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Catégorie : La medina N° 22
Amel Ghoul est selon ses propres dires une "tchitchi". Faisant partie de la quatrième génération des Algériens après l'indépendance, elle est une manifestation vivante du mélange culturel franco-musulman. Avec l'arrivée du Front islamique du salut puis l'arrêt du processus électoral et le début des massacres, sa famille a dû se résoudre à l'exil. La valise ou le cercueil", cette phrase emblématique du départ des pieds-noirs d'Algérie qui leur ôtait tout espoir de rester dans leur pays au lendemain de lindépendance en 1962 s'est encore faite entendre quarante ans plus tard pour forcer le départ d'autres pieds-noirs, ceux de l'Algérie libre cette fois. Beaucoup de journalistes ont écrit pour relater l'horreur qu'a vécue l'Algérie depuis 1991. Une décennie d'une extrême violence. On a souvent parlé de l'immigration clandestine, des chômeurs qui ont quitté leur pays pour l'eldorado occidental. Mais je n'ai jamais pu lire un article sur les Algériens qui avaient investi leur vie entière et leur avenir dans leur pays et qu'on a forcé à partir comme des voleurs ; c’est de ceux-là dont je veux parler aujourd’hui.

Empreinte française

Les bourgeois, les "tchitchi" comme on dit là-bas, ceux par qui la France s'est assurée une présence éternelle en laissant une langue et une culture se perpétuer à travers quatre générations, ont parfaitement assimilé l'avantage de la double culture française et algérienne.
Je fais partie de cette quatrième génération, une vraie "tchitchi" qui par définition s’exprime en français uniquement ; c’est d’ailleurs ma caractéristique principale. Au plus loin de mes souvenirs, j’ai toujours eu l’impression de vivre à l’occidentale, pourtant j’ai fais mes études à l’école publique et en arabe ; mais cela ne m’a jamais dérangé puisque je me suis adaptée aux deux langues en plus du dialecte algérien.
Mes parents m’ont fait vivre dans un micro environnement bien francophone ; c’était tellement normal que je n’ai jamais réalisé la différence et pourtant elle était bien marquée. Je vais clairement désigner ma filiation maternelle: ma mère vient d’un milieu d’intellectuels, son grand père maternel ainsi que son père étaient magistrats pendant l’occupation française, ce qui leur a permis de voyager en Europe, d’habiter dans les quartiers français d’Alger et d’envoyer leurs enfants, garçons et filles, chez les pères blancs et les bonnes sœurs qui veillaient à l’éducation des filles qui prenaient des cours de cuisine, de couture et de bonnes manières.Ma grand-mère, qui fait le marché en djellaba à Alger sans jamais s’adresser au vendeur de légumes en arabe, m’a raconté son premier bal du 14 juillet où elle a dansé la javanaise sur la place d’Alger. Elle me berçait avant de dormir avec des cantiques de 1930, dont je me souviens comme hier, ou encore me cuisinait le bœuf bourguignon à la perfection. Les traditions musulmanes n’étaient pas oubliées au demeurant. Elles étaient bien présentes et pesantes puisque son père lui a fait arrêter l’école à la puberté. De touts façon, il fallait la marier comme ses trois autres sœurs plus âgées. Son père a été plus indulgent avec les trois plus jeunes ainsi qu’avec les garçons, les rois de la famille, qui ont tous fait des études supérieures. Ce sont ceux-là qui ont participé activement à la guerre de libération, l’un d’entre eux faisait même parti du corps diplomatique qui a négocié les accords d’Évian après avoir pris le maquis pendant plusieurs années.

Reconstruire le pays

Après l’indépendance, toute la famille a décidé de s’investir pour reconstruire le pays en travaillant dans l’enseignement, la justice, puisque tous avaient l’avantage de maîtriser la langue française. L’enseignement était encore à l’époque assuré par des Français toujours en poste en Algérie avant l’arrivée massive des Syriens et Egyptiens au début des années 1970. Mon père venait d’un milieu traditionnel arabe, il a poussé ses études par défi car son père voulait en faire un menuisier ; du coup il s’est motivé pour apprendre la langue française. C’est en côtoyant ma mère et sa famille qu’il a fini par se "franciser" sans même s’en rendre compte, tout en restant fier de ses origines de Tlemcen. A leur mariage, ce fut le choc des cultures. Entre le tailleur Channel et le caftan marocain, ce devait être amusant. Mais toutes les personnes qui se liaient à la famille de ma mère finissaient par adopter son mode de vie. C’est dans ce milieu que nous sommes nés, mes 19 cousins maternels et moi. Ma mère nous a naturellement fait pencher du coté de sa famille ; nous allions à l’école mais nous ne fréquentions que les enfants des copines de fac de ma mère ou ceus des collègus médecins de mon père. Que ce soit les comptines avant de s’endormir ou la nounou, tout se passait dans la langue de Molière. J’ai ainsi grandi dans mon beau cocon doré sans me préoccuper de mon identité, je ne faisais que m’adapter aux gens de dehors. Et en aucune façon, je ne me liais d’amitié avec ceux qui ne me ressemblaient pas, notamment à l’école, car nous étions trop différents. C’était kafkaïen.

