L'islam serait religion et Etat (dîn wa dawla), nous dit-on. Peut-être, mais de quelle manière? Le couple entre religion et politique peut soutenir des unions bien différentes, irréductibles aux scénarios de l'utopie ou du pire, théocratie islamiste sunnite ou mollahcratie chiite. Depuis le début du XIXe, c'est l'islamisme qui s'est érigé en dépositaire attitré de la maxime dîn wa dawla et en héritier obligé du legs de la nahda, du mouvement réformiste-moderniste musulman qui doit beaucoup aux catégories religieuses. Mais l'islamisme subit aussi l'usure du temps et pourrait bien être dépassé ou au moins concurrencé dans sa prétention à monopoliser la projection du religieux dans le politique et l'héritage de la nahda. L'alternative à l'islam politique n'est ainsi pas forcément dans la démocratie musulmane ou dans l'islam éclairé, mais dans l'islam «dégraissé», affranchi de l'obsession identitaire, des organisations disciplinaires et des structures pyramidales. Parmi les concurrents potentiels de l'islamisme, le prédicateur Amr Khaled et l'action autonome de ses supporters s'organisant en associations, en clubs, en comités, plaidant pour un nouvel interventionnisme politico-religieux assis moins sur le vieux rêve d'un Etat islamique que sur un nouveau couplage entre Etat minimum et sociétés civiles pieuses. Car Amr Khaled, ce n'est plus ce simple shaykh branché capable de faire basculer dans l'observance les maillons religieusement faibles de la oumma, de la communauté musulmane, à commencer par les bourgeoisies pieuses qui trouvaient dans le prédicateur le moyen de réconcilier leur cosmopolitisme et un conservatisme religieux «à visage ouvert». Amr Khaled est d'abord un homme d'action ayant troqué le grand projet islamiste d'alternative civilisationnelle pour un idéalplus réaliste : insuffler un nouveau fighting spirit à la oumma en réarticulant le rêve de la nahda autour des valeurs de l'entreprise et du développement. En marge des mouvements salafistes et islamistes, Amr Khaled a eu ce génie de se positionner au carrefour de trois tendances: l'islamisation des sociétés, la privatisation des Etats et la globalisation du monde. Coach plutôt que leader, sachant bien que les initiatives qui réussissent sont celles qui sont issues de la base, il ne veut pas d'un nouveau grand mouvement organisé (tanzîm) mais d'un réseau, mobile et fluide, dont le ciment n'est plus la hiérarchie et la discipline, mais l'information. «Les bâtisseurs de la vie» (Sunaa al-Hayat), cette bizarrerie dans le champ des conventions de la militance islamiste commence à s'imposer dans le monde arabe en général, et au Maroc en particulier, en rêvant moins de l'Etat islamique que d'un nouveau dynamisme musulman qui en fait alors ni des moralistes ni des révolutionnaires, mais des gestionnaires d'une utopie managériale fondée, selon un jeune ingénieur de la section de Mohammadiyya des Bâtisseurs de la vie, sur «la volonté de diffuser l'esprit de la Nahda, de redonner aux gens la capacité de rêver et le goût de l'action».

La genèse d'un islamisme concordataire


Au Maroc, partant en guerre moins contre l'agression occidentale ou la laïcité que contre le fatalisme musulman, les «Bâtisseurs de la vie» sont d'ores et déjà présents dans une trentaine de villes marocaines avec des sections locales variant entre 40 et 200 militants, ceci sans compter les sympathisants du prédicateur égyptien, eux infiniment plus nombreux. «Nous étions un groupe de jeunes qui voulions nous impliquer dans la société, mais nous ne voulions pas faire de politique, et voulons garder nos distances avec l'islamisme, et avons été déçus par les associations nationales trop traditionnelles dans leur approche alors que les islamistes sont trop politisés» explique Badreddine Nakhali responsable de l'Association du lendemain de Salé. Signe des temps, ce sont moins des anciens amis qui s'engagent ensemble que de nouveaux liens qui se tissent via la toile, sur les chat-rooms proposé par le site du prédicateur égyptien adepte non seulement de nouvelles technologies (les islamistes l'étaient aussi), mais d'interactivité. Ainsi, à Mohammadiya, rappelle Mohamed Farhani, «nous étions plusieurs à vouloir nous engager avec les Bâtisseurs de la vie et avons cherché sur le site de Amr Khaled des gens de notre ville, de notre quartier ou de notre université. C'est ainsi que se sont créesé la plupart des sections locales des Bâtisseurs de la vie».

