A l’aube du centième anniversaire de la promulgation de la loi de Séparation, partisans et adversaires d’une refonte de son contenu semblent sur le point d’ouvrir les hostilités. Pour les uns, la disparité au détriment des confessions non catholiques justifierait un remodelage de la loi. Pour les autres, les modalités de régulation de l’expression publique des cultes, inscrites dans la loi de Séparation, sont tout à fait adaptées à la nouvelle donne religieuse française. Puisque ce débat ne souffre pas de position intermédiaire, disons-le d’emblée : à notre sens la loi de 1905, dans son ensemble, n’a absolument pas besoin d’une refonte. Il est cependant nécessaire de préciser le sens, à travers des jurisprudences cohérentes, de quelques termes et dispositions afin de définir de manière plus exacte la marge d’action octroyée aux collectivités locales dans leur relation aux associations cultuelles. Nous illustrerons notre propos en focalisant notre attention sur le sens de l’articulation des deux premiers articles de la loi de Séparation.

Entre abstention et interventionnisme, une situation inégale au regard de la neutralité de l’Etat et de l’équité

Au regard des deux premiers articles de cette loi, la situation actuelle des cultes en France pose en effet la question du sens de la « neutralité » et de son corollaire immédiat, l’ « équité » en matière de garantie du libre exercice des cultes. Prenons l’exemple de la prise en charge du bâti consacré au culte ; dans ce domaine, l’article 2 de la loi de 1905 impose aux pouvoirs publics une stricte neutralité à l’égard des confessions religieuses, mais l’article 1er de cette même loi mentionne bien que la République « garantit le libre exercice des cultes ». Tout est affaire de subtilité dans l’articulation entre les deux articles… Le législateur, dans un souci de bienveillance certainement, élargira d’ailleurs à plusieurs reprises la prise en charge du bâti dédié au culte, ainsi que les modalités d’interventions ponctuelles afin de préserver l’état de conservation des infrastructures religieuses susceptibles de subir des dégradations. En voici deux exemples : l’article 13 de la loi de Séparation sera rapidement modifié par l’article 5 de la loi du 13 avril 1908, afin d’y ajouter les dispositions suivantes : « L’Etat, les départements et les communes pourront engager les dépenses nécessaires pour l’entretien et la conservation des édifices du culte dont la propriété leur est reconnue par la présente loi. », L’article 19 sera également modifié par la loi n° 1114 du 25 décembre 1942 dans le sens suivant : « Ne sont pas considérées comme subventions les sommes allouées pour réparations aux édifices affectés au culte public, qu’ils soient ou non classés monuments historiques. »

Le problème réside, jusqu’à présent, dans les modalités d’application de l’ensemble de ces dispositions modifiées de la loi, lesquelles ne seront jamais réellement uniformisées, les jurisprudences des tribunaux et du Conseil d’Etat venant en préciser les contours au cas par cas. Aussi, ce va-et-vient de l’Etat entre abstentionnisme formel et interventionnisme a engendré, de fait, dans certains aspects de l’organisation de la vie des cultes sur le territoire national, une situation de déséquilibre dans l’égalité de la pratique des différentes religions de l’Hexagone. Le texte de 1905, et plus précisément son article 13 , a eu en effet une incidence importante sur l’entretien et la conservation des lieux de culte catholique et, dans une moindre mesure, protestant et juif. La prise en charge éventuelle des édifices construits après la promulgation de la loi de Séparation, donc du culte musulman, entre quant à elle dans le cadre de l’article 19 qui permet à la collectivité locale de prendre en charge les frais de réparation des édifices du culte dont elle n’est pas propriétaire. Les édifices musulmans n’étant pas classés, ils ne bénéficient pas de subventions du Ministère de la Culture. Mais la progression sociale des musulmans, notamment des nouvelles générations, et la possibilité de solliciter une intervention publique pour les dépenses de réparation vont certainement faire émerger de nouveaux moyens et de nouveaux besoins, qui pourront sans aucun doute trouver réponse dans le cadre légal existant, à condition que la volonté politique aille dans ce sens.

