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Catégorie : La Medina N° 16 : le Maroc le génie d'un peuple, entretien exclusif avec le Roi Mohammed VI
La Médina : Majesté, depuis Votre intronisation, Vous avez accordé un grand intérêt aux questions sociales. Pourquoi cet intérêt ? S. M. Mohammed VI : Le Maroc a, depuis son indépendance, fait des avancées indéniables dans divers domaines et connaît un développement économique certain, même si la croissance n’est pas encore au niveau que nous souhaitons pour notre pays. Cependant, ce développement n’a pas profité à toutes les franges de la population. Plusieurs d’entre elles demeurent dans le besoin. Elles n’ont pu accéder ni à l’éducation, encore moins à la formation et ne disposent d’aucune ressource. De plus, le développement du Maroc a engendré des transformations sociales importantes et des mutations au niveau des mœurs et des comportements de toutes les composantes de la société, et particulièrement au niveau de la famille dont le cercle s’est rétréci. Il en est résulté une accentuation de la vulnérabilité des personnes dont la situation était déjà précaire et en premier lieu, les enfants, les femmes chefs de famille démunies, les handicapés, les personnes âgées et autres. Les filets sociaux publics existants sont de plus en plus sollicités mais sont insuffisants pour prendre en charge tous les besoins. D’où mon implication personnelle pour opérer le changement nécessaire qui ne peut s’arrêter au niveau des efforts déjà accomplis, par ailleurs, pour promouvoir l’emploi, accroître les richesses et accélérer le développement du Maroc.

Voilà quatre années que vous présidez la Fondation Mohammed V pour la solidarité, quatre campagnes successives ayant répondu à des besoins urgents. Plus encore que de simples campagnes de soutien aux démunis, il s’agit là d’une véritable culture de la solidarité qui s’installe progressivement grâce aux chantiers lancés par Votre Majesté. Pourriez-Vous nous dire dans quel esprit Vous avez crée cette Fondation ? Comment expliquer Votre engagement personnel et quelles sont les perspectives en matière de lutte contre l’exclusion ?

Il est vrai que la solidarité fait partie intégrante de notre culture. Mais cette solidarité ne peut être efficace que si elle opère sa mutation pour tenir compte des changements sociaux que j’ai évoqués. Elle se doit de devenir moins individualiste, mieux ciblée et organisée dans le temps. Elle doit aussi donner lieu à la création d’outils pérennisés et sécurisés en obéissant à une gestion transparente et crédible, pour susciter et fidéliser la mobilisation des citoyens qui souhaitent soutenir les actions de solidarité. Autrement dit, le social doit emprunter à l’économique ses règles de gestion et ses procédures comptables, tout en ayant une démarche spécifique à même de répondre rapidement aux besoins identifiés en s’appuyant, autant que faire se peut, sur la population bénéficiaire. C’est pour répondre à ces exigences que je me suis impliqué personnellement pour, d’abord, contribuer au changement du regard des Marocains sur leurs concitoyens qui n’ont pas la possibilité d’intégrer le processus de développement dans les mêmes conditions qu’impose la loi économique qui, qu’on le veuille ou non, traîne son lot d’exclus. Il suffit pour s’en convaincre de regarder ce qui se passe dans les pays riches et développés. Mon souhait également est d’inciter les Marocains et les opérateurs économiques à s’impliquer davantage dans cette lutte contre l’exclusion. J’ai voulu, enfin, encourager les acteurs sociaux à être plus attentifs à l’égard de leur gestion, car elle est fondamentale pour la réussite de la stratégie que nous avons engagée dans ce domaine.

Sa Majesté Hassan II avait coutume de dire que "le trône des Alaouites est sur la selle de leurs chevaux ." Vous n’avez pas dérogé à ce principe, vous avez parcouru le Maroc du Nord au Sud, d’Est en Ouest afin de vous rendre compte sur le terrain de ce que sont les réalités du pays. La Fondation s’est- elle inscrite dans ces réalités pour la définition de ses programmes ?

