Réformes administratives, économie en voie de modernisation, libertés publiques accrues... Au terme de trois ans de règne, le bilan de Mohamed VI n'est pas mince. Mais on attend encore de lui qu'il confirme ces tendances pour les ancrer définitivement dans la société marocaine. Tel est l'enjeu essentiel des élections législatives à venir… Depuis l’intronisation du jeune monarque Mohamed VI – dont la volonté réformatrice, la capacité d’écoute et l’intérêt porté aux plus démunis forcent le respect –, l’évolution de la vie politique marocaine n’a cessé de susciter espoirs et interrogations. Contrairement à l’Algérie voisine, enlisée dans une situation de tensions brutales, le Maroc apparaît comme un pôle de stabilité. Il a amorcé un processus de transition démocratique désormais irréversible, même si les réformes promises et attendues s’avèrent aujourd’hui pour le moins déficientes.
Plus profondément, la société connaît des changements significatifs qui, loin de se limiter à la frénésie de consommation (pour ceux qui en ont les moyens) ou à l’enthousiasme croissant de la jeunesse pour les nouvelles technologies, concernent surtout l’éclosion de la liberté d’expression et la vigueur du combat des acteurs de la société civile. Le dynamisme de cette dernière est patent, se manifestant de manière éclatante à travers les multiples initiatives d’un réseau dense d’associations civiques, féminines, caritatives, culturelles et de défense des droits humains, mais également à travers la vitalité de jeunes entrepreneurs, partisans de profondes réformes économiques, de la modernisation administrative et du code des investissements, et adeptes du dialogue social.
De son côté, la presse cherche désormais à affirmer avec une audace inouïe son rôle d’information et de critique, participant activement et sans tabous aux débats de société, contribuant de la sorte à l’enracinement de la pratique de la liberté de pensée et à l’ancrage de la culture démocratique.
Certes, depuis quelques mois, l’enthousiasme semble quelque peu s’émousser dans la mesure où l’action gouvernementale s’est avérée infructueuse ou décevante, tandis que des forces conservatrices issues de l’ancien appareil makhzénien (administrateurs aux ordres du Palais) n’ont pas abandonné la tentation de faire obstacle à toute dynamique de changement. L’orientation pour le moins autoritaire, engagée de manière surprenante par l’actuel gouvernement, a été mal perçue. En particulier, parce qu’elle a essayé de porter atteinte à l’un des domaines importants des libertés nouvellement acquises, à savoir la liberté de la presse. En effet, face à une presse souvent irrévérencieuse, le gouvernement n’a su opposer que des procès en justice, ou encore l’adoption (6 mai 2002) d’un nouveau code de la presse très controversé, jugé liberticide.
Dans un tel contexte, le Roi a dû prendre des initiatives concrètes importantes ou à forte charge symbolique, visant à réaffirmer son autorité et sa volonté de réforme. Notamment, en créant des commissions placées sous son autorité, destinées à pallier les insuffisances de l’action gouvernementale dans des domaines aussi diversifiés que la réforme de l’enseignement, l’éradication de la misère, le redéploiement de l’aide vers des régions plus pauvres ou encore l’indemnisation des familles de disparus. Ces initiatives sont venues ainsi compléter une série de gestes puissants accomplis dès son intronisation (libération des prisonniers politiques, retour des derniers exilés, limogeage de l’ancien ministre de l’Intérieur, etc.). Sans oublier la constitution d’une nouvelle équipe dont les choix éthiques et politiques attestent d’une ferme volonté d’ancrer le Maroc dans la modernité.
Autre exemple de cette détermination : la convocation par le roi, début janvier à Casablanca, des notables du Royaume et de dirigeants d’entreprises étrangères, pour leur réaffirmer la nécessité d’alléger les procédures administratives et, de manière générale, de créer de meilleures conditions juridiques et économiques afin d’attirer davantage d’experts et de capitaux étrangers. C’est dans ce cadre, que la décision fut prise de créer un “guichet unique” devant être pris en charge par les préfets ou gouverneurs de région, nommés directement par le Palais. En outre, le voyage du Monarque dans le Rif a été justement interprété comme une nette volonté de réconciliation de la dynastie avec le Nord du pays.