L’engagement financier des collectivités territoriales sur le bâti cultuel dont elles sont propriétaires

La collectivité territoriale est autorisée à prendre en charge les dépenses d’entretien et de conservation de ce bâti, avec pour restriction de n’engager aucun frais dépassant la stricte conservation de l’édifice. Le but visé ici consiste à définir une amplitude minimale d’intervention sur le bâti afin d’assurer sa pérennisation, sans aucune transformation ni embellissement. Dans ce sens, l’intervention de la commune doit se limiter au strict minimum, à savoir éviter tout dommage susceptible d’être causé à un tiers pour défaut d’entretien , et préserver l’état de salubrité de l’édifice et du mobilier destiné à l’exercice du culte. La notion d’intervention minimale n’a cependant jamais été précisée dans les textes, et relève avant tout de l’appréciation de la commune. C’est essentiellement la jurisprudence qui en fixe les limites, en considérant notamment les sommes versées et ne pouvant être justifiées sur la ligne de conservation et d’entretien comme des subventions non autorisées.

L’engagement financier sur le bâti cultuel dont elles ne sont pas propriétaires

Les frais engagés pour la réparation des édifices postérieurs à 1905 ne sont pas considérés comme une subvention directe ou indirecte. Reste à définir, une nouvelle fois, ce que le législateur a voulu signifier par « dépenses de réparation ». Le Code général des collectivités territoriales ne prévoit aucune disposition particulière sur le sujet. On peut en déduire que la commune peut engager tout travaux pouvant être considérés comme contribuant à la réparation du bâti cultuel présent sur son territoire . Mais ce n’est pas le point le plus sensible aujourd’hui, car la question récurrente concerne avant tout le financement de la construction des lieux de culte. Aussi, pour garantir la liberté religieuse et le libre exercice des cultes, tels que stipulés dans l’article 1er de la loi de Séparation, les collectivités publiques peuvent-elles aider au développement des édifices du culte musulman ? Si elle revient sans cesse dans les débats sur l’islam de France, la question ne date pas d’aujourd’hui. Et les réponses formulées par les responsables politiques laissent souvent perplexes. Ainsi, dans sa réponse à la question écrite n° 18938 du 9 août 1984 à ce sujet, le ministre de l’Intérieur de l’époque affirmait : « [...] Enfin, si l’égalité entre les diverses confessions religieuses est souhaitable et doit être recherchée, force est de constater, dans la pratique, une évidente inégalité entre les différents cultes, au détriment surtout du culte musulman. L’aide épisodique que ces collectivités publiques ont apportée ou viendraient à apporter en vue de l’aménagement ou de l’édification de centres islamiques vise à remédier à cette inégalité et, dans la mesure où, comme la mosquée de Paris , ces centres ont à la fois un objet cultuel et culturel, n’apparaît pas constituer une violation du principe de la Séparation des Eglises et de l’Etat. » Cet avis présente l’Etat comme le garant de l’équité dans l’exercice du culte, en intervenant le cas échéant lorsque celle-ci n’est pas réalisée. Mais il n’en demeure pas moins problématique, pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que, dans le contexte actuel de multiplication des lieux de culte musulman, le caractère « épisodique » d’une aide risque de se transformer en aide systématique dès lors que les fidèles auront de la peine à clôturer le solde des fonds à engager pour l’acquisition ou la construction d’un bâtiment. Et qu’en sera-t-il si d’autres cultes viennent à se développer dans l’Hexagone, avec leur lot de difficultés ? Ensuite parce que, nonobstant la possibilité, pour une association culturelle, de posséder un objet cultuel secondaire, l’infrastructure associative pose souvent un problème de lisibilité dans l’espace environnant, puisque les activités ayant le label culturel sont, dans la plupart des cas, destinées uniquement aux fidèles du culte concerné. Enfin, cet avis ministériel, interprété à la lettre, peut créer un flou dans la définition même du lieu de culte. Prenons l’exemple bien connu, qui ne cesse de faire couler de l’encre, du Centre culturel islamique de Rennes. Le Conseil d’Etat, dans sa délibération du 12 février 1988 concernant le financement public de ce centre, lui a reconnu la qualité d’équipement public au sens défini par le droit de l’urbanisme. La municipalité de la ville avait en effet décidé de financer le bâtiment au titre d’équipement public. L’arrêté municipal avait été attaqué par une association de résidents du quartier, relayés par le commissaire du gouvernement, pour méconnaissance des dispositions de la loi de 1905. Le Conseil d’Etat avait bien annulé, dans un premier temps, le permis de construire, mais au seul motif de non-conformité au plan d’occupation des sols, et non pas au titre de la méconnaissance des dispositions de la loi de 1905, comme le proposaient les requérants. Cet avis sème le trouble dans la définition de l’ « équipement d’intérêt général », qualificatif accordé généralement aux lieux de culte, et celle d’ « équipement d’intérêt public » étendue ici par le Conseil d’Etat à une structure qui n’a pas vocation à organiser des activités en direction des non musulmans. Ne serait-il pas plus sage de s’en tenir aux dispositions existantes et de les appliquer pleinement, en stimulant la volonté politique locale, sans discriminer un culte quelconque ? Par exemple, la collectivité publique peut approuver l’inscription d’un édifice voué à un usage exclusivement cultuel dans le plan d’occupation des sols, en tant qu’installation d’intérêt général, au sens de l’article L. 123-1-8° du code de l’urbanisme, le financement du projet de construction demeurant à la charge du porteur du projet. Plus généralement, beaucoup de lieux de culte musulman, au vu de leur vétusté, pourraient prétendre à une aide des collectivités locales au titre de la réparation inscrite à l’article 19 de la loi mais, par souci de préserver le climat politique local ou à cause d’une vision péjorative de l’islam, nombreuses sont les collectivités qui opposent un refus de principe à ce type de subvention tout en l’octroyant, dans le même temps, pour des édifices d’autres cultes présents sur le même territoire.

