La moitié d’entre eux sont des immigrés en provenance des principaux pays islamiques du monde arabe, du sub continent asiatique, de l'Afrique et des Balkans. Bien sûr, la cohabitation n’est pas toujours facile entre ces immigrés, éduqués et prospères, et la masse des musulmans de la communauté afro-américaine en proie à des problèmes économiques et sociaux majeurs. L’histoire, la mémoire, le profil social et culturel… tout différencie les deux groupes. (voir l’article de Suleyman Nyang). Mais ils ont un point commun : l’islam. En effet, la majorité des conversions à l’islam dans la communauté black se fait en faveur de l’islam sunnite et non pas de Nation of Islam, contrairement aux fausses idées colportées de ce côté-ci de l’Atlantique ( voir l’article " le vrai visage de l’islam noir "). L’islam sunnite est en fait la religion qui progresse le plus au sein de la société américaine dans son ensemble, et pas uniquement au profit du groupe black. Plus surprenant, et pourtant tout aussi puissant, existe un phénomène de conversion dans le groupe hispanique, sans oublier également les conversions de “White American”.
À l’instar de l’islam européen, l’islam américain est donc extrêmement diversifié dans ses composantes ethniques, culturelles et nationales. Mais à la différence de l’islam européen, l’élite musulmane américaine est une réalité : docteurs, ingénieurs, universitaires…. La plupart des immigrés musulmans présentent la caractéristique d’être hautement qualifiés et diplômés, ainsi que de se situer dans les strates sociales les plus élevées de la société américaine. Force est de constater qu’à l’inverse, cette élite est encore à venir dans les principaux pays européens, où l’immigration est liée à l’appauvrissement des sociétés du Maghreb, d’Afrique, d’Inde ou du Pakistan. Les candidats à l’exil vers l’Europe étaient donc les élements les plus vulnérables économiquement et les moins éduqués au sein de leurs sociétés d’origine. L’écart social à combler au sein des sociétés européennes demeure donc conséquent, même si des améliorations sensibles peuvent être notées au sein des générations suivantes, avec l’apparition de classes moyennes, ainsi que de certaines figures intellectuelles formées en Europe.
Ces différences sociales et culturelles se traduisent immédiatement dans le discours et la tonalité de l’islam américain. En matière d’éducation, de transmission de l’islam, de réflexion sur la condition de la loi religieuse en situation de minorité, sur le dialogue inter-religieux et le rapport à l’autre, l’engagement civique, les initiatives de l’islam américain sont nettement en avance et bien plus élaborées que celles de l’islam européen. (voir l’interview de Dr Taha Al-Alwani). Implantation de centaines de centres islamiques et d’écoles à temps complet, introduction d’aumôniers dans l’armée américaine, mise en place d’action politique et de lobbying, création de maisons d’édition, de médias de petite taille, etc… La liste des réalisations est déjà longue … (voir les articles consacrés au Centre islamique de Californie du Sud et aux médias islamiques). Est particulièrement remarquable l’investissement des musulmans américains dans l’éducation. En un laps de temps relativement court, les efforts pour fournir une éducation islamique à la jeunesse musulmane ont permis le passage "d’écoles du week-end" à la création d’écoles islamiques à plein temps. Il n’existe quasiment pas de grande ville en Amérique sans école islamique. Des métropoles telles que Detroit, Los Angeles, New York, et Chicago, ont chacune plus d’une douzaine d’écoles islamiques à plein temps. De nombreux comités d’éducation musulmane ont été implantés, afin de mettre en cohérence les efforts pour l’amélioration de l’éducation islamique, particulièrement en matière de programmes scolaires et de formation des professeurs. (voir l’article sur les écoles islamiques).