Les Bâtisseurs de la vie sont en effet bien conscients qu'en contexte libéral, «l'Etat réclame la société civile» et c'est à l'ombre d'une double impulsion que se développent les initiatives des Bâtisseurs de la vie au Maroc.

La première est donnée par Amr Khaled avec son appel de fin 2004 annonçant la rupture avec les chaînes de la passivité. Pour cet adepte de la pensée managériale américaine, il s'agit en un mot de passer du positive thinking en mots au positive thinking en actes et dépasser la première étape des Bâtisseurs de l'existence, axée sur le développement des valeurs de positivité de l'individu, pour passer à l'action dans le cadre d'un projet de nahda visant moins à construire une nouvelle utopie ou une alternative de type islamiste qu'à donner une version endogène du développement pour rendre la oumma musulmane à nouveau compétitive dans le concert des nations dont on ne conteste pas les règles.

La seconde impulsion vient du Palais et se situe dans l'Initiative nationale pour le développement humain, lancée lors du discours royal du 18 mai 2005, lequel «a clairement donné un cadre de déploiement pour les Bâtisseurs de l'existence» reconnaît Badreddine Nakhali, bien conscient par ailleurs que «les attentats du 16 mai 2003 ont engendré un rapport de sympathie des autorités à notre égard». Et effectivement, l'ensemble du tissu associatif puise dans des dénominations qui doivent bien plus au vocabulaire développementaliste qu'islamiste. La structure du groupe de Salé s'appelle ainsi «l'Association Maroc du lendemain pour le développement humain»... exit les concepts issus de la tradition musulmane? «Nous sommes dans un pays islamique. Alors à quoi bon recourir au vocabulaire religieux. C'est évident que notre inspiration se situe dans notre foi» explique Amine, un des fondateurs du groupe de Salé. Selon Badreddine Nakhali, «pour nous, le religieux est un catalyseur (hâfiz),qui ne structure pas nos projets, mais la façon dont on en parle et la motivation que l'on y met».

Au croisement de ces deux événements fondateurs, les premiers supporters de l'émission commencent à s'organiser. «Nous avons compris qu'il fallait agir, mais ne savions pas forcément avec qui. Nous sommes alors allé chercher sur les chats du site de Amr Khaled qui était présent dans notre ville. Dans la majorité, nous nous sommes d'abord retrouvés sur le site de Amr Khaled» se rappelle Mohamed Farhani: «Au début, nous suivions les prêches spirituels de Amr Khaled, mais dès que Sunaa al-Hayat a débuté, nous avions compris qu'il y avait là une vraie ouverture dans le discours islamique. C'est le seul qui prêche la modernisation et le patriotisme. Avec Amr Khaled, on évite que les jeunes ne basculent dans l'extrémisme venu de l'Est (entendre le wahabisme des pays du Golfe, NDT) tout en refusant d'être comme les autres associations de développement qui ne font que reproduire le modèle occidental». Déçus des opportunités d'engagement présentes dans les sphères politique et religieuse, ils sont des free riders de l'islamisation se positionnant sur fond de bilan critique tant du champ politique que religieux. Ils revendiquent leur indépendance vis-à-vis du champ partisan traditionnel, se font courtiser par les islamistes de tendance Frères musulmans du Parti de la Justice et du Développement (PJD) qui leur proposent de rejoindre leurs rangs.

Un militantisme entrepreneurial


Pour les fondateurs des sections marocaines des Bâtisseurs de la vie, il s'agit de refonder l'esprit du réformisme musulman hors de la matrice islamiste qui se l'est un moment accaparée pour le redéfinir à partir sur fond de valeurs managériales «islamisées» où ce qui domine est moins l'originalité des projets que le professionnalisme des engagements. «On se retrouvait d'abord autour de projets très simples, se rappelle Mohamed Ferhani, comme la lutte contre le tabagisme, mais au lieu d'un discours purement moral, on parle avec études, statistiques et méthodes curatives à l'appui, des études qui circulent via le site». Les modes d'actions sont des initiatives de développement, modernes, impliquant souvent les nouvelles technologies, inspirées des modèles d'action présentés par le prédicateur égyptien sur son site. Projets de développement, projets économiques, création d'emploi, forte collaboration avec les autorités locales dans les domaines concernés (ministères de la Santé, de l'Education, des Affaires religieuses), micro-crédit, lutte contre «l'analphabétisme informatique», projets de conscientisation en matière de santé, distribution d'eau dans certains villages, projets de reforestation dans la région de Marrakech, soutien et développement de l'industrie artisanale à Salé, etc.