La question spécifique du bail emphytéotique pour la construction de lieux de culte

Cette application de l’emphytéose résulte de l’accord intervenu, en 1936, entre le président du Conseil Léon Blum et le cardinal Verdier, archevêque de Paris. Par cet accord, le premier concédait à l’association diocésaine de Paris la possibilité de contracter des baux emphytéotiques, pour une durée de 99 ans et moyennant un loyer symbolique. Concrètement, deux solutions s’offrent à la collectivité locale : soit elle concède un terrain en emphytéose à une association gérée sous le régime de la loi de 1905, ou de 1907, charge à cette dernière de conduire le projet de construction du lieu de culte soit, et là nous entrons dans la zone de turbulence interprétative, elle construit un bâtiment qui sera affecté, en qualité d’équipement public, à une association culturelle musulmane. Plusieurs municipalités ont conclu des emphytéoses avec des associations musulmanes, avec des modalités très diverses. Citons quelques exemples, qui ne sont absolument pas exhaustifs :

- Auxerre. La municipalité a pris en charge les travaux d’arasement du terrain, estimés à 64000 €, malgré le refus de conseillers municipaux qui y voyaient une subvention indirecte ;

- Montreuil. La mairie a exigé que les associations musulmanes de la ville se constituent en une fédération locale qui signera le bail. Celui-ci, portant sur un terrain de 4000 m², serait de longue durée, pour un loyer modique ;

- Hérouville-Saint-Clair (Caen). La municipalité a décidé d’aider à la relocalisation des locaux de l’Association Islamique et Culturelle du Calvados. Les locaux actuels, assez vétustes, étant situés dans une zone d’activité économique la municipalité, plutôt que de se lancer dans des travaux de réhabilitation, projette de construire 250 mètres carrés de locaux dans un autre quartier, qui seraient gérés par ladite association pour ses activités culturelles. Cette dernière prendrait à sa charge la construction, sur le même endroit, d’une salle de prière. La délibération, malgré les réticences des élus de l’opposition, a été adoptée ;