Il faut dire qu’en Amérique le contexte est plus favorable qu’en Europe à cet épanouissement, car la religion y détient une réelle légitimité dans la société civile. Le religieux est partie intégrante de la définition communautaire et de l’engagement citoyen américain. Pays de stricte séparation institutionnelle entre l’Etat et les religions, comme la France, les Etats-Unis sont aussi le pays où les expressions religieuses sont une composante à part entière de la civilité et des expressions collectives. Si l’Etat n’intervient pas dans le domaine religieux, cela ne signifie pas que le religieux n’as pas droit de cité dans la société sous différentes formes, qui ne sont pas cantonnées aux lieux de culte, mais concernent les problèmes sociaux ou culturels dans leur ensemble. Dans ces conditions, être musulman est seulement une modalité parmi d’autres, comme être chrétien, juif, bouddhiste…. Avec la visibilité et l’engagement social que cela implique pour certains.
Cette condition ne signifie pas pour autant que l’islam est totalement accepté dans la société américaine. Comme en Europe, cette religion est victime d’une très forte dévaluation et d’une "diabolisation". Aux Etats-Unis, peut-être plus qu’ailleurs, l’islam est en effet la religion de l’ennemi public international numéro un, et les images négatives dans la presse écrite et la télévision associant islam, fanatisme et terrorisme sont donc monnaie courante. Sans oublier l’immense production cinématographique hollywoodienne, qui contribue à renforcer et diffuser les mêmes stéréotypes à travers des films comme “the Siege” ou “Rules of Engagement”, pour ne citer que les plus récents. Nous sommes ainsi au coeur du paradoxe américain de la diabolisation/attraction dès que l’islam est en jeu.
Mais en même temps, les capacités de réponse des musulmans dans la société américaine sont réelles, en comparaison de celles qui s’offrent aux musulmans d’Europe confrontés aux mêmes situations de discrimination. En moins d’une décennie, les musulmans ont multiplié associations et organismes destinés à faire entendre et respecter la voix de l’islam dans la société américaine. Plusieurs organisations nationales en faveur de l’action politique et la défense des droits civils et politiques des Musulmans ont été mises en place dans la dernière décennie, comme l’American Muslim Alliance (AMA), l’American Muslim Council (AMC), le Council on American Islamic Relations (CAIR), et le Muslim Public Affairs Council (MPAC). Ces associations à but politique ont favorisé la prise de conscience politique des musulmans et, par le biais des assemblées locales et des conventions nationales, ont eu une action éducative concernant la façon de répondre aux divers événements politiques. Elles se sont également lancé dans des actions de lobbying auprès du Congrès et des agences fédérales. Ce fait mérite d’être souligné, dans la mesure où les individus qui sont à la tête de ces initiatives appartiennent à la première génération des immigrés musulmans. Dans ce domaine, CAIR est l’une des plus actives et des plus efficaces organisations. Cette association à vocation nationale installée à Washington traque toute forme de discrimination dont sont victimes les musulmans dans le monde du travail, les relations sociales, etc... et a souvent gain de cause. Comme Nike, et d’autres entreprises tout aussi prestigieuses, grâce à la médiation de CAIR, de nombreuses firmes ont dû faire amende honorable et réparer les discriminations envers l’islam ou les musulmans travaillant chez eux. (voir l’interview de Mohamed Nimer, directeur de CAIR)
Ce dossier consacré aux Musulmans américains permettra de mieux appréhender la spécificité de cette condition minoritaire. Les problèmes rencontrés par les " cousins d’Amérique " sont dans leur grande majorité les mêmes que ceux auxquels sont confrontés les musulmans en Europe : reconnaissance et légitimité de l’islam dans la société, lutte contre les discriminations, transmission de l’islam en milieu non musulman, formation et adaptation des autorités religieuses au contexte américain. Si les réponses et les moyens mis en oeuvre diffèrent, ils n’en demeurent pas moins informatifs et éclairants.

jocelyne cesari est Chercheur au Groupe de Sociologie des Religions
et de la laïcité, CNRS-Paris, Professeur invité à Harvard University