Nous ne pouvons connaître les vrais problèmes des populations que nous souhaitons aider sans aller vers elles. La culture de proximité est fondamentale pour la réussite des projets. La Fondation se doit de cibler les réels besoins et d’identifier les acteurs associatifs, publics ou privés qui peuvent s’associer avec elle à la conception, à l’encadrement, à la gestion et au suivi des programmes. Aussi, je n’hésite jamais à me rendre personnellement sur les lieux en déplaçant avec moi le conseil d’administration pour m’imprégner des problèmes, m’assurer des programmes et de l’existence des conditions de leur réussite, pour que la crédibilité de la Fondation soit sauvegardée.

Quelle place la scolarisation des enfants en milieu rural occupe-t-elle au sein de la démarche citoyenne de la Fondation Mohammed V ?

Elle constitue un volet important des interventions de la Fondation car nous sommes conscients qu’elle est au centre du développement du monde rural. C’est pour cette raison que nous nous sommes intéressés en premier lieu à la petite fille rurale qui connaît le plus grand taux de déscolarisation. La Fondation a construit, à travers le Maroc, plusieurs foyers qui permettront à des centaines de fillettes de poursuivre l’enseignement fondamental et au-delà. Nous enregistrons avec satisfaction l’effet catalyseur de ce programme dont l’exemple commence à être suivi par d’autres acteurs sociaux. Par ailleurs, nous avons lancé en partenariat avec d’autres associations, de vastes programmes de scolarisation sans distinction de sexe ou d’âge.

Partant du fait que la société civile a un rôle à jouer et que l’accès à l’éducation d’un plus grand nombre d’enfants ruraux est souhaitable, ne peut-on pas imaginer la mise sur pied d’une convention tripartite liant la Fondation à d’autres partenaires tels que des ministères et le PNUD ?

C’est ce que nous avons fait avec des associations, qui elles-mêmes se trouvent engagées avec des départements ministériels dont le Ministère de l’Education Nationale. Nous essayons aussi d’aider financièrement des associations qui s’activent sur le terrain et qui présentent des projets concrets et crédibles. Nous continuerons sur cette lancée aussi longtemp que le besoin existera.

Des changements notables sont intervenus dans la structure et le rôle socio-économique de l’émigration marocaine de France. La première génération (années 60-70) était liée à l’appauvrissement de leur milieu d’origine, en ce sens où les candidats à l’exil vers l’Europe étaient en effet les éléments les plus vulnérables économiquement et les moins éduqués au sein de leur société d’origine. Aujourd’hui, médecins, universitaires, ingénieurs, chefs d’entreprise marocains y sont plus nombreux et participent mieux au développement de leur pays. Quel message souhaiteriez-Vous leur transmettre ?

Il est vrai que notre communauté à l’étranger a considérablement évolué. Tout en exprimant Notre gratitude à la première génération qui a considérablement travaillé, parfois dans des conditions difficiles, pour assurer son avenir et celui de sa famille, nous sommes fiers de la belle réussite de plusieurs de nos citoyens qui ont investi avec une compétence et une expertise reconnues, dans les domaines les plus divers de l’éducation et la recherche scientifique, les professions libérales, les arts et la culture, voire la politique. Loin de faire de leur culture d’origine un handicap, ils en ont, au contraire, tiré profit avec intelligence et ont capitalisé les valeurs d’ouverture, de tolérance et de respect de l’autre, qu’elle véhicule. Leur réussite est un témoignage autant de leurs capacités que de leurs comportements. Au demeurant, leur réussite dans leurs pays d’accueil ne les a pas éloigné de leur pays d’origine. Bien plus, on ressent chez la plupart, un attachement profond à leurs racines et une volonté sincère de contribuer par leur savoir et leurs ressources, au développement de leur pays. Mon message pour eux est de persévérer dans leurs voies et de se considérer comme des ambassadeurs de leur pays en faisant mieux connaître ses potentialités et valeurs culturelles.

Majesté, les MRE veulent participer activement au développement économique et social du pays. Les deuxième et troisième générations sont composées d’élites dynamiques. Quels sont les nouveaux contours de la politique incitatrice envers le MRE ?