Les exemples d’emphytéose ne manquent pas. Dans tous les cas, le degré d’implication des élus locaux dans les dossiers soumis par les associations musulmanes peut varier de façon considérable. S’inscrivant, à l’origine, dans une logique de plus value financière, l’emphytéose gagnerait donc à être circonscrite de façon plus précise par les textes, afin d’en préciser la portée sur le foncier et le bâti. Car les arguments relatifs à la durée et au faible coût du loyer trouvent vite leurs limites : concernant la durée, l’issue du bail engagera une négociation incontournable car, de toute façon, les dispositions légales empêchent sa reconduction tacite, et la signature d’une nouvelle convention sera soumise à l’accord préalable du conseil municipal de la ville concernée. Au plan du loyer, certaines voix se sont élevées contre la pratique des loyers « symboliques », et exigent que les collectivités locales réajustent les prix des baux sur ceux des marchés. Même si les jurisprudences du Conseil d’Etat semblent être assez tolérantes en la matière, une association cultuelle ne serait pas tentée de prendre un bail dont le coût, à terme, serait plus important que l’achat du terrain. Mais il est possible, dans l’absolu, de réorienter l’objectif financier du bail emphytéotique pour faciliter, sans tomber pour autant dans une logique de financement indirect au culte, l’édification de lieux de culte, en inscrivant notamment dans la convention de bail des clauses particulières favorables au preneur. Mais laissons cette tâche aux juristes…

A l’issue de ces quelques réflexions, il apparaît que le socle de la loi de Séparation, amendé plusieurs fois au cours du siècle dernier, offre un cadre tout à fait pertinent pour la gestion des cultes en France. Cependant, on l’aura bien compris, les modalités d’intervention doivent absolument être précisées afin d’éviter l’expansion de deux logiques extrêmes, l’une considérant toute action d’une collectivité publique dans un projet ayant une dimension cultuelle comme une entorse à la loi de Séparation, l’autre prônant une sorte d’affirmative action en vue de la mise à niveau du culte musulman en France. Une position médiane est tout à fait possible, dans le cadre légal existant, qui consisterait à préciser, notamment dans le code de l’urbanisme et dans celui des collectivités territoriales, les domaines d’intervention des collectivités locales dans les projets ayant une dimension cultuelle. Adopter une position médiane doit consister également, pour les élus locaux, à prendre les dossiers déposés par les associations musulmanes sans a priori ni considérations électoralistes. Certaines municipalités posent aujourd’hui aux porteurs de projets musulmans des conditions tacites inacceptables au plan du droit ou de la morale, en octroyant par exemple des terrains dans des zones industrielles ou d’activités économiques, ou à la périphérie d’une ville afin d’ôter toute visibilité « gênante » de la mosquée pour les habitants. D’un autre côté, les musulmans doivent faire preuve de maturité dans l’élaboration de leurs projets : après l’islam des caves, n’assisterions-nous pas à l’émergence d’un islam des usines et des magasins désaffectés ? Bien des dossiers déposés en mairie suscitent l’interrogation des élus locaux, surtout lorsqu’une communauté de quelques centaines de fidèles se lance dans une course aux mètres carrés, ou désire racheter de grands bâtis dont l’état de vétusté les conduira à finaliser leur ambition à grand peine et souvent au bout de longues années. Là aussi, la position médiane consiste à élaborer des projets à l’échelle des communautés musulmanes locales et à ne pas exagérer une dynamique cultuelle qui, pour sa part, est bien réelle.

Omero Marongiu, sociologue
Chercheur associé au Groupe de Sociologie des Religions et de la Laïcité (GSRL), EHESS, Paris
Chargé d’Etudes au Centre de Ressources Régional contre les discriminations, pour l’intégration et l’égalité des chances D’un Monde à l’Autre, Tourcoing