Mais c’est dans le domaine social que cette reconquête de la légitimité a pris toute son ampleur : la nécessité de lutter avec fermeté contre la pauvreté et en faveur de la solidarité sociale est désormais érigée en objectif prioritaire. Et en ce qui concerne le style d’autorité, une nouvelle conception du pouvoir monarchique semble se dessiner, davantage caractérisée par une plus grande proximité avec le peuple et par le réaménagement d’un protocole que le Roi estime trop fastueux et incompatible avec une monarchie parlementaire moderne.
De fait, la politique qui sera suivie dans les mois et années à venir et les orientations qui seront données aux rapports entre la monarchie, les forces politiques et la société civile seront déterminantes ; elles doivent offrir au Royaume une chance d’évoluer vers une forme viable de monarchie constitutionnelle. La question mérite d’être posée quand on mesure à quel point le Maroc demeure une poudrière sociale, avec l’aggravation du chômage et du fossé toujours béant entre riches et pauvres. L’un des indicateurs en est le drame de l’immigration clandestine des jeunes Marocains vers l’Europe.
A cet égard, les élections législatives de l’automne seront décisives. L’attente générale est d’abord d’assister au déroulement d’un scrutin véritablement juste, libre et transparent. De sérieuses interrogations demeurent pourtant. Dans un climat d’incertitudes, le “transfert d’enthousiasme” profitera-t-il aux courants purement contestataires, à forte capacité de mobilisation qui, à l’image de groupes islamistes, bénéficient aux yeux d’une partie de la population, d’une certaine “virginité politique” ? Dans la mesure où les socialistes ont dirigé assez longtemps le gouvernement, apparemment sans résultats probants, qu’ils ont certainement déçu leur électorat et qu’il n’existe pas d’opposition de gauche unie alternative, les islamistes, n’ayant jamais été associés à l’exercice du pouvoir, risquent de capitaliser une bonne part du mécontentement. D’autant plus que l’action sociale menée par eux dans les quartiers pauvres des grandes villes, ainsi que la fonction tribunicienne qu’ils n’ont jamais cessé d'exercer pleinement – notamment autour de la thématique de la défense de l’identité islamique – semblent accroître leur popularité.
Néanmoins, pour des raisons qui tiennent essentiellement aux spécificités de l’histoire longue et aux réalités contemporaines de la vie politique et culturelle marocaine, le scénario d’une large victoire de l’islamisme radical ou d’un affrontement violent, avec intervention des forces armées, demeure très peu envisageable. Car il s’agit d’un pays culturellement diversifié, qui a su préserver la pluralité de ses identités (avec leurs composantes arabe, andalouse, berbère, africaine, juive, méditerranéenne, etc.), où les élites traditionnelles ont su maintenir un dialogue permanent avec les forces de rupture ou de progrès, et dans lequel la légitimité religieuse et dynastique de la monarchie représente un atout considérable. A cet égard, le spectacle d’affrontements violents qu’offre la scène politique algérienne depuis une dizaine d’années continue de jouer le rôle d’épouvantail. Les autorités marocaines ont d’ailleurs constamment cherché à prôner un islam de modération et de sagesse, d’équilibre entre différents points de vue et intérêts, d’ouverture au monde et d’accueil de l’altérité.
Le royaume chérifien, qui bénéficie de beaucoup de sympathie dans le monde, est également considéré comme un important lieu de l’œcuménisme ; la tolérance et la recherche inlassable du dialogue y sont, depuis toujours, un pont jeté entre les deux rives de la Méditerranée. Il s’agit-là d’une dimension importante de l’islam marocain, à laquelle il convient d’ajouter un fait rarement souligné : les formations islamistes les plus représentatives, y compris les plus véhémentes dans leurs revendications et les plus vindicatives, demeurent globalement légalistes et modérées. Elles tentent de se frayer un chemin mais à l’intérieur des institutions. Par ailleurs, l'authentique pluralisme du champ politico-religieux (voire, depuis 1999, une vraie cohabitation à la marocaine) et la complexité des relations que ses acteurs entretiennent avec une monarchie unanimement considérée comme légitime, rendent encore cette hypothèse pessimiste franchement improbable.
