monothéisme. Il y avait aussi d’autres cultes païens, un culte chrétien moins important que le culte juif, et très probablement des cultes chrétiens plus ou moins hétérodoxes. Voilà, en quelques mots, le panorama de Médine.
La mosquée est apparue dans ce contexte - et il faut en tenir compte - pour donner à la communauté naissante sa cohésion en tant qu’entité spirituelle et entité politique. C’est dans la mosquée que la communauté naissante a commencé à prendre conscience de sa spécificité, de son homogénéité et de son rôle. Mais, la mosquée, n’a pas surgi du vide. Le Coran parle d’un culte abrahamique qualifié de hanif, mot très difficile à traduire qui signifie : « droit qui conserve l’enseignement d’Abraham ». Il parle aussi du judaïsme, du christianisme et des cultes païens. Mais en même temps, le Coran se présente comme un message qui transcende toutes ces spiritualités pour retrouver la pureté de l’Islam.
Islam est un mot qui dérive de la racine san, lam, mim, qui signifie essentiellement « paix », et moins « soumission »à Dieu. Cela est très important. Je n’aime pas traduire par « soumission à Dieu » parce que, dans mon optique, Dieu n’a pas voulu avoir des esclaves. Et s’Il l’avait voulu, Il l’aurait fait.
Le Coran mentionne dans de nombreux versets que tel n’était pas le but de Dieu. Je rejette donc la traduction courante de « soumission »qui connote une idée d’abandon et de non-responsabilité d’un être humain qui ne s’assume pas et qui se soumet : Dieu n’est pas un féodal, ni un dictateur, ni un bourreau ! Dieu n’est pas tout cela, Dieu est le Dieu d’Abraham, c’est le Dieu qui demande à l’homme de s’en remettre à Lui. Ce qui est très différent : ce n’est pas se soumettre à Dieu, mais s’en remettre à Dieu dans un acte de confiance. Il s’agit d’un acte de confiance de l’homme en Dieu, mais aussi de confiance de Dieu en l’homme, puisque Dieu a donné à l’homme une amana, une mission que l’homme doit remplir. Par conséquent, l’Islam, dans mon optique - et je pense qu’elle peut être partagée par tous les compatriotes musulmans, qu’il n’y a pas de difficulté à l’admettre -, c’est un pacte de confiance réciproque entre Dieu et l’homme.
La mosquée est ainsi le lieu de concrétisation de ce pacte entre Dieu et l’homme, un homme qui a le sens du temporel et le sens du spirituel. La mosquée allie justement le temporel et le spirituel, pour que l’homme ne soit pas atrophié de l’une ou de l’autre de ses dimensions. L’homme peut se dépouiller de la foi et rien ne l’oblige à l’embrasser, parce que l’Islam est liberté, parce que toute conviction, toute foi qui n’est pas liberté, n’est pas une, elle n’est que servitude et rien de plus. Par conséquent, l’homme habité par la foi possède un aspect spirituel et un aspect temporel : il ne s’adore pas lui-même, il ne fait pas de l’anthropolâtrie, c’est-à-dire le culte de l’homme rendu à l’homme qui se serait libéré en ayant « tué » Dieu.
La mosquée est le centre dans lequel l’homme va s’épanouir avec ces deux aspects, et c’est pour cela que la mosquée de Médine a joué ce double rôle. Elle est un lieu de concertation, shura, un lieu de débat, un lieu dans lequel on essaie de résoudre les problèmes de la société. Forum des Latins, Parlement d’aujourd’hui, espace de discussion, on peut aménager le temporel comme on l’entend. Mais la mosquée avait joué à un moment donné de l’histoire ce rôle d’espace de liberté, de discussion pour tout ce qui concerne l’aspect temporel de l’existence humaine.
Son rôle le plus important est cependant d’ordre spirituel. C’est le lieu où l’homme retrouve réellement sa dimension qui le distingue de l’ensemble de la Création, cette dimension spirituelle qui fait que l’homme prie. Et qu’est-ce que prier ? Ce ne sont pas seulement des gestes mécaniques accomplies dans la mosquée - et c’est la mosquée qui est le centre de la prière - cinq fois par jour - restitue le mi’raj, l’ascension vers Dieu - la prière a été recommandée aux musulmans au cours de l’ascension du Prophète de l’Islam vers Dieu.
C’est ainsi que le musulman qui entre dans l’espace sacré de la prière, cinq fois par jour, oublie le temporel, il oublie la Terre et commence son ascension vers le Ciel. Grâce à la Parole divine, le Coran est pour le musulman une parole entièrement divine, en une langue entièrement humaine, grâce à l’intériorisation de cette Parole de Dieu qui nous élève et nous projette dans l’espace divin.
Voilà donc la mosquée telle qu’elle a été conçue par notre prophète : un lieu où l’homme avec sa dimension temporelle s’épanouit pleinement, et un lieu aussi où l’homme avec sa dimension essentielle, spirituelle, fait chaque jour son ascension vers le Ciel.

Source : La mosquée dans la cité, sous la direction de Hakim El ghissassi, éditions la médina, 2002