Avec de nouvelles techniques de travail et souvent en partenariat avec les agences étatiques impliquées, il s'agit, pour l'un des jeunes cadres du mouvement, de «faire fonctionner le mouvement social comme une entreprise». Première étape, la multiplication des partenariats avec les agences étatiques dans une optique de formation et de conscientisation: partenariats dans le domaine de l'éducation, cours de formation informatique, cours d'orientation scolaire pour les élèves de terminale.

Pourtant, cette première étape est d'ores et déjà redoublée par une seconde, typique des nouveaux mouvements sociaux: le développement d'activités productives visant à la fois la création d'emploi, les bénéfices et l'indépendance financière, le tout inscrit dans une culture de défiance non pas envers le gouvernement, mais face aux institutions publiques: «il faut coupler la militance avec des activités productives et des projets. On ne veut plus attendre de l'Etat qu'il nous donne du travail. Nous sommes dans une culture de l'innovation par le travail et d'autosuffisance» explique Badreddine Nakhali qui relève avec humour: «nous préférons nous en remettre à Dieu qu'à l'Etat». Lui-même est d'ailleurs un ancien «étudiant chômeur» et self-made man ayant monté sa petite entreprise dans le domaine de l'informatique en ayant fait quelques emprunts auprès de ses amis et relations. Professionnalisme aidant, pour lui comme pour les autres, et à l'image des nouveaux mouvements sociaux en Occident au sens où Erik Neveu les définit dans son livre Sociologie des mouvements sociaux, la distinction devient alors floue entre les façons de «vivre de» et « vivre pour» le militantisme (selon la distinction de la sociologue Sylvie Ollitrault). Pourtant, si cette militance rappelle les nouveaux mouvements sociaux caractérisés avant tout par leur côté peu institutionnalisé, organisationnellement «maigre» et laissant une forte autonomie à la base et aux individus, ces mouvements ne sont pas forcément mus par le souci de construire contre l'Etat de nouveaux espaces d'autonomie comme l'affirme Neveu. En première analyse, l'autonomie semble se construire plutôt par rapport aux formes traditionnelles de la contestation politique alors que le rapport à l'Etat semble plutôt indéterminé, rendant à nouveau possible des alliances occasionnelles.

«Small is islamic»... la militance au régime des entreprises militantes maigres


Avec la seconde phase «proactive» de son émission La fabrication de l'existence, Amr Khaled a changé de cap et avec lui ses nombreux supporters à la base. Ce qui l'intéresse ce n'est plus la religiosité individuelle et les valeurs, mais bien l'action et la réforme de la société. Fondant son projet de réforme sur les catégories religieuses, il peut bien être considéré comme un islamiste classique. Mais la proximité s'arrête là, car la réforme des institutions publiques n'est pas au programme, les postures identitaires font défaut et ce qui domine dans l'univers mental des Bâtisseurs de la vie, c'est moins une optique de confrontation ou de prise du pouvoir, qu'une perspective de développement où l'Etat est plus partenaire qu'adversaire. Les fondateurs envisagent ainsi leur rapport à l'Etat à partir d'une «culture de la complémentarité» selon leur terme («thaqafa al-takamol»), et c'est bien dans cet esprit concordataire que s'organisent les Bâtisseurs de l'existence, nouveau réseau d'initiatives pieuses et non pas nouvel appareil militant: adeptes d'un certain individualisme moderne, les jeunes cadres des Bâtisseurs de la vie se méfient par principe des partis, des grosses structures et autres tanzim-s, synonymes d'une mise sous tutelle idéologique et d'une logique disciplinaire qu'ils rejettent au nom d'un idéal bien moderne de «militantisme distant» qui, contrairement aux structures autoritaires et pyramidales des entreprises militantes du 20e siècle, ne subordonne pas les individus aux intérêts supérieurs de la cause incarnée par une idéologie totalisante et par des structures souvent martiales à l'image de l'islamisme ou des partis communistes. Les promoteurs marocains de Amr Khaled ne sont guère intéressés par les grandes structures centralisées et encore moins par les appareils disciplinaires. Du coup, Amr Khaled compte peu. Alors que lui-même reconnaît largement ignorer les activités à la base de son mouvement, ses sympathisants marocains ne ressentent pas le besoin d'entrer en contact direct avec lui. L'information circule sur le net via son site, les grandes impulsions comme l'appel à rompre avec les chaînes de la passivité se font par la télévision satellite et, à la base, chaque association détache un ou deux de ses membres à suivre les nouvelles sur le site tout en étant responsable du uploading de l'information concernant leurs propres activités. C'est aussi pour l'instant le partage des expériences plus que la volonté de créer une structure nationale qui a conduit au premier camp d'été des leaders du mouvement dans la ville de Harhura en juillet 2005: «nous nous sommes réunis pendant 10 jours pour se former, se connaître, tenter d'unifier les concepts autour desquels nous construisons notre action, mais nous ne sommes pour l'instant guère désireux de nous doter de structures nationales. Notre action reste essentiellement locale» témoigne ainsi un des participants au camp.