L'arrivée du FIS

Nous n’étions pas pour autant désintéressés par l’avenir de notre pays. Comme tout un chacun nous aspirions à une vraie démocratie, nous faisions partie des gens qui se sont soulevés en 1988 pour réclamer le départ de Chadli Bendjedid, alors président de la République, nous participions activement aux marches pour la démocratie et comme tout le monde nous nous sommes investis pour élire un parti démocratique lorsqu'on nous avait promis des élections libres en 1991. Mais c'est là que l'Algérie s'est distinguée en permettant à un parti islamique intégriste et loin d'être démocratique de se présenter aux élections…le FIS. Le drame, c’est que la plupart de la population adhérait aux idées du FIS, surtout les plus démunis qui pensaien de cette façon avoir du travail et un logement. Du coup, tous les hommes ont adopté la barbe et la ‘abaya. Pour les femmes c'était le Hidjeb, les plus pieuses portant le Djillbab. ça nous faisait rire, on les appelaient les zoro ! Et tous avaient le même discours : fonder une nation islamique comme en Iran. Ce fut à ce moment là que nous avons rompu toute relation avec ma famille paternelle, surtout mon oncle alors membre du FIS. Après avoir été un saoulard notoire, il a voilé sa femme et ses filles et l’aînée a été mariée à la mosquée, tout comme ses sœurs et ses nièces. Mon père a essayé de s’opposer mais tout ce joli monde l’a traité "d’hérétique".
Le premier tour des élections législatives de décembre 1991 confirma nos craintes, le FIS allait prendre le pouvoir et nous étions sidérés. Nous nous téléphonions tous pour rendre compte de la situation. Les gens nous insultaient, les employés de ma mère refusaient de lui serrer la main, mes professeurs commençaient à faire des allusions à ma famille, mes tenues vestimentaires et mon mode de vie dérangeaient. Les islamistes n’avait même pas encore investi le pouvoir qu’ils proclamaient la mise en place d’un islam à la dure. Mon père nous a alors dit que nous les femmes devions faire attention. Pour ma mère, c’était la fin des sorties en voiture, du marché et des déplacements professionnels.
Mais nous n’avons pas baissé les bras, loin de là. J’avais 13 ans mais je manifestais activement, consciente que c’était mon avenir qui était en jeu. Ce que nous espérions arriva, les élections ont été annulées et Boudiaf fut proclamé président. Nous étions soulagés mais le peuple grondait, il voulait le FIS et ses dirigeants au pouvoir, Ali Belhadj et Abassi Madani. C’est dans ce climat que le président Boudiaf fut assassiné pour avoir voulu dévoiler la corruption des généraux qui ont profité de sa mort pour s’approprier le pouvoir ; mon père a alors pensé pour la première fois à s’exiler. Personne ne voulait vivre sous une dictature militaire mais entre la peste et le choléra, peut-on réellement choisir ? A cette période, le GIA (groupement islamique armé) commençait les tueries, les massacres, les faux barrages et les bombes. Ma mère n’osait plus sortir sans voile, mon père n’allait plus au bar ni au café avec ces copains ; quant à nous, les enfants, on faisait attention à rentrer directement de l’école à la maison, et presque tous les jours nous apprenions la mort de gens qu’on connaissait. J’avais très peur pour mes parents. On ne voyait plus personne et lorsqu'ils commencèrent à tuer les étrangers (1993), nous interdisions à ma mère d’employer le français. Mais elle était incapable de faire ses courses en arabe, alors pour éviter qu’elle parle, nous allions partout à sa place.

L'exil

Nos voisins ont commencé à partir, bradant leurs villas et ils étaient progressivement remplacés par de nouveaux riches du gouvernement, ou encore des trafiquants en tous genres. C’est à ce moment là que nous avons reçu une lettre du GIA, transmise par l’un des employés de mes parents depuis vingt ans. Comme beaucoup d’autres gens, mes parents ne voyaient plus d’autres solutions que de s’exiler. Nous n'avions plus de raison d'être dans ce pays, notre pays. Le peuple voulait effacer de sa mémoire la présence des francophones et le gouvernement et ses généraux nous ont tourné le dos, voulant maîtriser une population aveugle. Pour une fois, tout le monde était d’accord sur le fait que nous devions quitter le pays comme des voleurs du jour au lendemain. Nous n’étions plus des Algériens. Pourtant, nous ne sommes pas des occidentaux puisque musulmans. Il fallait donc se rendre à l’évidence, nous étions les derniers pieds-noirs d’Algérie.