Justement, elle consiste à prendre en considération cette évolution que vous avez évoquée. Les nouveaux profils de la communauté marocaine à l’étranger et ses préoccupations exigent une nouvelle stratégie. J’ai défini cette nouvelle stratégie dans mon discours adressé à la Nation le 20 Août à l’occasion de la commémoration de la Révolution du Roi et du Peuple, occasion propice tant par la symbolique de l’événement et de ce qu’il représente pour l’ensemble des Marocains, que par sa date qui s’inscrit dans une période où un grand nombre de Marocains établis à l’étranger se trouvent au Maroc, ils dépassaient le million à cette époque. Cette stratégie se décline selon quatre axes : renforcer et améliorer les missions et les prestations des services consulaires, recentrer avec une restructuration appropriée les actions de la Fondation Hassan II, charger la Fondation Mohammed V de l’accueil et de l’assistance de la communauté marocaine, et mettre sur pied des structures adéquates pour répondre aux besoins en investissement des opérateurs. Comme vous le voyez, notre vision est globale mais sa mise en application incombe à différents acteurs en fonction de leurs missions et de leurs spécificités.

Que dirait Votre Majesté à celles et ceux qui s’inquiètent pour l’enseignement de la culture marocaine dans toutes ses composantes et la préservation de l’identité musulmane modérée, ainsi que pour la mise en œuvre d’une politique novatrice et moderne d’information et de communication envers les MRE afin de consolider et développer l’orientation de la Fondation Mohammed V ? N’y a-t-il pas besoin d’avoir, à l’instar des autres pays, des centres culturels marocains qui permettront de fédérer les potentialités et talents marocains à l’étranger et en même temps qui seront une vitrine du pays ?

La définition des contours de la stratégie que nous nous sommes engagés à mettre en œuvre a obéi à une évaluation des actions menées et nous sommes conscients qu’il y a nécessité de repenser et d’améliorer le programme éducatif et culturel développé actuellement. C’est l’une des missions qui incombent à la Fondation Hassan II, qui devra œuvrer pour répondre aux nouvelles données constatées sur le terrain et conférer à la culture marocaine le rayonnement qu’elle mérite.

Combien de fois, depuis sa création en 1998, les missions et le fonctionnement de la Fondation Mohammed V ont-ils été revisités pour une meilleure adaptation aux besoins et un rapprochement optimal entre son action et la base ?

Nous ne pouvons nous proclamer de la culture de la proximité dont l’objectif est de rester attentifs aux besoins des populations, sans que cela ne soit suivi d’effet au niveau des programmes, de leur gestion et des procédures auxquelles elle fait appel. Si les projets ont tous pour objectifs de soutenir les populations et d’améliorer leurs conditions de vie, aucun ne ressemble à l’autre dans sa déclinaison car le facteur humain est fondamental. Le vécu et l’environnement des populations cibles diffèrent d’une région à une autre et la Fondation doit en tenir compte. Par ailleurs, la Fondation doit constamment les réadapter au vu des résultats de suivi et d’évaluation des projets.

Le rendez-vous annuel de la semaine de solidarité en France, initié par la Fondation Mohammed V sous l’impulsion de Votre Majesté et relayé par le tissu associatif, a pris une place de choix dans la vie des MRE comme événement où il s’agit de s’acquitter d’un devoir par un geste de générosité. Cependant, quand bien même le degré de mobilisation pour lutter contre la pauvreté au Maroc est important, cela est-il suffisant pour assurer un projet de développement intégré et durable ?