Pour Badreddine Nakhali, «la Fabrication de la vie est une idée plus qu'un mouvement». Effectivement, pour les cadres des Bâtisseurs de la vie, la militance se vit dans les canons du new management: des structures souples, peu hiérarchisées, accordant beaucoup de place à l'initiative individuelle et où le leader troque l'autorité martiale du murshid, du guide, pour l'incitation et le coaching. C'est clairement la fin de la culture de l'obédience et de l'obéissance dominant l'islamisme: Amr Khaled est moins perçu par ses adeptes comme un leader charismatique attendu qu'un hâfiz, un incitateur, ou un motivateur, un muharik. C'est aussi plus pragmatiquement un label pour ces franchisés de la prédication de Amr Khaled «qui permet de marketiser nos initiatives et faciliter considérablement le financement».

Amr Khaled vu d'en bas: lorsque le prédicateur fonctionne comme un coach


Le passage de la structure militante pyramidale et hiérarchisée au réseau n'est pas sans incidence dans le rapport à l'autorité. Incontestée dans le premier cas, l'autorité est sérieusement revue à la baisse dans le second. Le lien militant n'est donc pas conditionné par une quelconque idolâtrie - ni même de sympathie - vis-à-vis du modèle de religiosité soft proposé par Amr Khaled. Au contraire, explique Amine «nous ne nous reconnaissons pas, pour beaucoup d'entre nous, dans le discours religieux que défend Amr Khaled. Ce qui nous intéresse avec Amr Khaled, ce n'est pas le discours religieux mais le modèle sociétal». Et en effet, au cours de la campagne contre les caricatures du Prophète, les chatrooms des Bâtisseurs marocains de la vie avaient un discours agressif à cent lieues des tentatives d'apaisement du prédicateur égyptien qui lui valurent les foudres du reste de la mouvance islamiste, Youssif Qaradawi en tête. En d'autres termes, les Bâtisseurs de la vie n'entretiennent pas de rapport négatif au champ politique; «contrairement au Tablîgh et au salafisme, ils ne sont pas vaccinés contre la politique» rappelle justement Abdel-Aly Hami Eddine, dirigeant des groupes de jeunesse du PJD et compagnon de route des Bâtisseurs de la vie. Hassan Binnâjih, jeune membre du cercle politique d'al-Adl wa al-Ihsan, le mouvement islamo-mystique dirigé par le shaykh Abdel-Salam Yassine, est quant à lui convaincu que, tôt ou tard, les Bâtisseurs de la vie se rallieront à al-Adl wa al-Ihsan lorsqu'ils réaliseront les apories d'une vision purement apolitique de la nahda. Politiques, les Bâtisseurs de la vie le sont sans aucun doute, mais pas forcément dans un sens islamiste.

D'abord, on constate un manque total de sacralisation du leaderau sein de Bâtisseurs de la vie. Paradoxalement, c'est au niveau des auditeurs et non des militants que se situe le véritable capital de sympathie vis-à-vis du prédicateur, comme si l'aura d'Amr Khaled évoluait en proportion inverse du degré de proximité avec lui ... Seconde surprise à l'écoute des pionniers de Sunaa al-Hayat: personne n'a rencontré Amr Khaled ni ne semble particulièrement désireux de la faire. Pour eux Amr Khaled «n'est pas notre modèle», mais un «dynamiseur» (muharik) ou un catalyseur (hâfiz). Dans la culture d'entreprise, cela s'appelle un coach, seconde rupture fondamentale avec l'islamisme et la culture de l'obédience (thaqafa al-samaa wa al-taa) de la culture frériste (thaqafa ikhwaniyya).

