Les émeutes qui ont secoué la France pendant deux semaines n’ont pas été accompagnées par un discours construit ; il n’y a eu ni porte-parole, ni revendication ou critique. Dans ce silence, la violence est apparue plus comme expressive qu’instrumentalisée, gratuite, irrationnelle : la marque même de l’anti-mouvement social. Comment comprendre alors l’intensité de cette explosion inattendue, quels concepts mobiliser, quelle approche adopter ? La presse étrangère, et en particulier anglo-saxonne, n’a pas hésité à parler de « révolte » et de « rage » « musulmane », passant d’une lecture sociale à une lecture ethnique et religieuse de la crise. Pour l’hebdomadaire libéral britannique The Economist, la violence s’expliquerait par l’influence combinée de quatre facteurs: le chômage structurel de masse imputable à l’Etat providence ; l’exacerbation des ghettos ethniques dans les banlieues ; la répression policière de Nicolas Sarkozy ; et la stigmatisation de l’islam (“An underclass rebellion”, 11/11/2005).

L’analyse des événements en France est longtemps restée plus prudente, évitant généralement toute référence explicite à l‘islam. Malgré l’utilisation d’expressions comme intifada ou djihad des banlieues, la grille de lecture privilégiée était clairement celle de la fracture sociale et urbaine.

La remise à jour du concept de « fracture sociale », inventé par Marcel Gauchet et utilisé par Jacques Chirac en 1995, n’était pourtant pas sans ambiguïté. Car elle entrait en conflit avec la construction médiatique et politique (ultérieure) des banlieues comme des « territoires perdus de la République », où les dysfonctionnements s’expliquent plutôt par un défaut de laïcité dû aux agissements de mouvements politico-religieux – un euphémisme qui renforce la peur en désignant, sans les nommer, les courants dits islamistes.

Deux moments avaient façonné une perception spécifique du rôle de l’islam dans les banlieues : d’abord, le processus de constitution du Conseil français du culte musulman, accompli en toute urgence sous l’égide de Nicolas Sarkozy, fut présenté comme la solution désirable au « problème d’islam ». Il constitua aussi la seule réponse symbolique du ministre de l’Intérieur – avec la répression - à ce qu’on appelait déjà « la crise des banlieues ».

Le débat ensuite sur l’application du principe de laïcité s’était focalisé sur des groupes islamistes qui, selon la formule consacrée, « testaient la résistance de la République ». Bien que le sujet concernait le port des signes religieux à l’école publique, les discussions se sont vite déplacées vers les violences commises en banlieue contre des femmes – expliquées trop hâtivement par un excès de zèle religieux et la montée de l’islamisme.

Le spectre de la « menace verte » sert depuis plusieurs années de bouc émissaire. Dans ce contexte, la thèse d’une « ombre des imams » derrière la violence actuelle n’a presque pas besoin d’être explicitée – elle est déjà présente dans le subconscient de la plupart des citoyens, pour qui l’islam symbolise toute l’altérité de l’immigration et des banlieues. Si certains élus évoqueront effectivement une manipulation islamiste, et d’autres seulement une « convergence d’intérêts » entre casseurs et intégristes, l’hypothèse d’une « guerre de religions » (Le Point, 10 nov 2005) sera principalement relayée par les médias, sous forme de questions – suggestives - posées par les journalistes aux acteurs politiques et sociaux.

La vision médiatique de l’islam comme danger potentiel a été illustrée de façon éloquente par Le Figaro, qui début novembre titre en première page : « Enquête sur le rôle de l’islam dans la propagation de la violence ». On y apprend que, suite à l’explosion de la grenade lacrymogène devant la mosquée de Clichy-sous-Bois, « les familles d’origine marocaine… se sont notamment téléphonées » ! Pourtant, l’enquête ne se révèle pas conclusive : « l’islam, d’après les aveux de la journaliste, ne joue pas un rôle déterminant dans la propagation des troubles » (Le Figaro, 5-6 novembre 2005).

Sur le terrain, la couverture médiatique des émeutes dévoile toutefois une autre réalité, celle du rôle médiateur de l’islam dans les banlieues dites difficiles : les responsables musulmans « appellent au calme » par des prêches et des fatwas, « organisent des patrouilles de nuit » pour tenter d’arrêter la violence, remplissent une « fonction d’ordre public ». L'ambivalence des pouvoirs publics à l’égard de ces « sous-traitants de la République » (Le Point 10 nov 2005) est aussi amplement décrite, le plus souvent sous forme de témoignage anonyme d’un fonctionnaire.

Il y a sans doute dans cette mobilisation du référent islamique pour apaiser une situation de crise une certaine subversion de la laïcité. Les autorités semblent l’encourager lorsqu’il s’agit de rétablir le calme, mais n’hésitent pas à l’ériger en menace pour des gains électoraux. Paradoxalement, ces recompositions du religieux et du politique, et les jeux d’influences et d’aménagements auxquels elles se prêtent, s’inscrivent pleinement dans l’histoire turbulente de la laïcité en France. Elles contribuent à la normalisation et banalisation de l’islam. Malgré un débat virulent, l’intégration de l’islam en France est bel et bien en marche.