En créant la Fondation, il ne s’agissait nullement pour Nous de lui faire assurer la solution de tous les problèmes du Maroc. Le développement du Maroc passe avant tout par la croissance économique qui ne peut être que le fruit d’une politique d’exploitation optimale et rationnelle de nos potentialités, par l’encouragement de l’investissement et la promotion de l’emploi. Néanmoins, la Fondation ainsi que les autres acteurs sociaux constituent un soutien important à cette politique pour assister les populations qui sont en marge de ce développement et déployer, au profit de ceux qui peuvent en profiter, des programmes d’éducation, de formation et de création de ressources à même de les intégrer dans le marché de l’emploi. L’action de la Fondation est certes complémentaire mais elle est aussi incitative et encourageante à la mobilisation. Elle contribue également à changer le regard sur l’exclusion et à contribuer à la préservation de la dignité de milliers de personnes. Je me limiterai à ne citer qu’un seul cas. Avant l’intervention de la Fondation, le délabrement des centres qui abritent des enfants démunis et les conditions difficiles de leur vécu ne dérangeaient pas, ils étaient considérés, pour la plupart, comme un mal nécessaire. La réhabilitation de ces centres pour devenir des lieux d’éducation et de formation de ces enfants, a complètement transformé leur statut. Ils sont devenus des centres de promotion sociale de leurs bénéficiaires.

L’identification des programmes d’assistance, qui s’articulent autour de la formation et de l’emploi, semble être l’objectif primordial de la Fondation. Comment procède-t-elle pour ce faire ? Et les populations ciblées sont-elles motivées et impliquées dans ces actions ?

L'action de la Fondation s'articule autour de deux axes. Assister et soutenir des populations démunies par des actions ponctuelles mais programmées. Développer des projets pour un développement durable. En s’appuyant sur des évaluations sur le terrain pour identifier les besoins mais aussi les potentialités, elle procède à la conception d’actions de formation et d’insertion par le développement d’activités génératrices de ressources. Ces programmes s’appuient sur les potentialités locales, qu’ils visent à développer en modernisant les outils de production et en améliorant les produits pour leur assurer des conditions favorables de commercialisation tout en donnant à la population cible, la formation appropriée et les moyens financiers pour réaliser cet objectif. Nous tirons profit, dans le cadre de partenariats, de l’expertise et de l’encadrement de certaines associations qui disposent de compétences reconnues dans les domaines ciblés et d’opérateurs publics ou privés. Notre démarche s’inscrit dans le faire-faire avec le développement d’outils de suivi et d’évaluation, ce qui nous permet de diversifier nos actions et nos programmes.
Majesté, après quatre années d’existence seulement, il semblerait que la Fondation soit en train de réussir là où des départements ministériels avaient échoué. A quoi attribuez-Vous cela ? A son projet ? A sa structure beaucoup moins lourde que l’appareil administratif ? A un ciblage bien étudié ?

La réussite ne doit pas se situer au niveau de la comparaison. La fondation est une association qui essaie, dans le respect de ses statuts et dans les limites de ses moyens, d’apporter quelque chose de concret au bénéfice des démunis en restant crédible à l’égard de ses donateurs et de ses partenaires. Par conséquent, ses ressources sont d’abord destinées à ses projets, d’où l’impérieuse nécessité de limiter ses frais de fonctionnement : nous sommes à 1% de nos ressources. Notre structure est voulue délibérément légère pour raison d’économie, mais aussi par souci de souplesse pour mieux réussir nos projets que nous concevons avec nos partenaires auxquels on confie l’encadrement.

L’année passée, Vous vous étiez enquis auprès de plusieurs familles des MRE, des conditions de leur voyage, des prestations offertes par l’antenne de la Fondation Mohammed V pour la solidarité. Allez-Vous effectuer cet été, si Votre agenda le permet, des visites aux centres de transit des différents ports marocains ?

Je le ferai tant que je sentirai que notre communauté aura besoin de ce contact direct.

Votre Majesté, quels sont d’après Vous les grands défis à relever du Maroc et des Marocains pour les dix prochaines années ?

Gagner la bataille du développement du Maroc en faisant de telle sorte que la croissance s’accentue pour en faire profiter le maximum de marocains, accompagner et non subir la mondialisation, restituer à l'éducation et à la formation leur pleine dimenssion, ancrer dans les esprits les vertus de l'effort et du travail, approfondir la culture de la solidarité, agir pour chacun de nous en demeurant respectueux de ses idées et de sa dignité, avoir en permanance dans notre regard les interêts suprèmes de la nation.