Le paysage idéologique des Bâtisseurs de la vie


Les profils sociaux des militants sont relativement homogènes: fort niveau d'éducation de tous les membres, très jeune âge (dans le groupe de Salé comptant 150 membres seul 2 personnes ont plus de trente cinq ans), forte présence féminine (entre 50 et 70 % suivant les sections), un passé par une expérience peu concluante dans le secteur associatif «national» (traditionnel) ou islamiste pour une petite minorité d'entre eux.

Ils sont donc dans une religiosité intense doublée d'une intention de réforme sociale; ils reconnaissent volontiers leur dette à l'égard du mouvement de l'Unicité et de la Réforme qui les a soutenus à leurs début: «au début, les leaders de Unicité et Réforme nous ont beaucoup aidés, au niveau personnel on est plus que proches» affirme Badr, l'un des organisateurs du mouvement à Salé. Et 10% des Bâtisseurs de la vie sont par ailleurs des membres du PJD, lequel les a d'ailleurs courtisés au début de leur action en leur proposant de rejoindre le mouvement, une offre poliment déclinée par les Bâtisseurs de la vie avant tout soucieux d'indépendance vis-à-vis des autres forces islamistes qui peinent encore à mesurer la nouveauté et la spécificité du réseaux d'initiatives se cristallisant autour de la personne du prédicateurs égyptien.

Il faut alors envisager les Bâtisseurs de la vie sous un autre angle, ni appui ni excroissance servile de la militance islamiste classique, mais bien alternative à la militance islamiste classique, qui a au moins quatre bonnes raisons de poursuivre sur le chemin de l'indépendance idéologique et organisationnelle.

Tout d'abord parce que les dirigeants ont d'ores et déjà refusé toute affiliation institutionnelle.

Ensuite parce qu'ils se situent dans un discours «postislamiste» qui contourne la question de l'Etat pour des objectifs plus généraux de développement social. Ils se réclament alors de la référence de la nahda (renaissance) du XIXe siècle et non de la sahwa (réveil) qui la formalisa politique sous la tutelle islamiste au cours du XXe siècle. Pour eux, la nahda, c'est «être dans le social, dans l'économique, pas dans le politique» D'autant plus qu'ils considèrent que le PJD «manque de capacité d'innovation. Ils tiennent le même discours depuis les 1980, un discours pétrifié» et au sein de al Adl wa al Ihsan «on n'aime pas le côté trop centré sur une personne. Le leader écrase l'initiative individuelle, et pour preuve, c'est bien le seul qui écrit».

Troisièmement, face aux structures islamistes très hiérarchisées (le culte de la personne au sein de al Adl wa al Ihsan revient systématiquement comme contre-modèle), les initiatives des Bâtisseurs de la vie offre des possibilités de carrières militantes et d'ascension sociale très rapide, permettant à des jeunes de 25-30 ans d'accéder à des postes de responsabilité. Pour eux, avec le réseau qu'ils ont constitué, la reprise en main par une structure islamiste traditionnelle signifierai immanquablement une perte de pouvoir et d'influence.

En quatrième lieu, les jeunes leaders des Bâtisseurs de la vie se sont subjectivement placés comme les dépositaires d'un discours et d'un message spécifique irréductible à l'islamisme. En effet, reprenant le discours de Amr Khaled, ils sont dans une posture idéologique de différenciation claire qui consiste à jouer la Nahda contre la Sahwa, la renaissance des fondateurs du discours de la réforme et de la modernisation des sociétés musulmanes, contre le «réveil» (sahwa) qui aurait en quelque sorte distordu «le message original du projet de réforme sociale et religieuse en le réduisant à sa stricte dimension politique».

Par rapport à l'islamisme classique, ils se réclament d'un «esprit nouveau» (ruh jedid) qui les amène notamment à repositionner le religieux. Le religieux n'est plus directement dans les projets, mais dans les intentions individuelles. Comme nous l'avons déjà vu, les noms des différentes associations ne sont pas issus du lexique religieux mais du répertoire développementaliste (ce qui les met en conformité avec l'initiative royale sur le développement humain de 2005).