C’est également dans ce pays, face à un islamisme vigoureux mais maîtrisé, que s’affirment probablement avec le plus d’énergie dans le monde arabe, l’émancipation de la femme et une rapide transformation des mentalités qu’exprime la création artistique, littéraire, théâtrale, cinématographique, etc. Le Maroc évite de la sorte la voie de l’autoritarisme et du blocage tunisiens et celle de la rupture brutale et de la tragédie algériennes.
Mais si, à l’issue des prochaines élections, ne se dégage pas une coalition forte, portée par un projet de gouvernement à la fois cohérent, lisible, imaginatif et transparent – conjecture qu’un émiettement des listes pourrait hypothéquer –, le pouvoir monarchique sera amené de facto à gouverner. Et ce, alors même que les partisans nombreux du “déverrouillage” de l’édifice makhzénien espèrent une prise de distance royale inspirée du modèle espagnol et pratiquée avec succès par le roi Juan Carlos. En effet, l’attente de larges secteurs de la société est bien l’institutionnalisation d’un Etat de droit moderne. A savoir, la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, la neutralité de l’armée et une réforme constitutionnelle profonde allant dans le sens d’une transformation de la monarchie en instance d’arbitrage, garante de la stabilité et de l’acquis démocratique.
Les secteurs les plus actifs de la société marocaine affichent leurs aspirations au renouveau ; ils réclament une lutte résolue contre la bureaucratie et la corruption au sein de l’administration, davantage de justice sociale. Militants politiques déçus par les formations traditionnelles, jeunes élites administratives ou chefs d’entreprises novateurs, membres des professions libérales ou acteurs de la société civile, syndicalistes et militants des droits de l’homme ou artisans de l’émancipation de la femme… tous aspirent certes à une transition tempérée et douce, mais souhaitent aussi ardemment de réels changements. Ces nouvelles élites, plus jeunes, moins marquées donc par la culture de la servitude, respectueuses de leurs traditions culturelles séculaires mais résolument ouvertes sur l’Occident, veulent des changements profonds et irréversibles. En tout état de cause, la situation exige de la part de l’élite politico-administrative de rompre définitivement avec la culture autoritaire et centralisatrice du passé, pour promouvoir une nouvelle culture politique beaucoup plus réceptive aux aspirations d’une jeunesse éprise de liberté, aux sollicitations et attentes d’une société désormais ouverte, assoiffée de changement, évoluant dans un environnement mondial lui-même en profond bouleversement.
Au total, le Maroc se trouve à un tournant décisif de sa vie politique. Il constitue un pôle d’équilibre et d’innovation dans l’ensemble maghrébin et a entamé, avec audace et détermination, une expérience de démocratisation inédite et remarquable dans le monde arabe. Malgré les immenses problèmes sociaux, toute la société marocaine et ses institutions semblent animées d’une volonté de renouveau et d’une dynamique riche de promesses. De leur côté, les Marocains résidant à l’étranger – dont la majorité sont citoyens des pays de l’Union européenne – sont fiers de cette expérience et, dans la diversité de leurs trajectoires et convictions, aspirent modestement à y contribuer.
Aussi est-il nécessaire d’appuyer les efforts de ce pays afin qu’il puisse vaincre ses difficultés et réaliser les espoirs qui s’y dessinent. Cela permettrait de garantir l’avenir d’une nation qui tient toujours une place de premier plan dans le dialogue euro-méditerranéen et qui, à présent, cherche courageusement à adosser la légitimité historique et religieuse de son passé à une organisation démocratique et moderne de ses institutions. En l’occurrence, parce que c’est le pays sud-méditerranéen le plus proche de l’Europe, mais aussi et surtout parce qu’il semble adhérer pleinement aux valeurs de la modernité et des droits humains, l’Union européenne est appelée – dans le cadre d’une vraie coopération Nord-Sud – à s’investir plus profondément dans la mise à niveau du Maroc sur les plans monétaire, financier, technologique et humain. Soutenir ce pays revient finalement à concrétiser – donc à rendre crédible – le fameux Partenariat euro-méditerranéen.