Les multiples humiliations subies par ces jeunes des quartiers difficiles sont à l’origine des émeutes urbaines. C’est très probablement de la prise de conscience de ce fait que découlera notre capacité à trouver les solutions adéquates à ce réel malaise social. L’émeute est de retour. On l’avait oubliée. Cela fait pourtant plus de quinze ans (au moins depuis les années 1990 et 1991, mais l’on pourrait remonter aussi aux « rodéos des Minguettes » en 1981) que cette forme de révolte populaire et juvénile est inscrite dans la société française et a fait l’objet de nombreux diagnostics. L’originalité des événements actuels semble cependant résider dans trois choses : la durée de l’émeute, la jeunesse des émeutiers, l’extension rapide du phénomène dans la région parisienne (le reste demeure plus sporadique en province). Comment l’analyser ? Écartons d’abord la théorie du complot promue par le ministre de l’Intérieur et par certains syndicats de police (pas tous, heureusement). Certes, parmi les émeutiers, l’on trouve des délinquants bien connus localement et qui se défoulent avec plaisir. Mais l’on trouve aussi des jeunes dont c’est la première expérience de transgression et d’expression violente des conflits. Dans tous les cas, les émeutiers ne sont pas des bandes organisées téléguidées par de plus gros délinquants et ils ne sont pas non plus structurés idéologiquement. Cette théorie est un leurre, destiné à justifier une vision et un traitement purement policier de l’émeute. Sur le terrain, personne n’y croit. Cette théorie est donc fallacieuse, et elle est de surcroît dangereuse car ce traitement policier de l’émeute renforce le problème au lieu d’aider à le résoudre. Écartons ensuite les propos moralisateurs qui dénoncent ou qui s’apitoient sur une jeunesse qui n’aurait « plus aucun repère », qui serait « sans foi ni loi », des sauvages ou des barbares au fond, dont les parents auraient certainement « démissionné » et vis-à-vis desquels les institutions seraient trop « laxistes ». Ce type d’analyse, proche du café du commerce (« Ah ma brave dame, tout fout le camp, c’était pas comme ça de mon temps ! »), nous empêche tout autant d’analyser la situation. Essayons plutôt de dépasser la sidération que l’on ressent devant les images de voitures ou d’écoles qui flambent, pour essayer de prendre au sérieux cette jeunesse, c’est-à-dire de nous interroger sur ce qu’elle veut dire. Je pense pour ma part que ces émeutes s’articulent sur une série d’humiliations accumulées dans les familles depuis des années.
Une humiliation scolaire. L’école n’est pas vécue par une partie de ces jeunes comme un instrument de promotion mais comme le lieu d’une sélection qui transforme leur destin social en autant d’humiliations personnelles. A leurs yeux, la promotion par l’école est réservée à d’autres, qui savent tirer tous les bénéfices et qui sont généralement des « Blancs » quand eux sont généralement des jeunes issus de l’immigration. Ne serait-ce pas ces mêmes « jeunes de banlieue » qui, au mois de mars dernier, dépouillaient et frappaient les lycéens venus manifester pour défendre leur école ?
Une humiliation économique. Tandis que nous commentons des hausses ou des baisses d’un taux de chômage national entre 8 et 9 %, la situation d’une partie de la jeunesse est sans commune mesure. Le taux de chômage des jeunes à Clichy-sous-bois tourne autour de 30 %. Et si l’on cible les jeunes nés de père ouvrier et sortis de l’école sans diplôme ou avec un simple CAP, le taux de chômage dépasse les 50 % dans la plupart de ces quartiers qui s’enflamment de nouveau aujourd’hui. Sans emploi, impossible d’accéder à un logement et d’envisager de pouvoir fonder sa propre famille. La vie « normale » est interdite.
Une humiliation quotidienne dans les rapports avec la police. Les pouvoirs publics ne mesurent sans doute pas à quel point cette interaction est devenue au fil des ans un élément du problème. Lorsque des policiers presque tous « blancs » interviennent sur des populations qu’ils ne connaissent pas, contrôlent indistinctement tous ceux qui leur paraissent « suspects » (qui sont presque tous blacks ou beurs) et sont capables de faire preuve de la même violence verbale et physique que les délinquants qu’ils voudraient arrêter, alors il n’est pas surprenant que cette relation quotidienne soit perçue par ces jeunes comme le symbole d’une oppression et d’un racisme.
Une humiliation politique. Après l’échec du « mouvement beur » du début des années 1980, et tandis que les militants politiques et syndicaux ont déserté les quartiers populaires, la jeunesse de ces quartiers ne parvient pas à faire entendre sa parole dans l’espace politique. Pire : quand elle tente de s’exprimer et de s’affirmer d’une autre façon, ceci se retourne contre elle. Son engouement pour le rap est traité avec crainte ou condescendance. Son affirmation identitaire est accusée d’être une forme de « communautarisme » qui menacerait l’unicité de la République. Son affirmation religieuse est criminalisée au nom de la peur du terrorisme ou de la liberté des femmes. Cette jeunesse est donc à la fois privée d’avenir et privée de parole. Les grands frères se débattent dans ce marasme dépressif. Les petits frères expriment violemment leur envie d’exister.