Quel projet alors portent-ils? un projet de retrait de l'Etat sur une ligne néo-libérale: «nous voulons que l'Etat renonce à tout contrôler. Que l'Etat se concentre sur les grands enjeux macro-économiques et géostratégiques et que pour le reste, le développement, l'alphabétisation, qu'il se repose sur la société, la société civile. On ne veut pas que tout passe par les ministères, la société civile c'est l'alternative, et c'est un concept islamique». Leur rêve, c'est moins l'Etat islamiste que l'Etat minimum et une société civile sans doute pieuse mais avant tout bien gérée. L'efficacité devient la nouvelle utopie des lendemains qui déchantent. Ils rejoignent alors certains penseurs islamistes, ou anciennement islamistes, comme le Jordanien Ibrahim Gharaibeh, qui tentent de théoriser les mutations en cours au sein de la militance. Il plaide pour un «nouvel activisme réformiste» qu'il inscrit dans la filiation de l'héritage intellectuel des pionniers de la nahda comme Mohamed Abdo, Jamal Eddine al-Afghânî, Abdel-Rahman al-Kawakibi et qui devrait, à ses yeux, se reconstruire sur des bases moins étatistes, plus modeste et plus concrète et permettre de refermer la parenthèse de la réification politique du projet de la nahda au XXe siècle par l'expérience islamiste de la sahwa.

La nouvelle utopie managériale


Cela n'empêche pourtant pas ceux-ci de se retrouver et de revendiquer un package de valeurs religieuses qui s'inscrivent dans la pensée du new management: la positivité, l'excellence, la patience, l'importance du temps. Certes, arguent les Bâtisseurs de la vie, ces valeurs existent dans le corpus coranique et dans les hadith du prophète. Elles permettent à ce titre de répondre à leur souci de développement endogène. Amr Khaled, en bon connaisseur du discours sur les valeurs asiatiques, parle de «développement par la foi» (al tanmiyya bi al iman). Ce set de valeurs est pourtant résolument contemporain et s'inscrit dans un souci bien réel, comme l'affirme Badr de l'organisation de Salé, «d'organiser notre mouvement social comme une entreprise. Le professionnalisme et la foi dans la stratégie de travail, c'est cela la valeur ajoutée de Amr Khaled, la distribution minutieuse des personnes en fonction de leurs compétences et des diplômes que nous leurs donnont dans le cadre de notre système d'évaluation et de qualification au travail». Cela leur permet ensuite de se placer dans un imaginaire de stratégie globale marqué par une volonté de réappropriation post-islamiste de la nahda: «on veut un modèle de développement qui soit fondé sur notre héritage culturel. Or ce mode de pensée a été absent du monde islamique depuis le décès de Mohamed Abdo. Nous sommes dans un projet de long court: la nahda est planifiée pour 20 ans».

La nouvelle modernité islamique


Au Maroc comme dans le reste du monde arabe où ils se déploient, les Sunaa al Hayat participent bien de nouvelles formes de militance religieuse/islamique qui se structurent dans le prolongement du désenchantement à l'égard de l'obsession islamiste pour la sphère de l'Etat-Nation. Ce nouveau militantisme islamique ne signifie pas un retour sur l'individu sur le mode du «néo-fondamentalisme», pour reprendre le terme d'Olivier Roy, de mouvements comme le Tabligh ou la salafiyya ilmiyya, mais un repositionnement désenchanté dans le politique sur le mode de la participation non polémique à un encadrement décentré des populations par selon une forme encore en gestation de «gouvernement à distance», selon les termes de Jacques Donzelot, où se rencontrent la désinstitutionalisation du militantisme et la désétatisation du gouvernement.

A sa manière, les initiatives des Bâtisseurs de la vie apportent une pierre de plus à la formation d'une modernité politique, libérale et «dégraissante» bien conforme à l'état du système international, mais renvoyant également à l'historicité du politique dans le monde musulman comme en témoigne la mobilisation généralisée des références à la nahda par les jeunes du mouvement, à la renaissance du XIXe qui l'accompagne, moment fondateur où s'expriment les velléités à la fois de sortie du stato-centrisme propre à l'islamisme classique et de dépassement du moment de l'Etat-nation postcolonial bureaucratique et centralisateur.