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Catégorie : les entretiens du magazine la Médina

L'islam aura-il son Eglise ?

Entretien avec Nicolas Sarkozy Ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales


El Ghissassi Hakim : L’islam à la table de la République : l'est-il toujours, et les conditions de son intégration au paysage culturel français sont-elles désormais réunies ?

Nicolas Sarkozy : En France, l'islam est d'abord une religion, un culte, avant d'être une culture ou plus précisément un ensemble de cultures. Cela n'empêche pas que la religion islam est inscrite comme un fait social dans la société française. De très nombreuses associations ont été créées par des fidèles musulmans pour répondre à des besoins religieux, mais également culturels, sociaux ou d'une autre nature. Toutefois, ces différents mouvements, en particulier ceux à caractère cultuel, ne sont pas fédérés alors que les religions les plus pratiquées en France disposent d'organismes fédérateurs. Cette situation est un frein à l'intégration des musulmans. L'islam a vocation à être à la table de la République. Je suis heureux que 80% des associations gestionnaires de lieux de culte se soient prononcées en faveur de la création d'une instance fédératrice. Les conditions sont donc réunies pour aboutir. J'ai rencontré, séparément puis ensemble, tous les membres de la Consultation et j'entends poursuivre ce travail.

Le culte musulman est un culte jeune en France. Est-il possible d’avoir une politique volontariste envers ce culte afin de le mettre à niveau par rapport aux autres cultes, en étudiant les possibilités de financement ? Le ministère peut-il donne


L'Eglise catholique et les Eglises protestantes ont eu plusieurs siècles pour s'organiser ; le culte juif a été organisé de façon autoritaire par Napoléon Ier. Aucune de ces religions ne reçoit de financement public - je mets à part le cas très particulier des départements d'Alsace et de Moselle.
L'islam de France doit faire ce chemin en quelques années. Mais que veut dire une politique volontariste ? Indépendamment même du principe de laïcité, l'organisation du culte ne dépend pas du gouvernement, mais repose d'abord sur l'adhésion des musulmans.
En revanche, rien ne m'interdit de formuler des propositions à la Consultation des musulmans de France.
La diversité, qui fait la richesse de la Consultation, est une réalité avec laquelle ses membres doivent composer. Ils sont heureux de pouvoir s'appuyer sur l'expérience du ministère de l'intérieur qui est en relation permanente avec l'ensemble des cultes, mais ils n'accepteraient pas, à juste titre, que le ministre de l'intérieur s'érige en arbitre de leurs différences conceptuelles ou d'intérêt.

On dit souvent que le ministre de l’intérieur est le ministre chargé des cultes. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il est chargé de veiller à l’application de la loi de 1905 dont l’article 1er pose pour principe que la Ré


Vous avez évoqué la question des financements et celle des réticences de certains maires. Sur ces deux sujets, il convient d'être clair. La loi ne permet ni à l'Etat ni aux collectivités territoriales de financer un culte, quel qu'il soit. Cependant, elle octroie certains avantages aux associations à but exclusivement cultuel et d'autre avantages aux associations ayant un autre but. Le mélange des deux sortes d'activité conduit à la suppression de tous les avantages.
Quant aux maires qui "bloquent" les dossiers, sachez que les musulmans ne sont pas les seuls concernés. Les maires ont la responsabilité, partagée par l'administration et les préfets, de veiller à la liberté d'exercice du culte. Vous constatez avec moi qu'un maire réagit plus facilement à une demande exprimée par un évêque ou un président de consistoire que lorsqu'il est saisi par les président d'une association inconnue. Il est évident que, lorsque le Conseil français du culte musulman (CFCM) et ses instances régionales existeront, les fidèles musulmans pourront mieux faire entendre leurs voix.

Quand on parle d’insécurité, souvent un amalgame se construit sur l’islam. Pensez-vous qu’un organe représentatif permettra de donner une autre image à l’islam ?


L'insécurité est une réalité qui touche toutes les communautés, toutes les catégories. Aucun amalgame n'est admissible. Même s'il ne faut pas être naïfs : la communauté musulmane compte parmi ses membres sa part de délinquance.
La création d'un organe représentatif de l'islam permettra de supprimer ces confusions. Les membres de la Consultation en sont parfaitement conscients. Ils savent bien que l'intégration d'un certain nombre de fidèles musulmans est soumise à cette étape. L'image de la communauté musulmane dépendra beaucoup de sa capacité à s'organiser, à se rassembler et à tenir un discours empreint de modération et de responsabilité.

A chaque nouveau gouvernement, nous remarquons un changement de la façon dont le dossier de l’islam est traité. Votre action se situe-t-elle dans la continuité de la Consultation ou y aura-t-il une autre politique pour ce dossier ?


La Consultation est d'abord et avant tout l'engagement pris par un certain nombre de musulmans de créer un organisme représentatif du culte. Tous les membres de la Consultation ont manifesté leur volonté de s'appuyer sur le nouveau Gouvernement pour poursuivre leurs travaux : ma réponse a été favorable. Si je n'avais pas, dès ma prise de fonction, pris en main ce dossier, vous seriez en droit de m'en faire le reproche.
Quant à la méthode, elle a été arrêtée par les membres de la Consultation ; ils n'ont pas demandé à en changer. Il s'agit seulement d'un changement de rythme : les discussions sont conduites de façon bilatérale entre le ministère de l'intérieur et chaque membre de la Consultation, la synthèse est ensuite proposée aux membres de la Consultation. Un premier tour de table a pu ainsi être conduit en juillet, un deuxième tour de table est en cours. Une réunion commune permettra ensuite d'examiner les points fondamentaux encore en suspens afin que le processus électoral puisse être repris.

La première phase de la Consultation, sous le gouvernement Jospin, a écarté les associations culturelles. Ces associations seront-elles consultées, au moins comme acteurs principaux dans le champ culturel musulman ?


Le domaine culturel ne relève pas de ma compétence. La décision de consulter les associations culturelles musulmanes appartient aux membres de la Consultation. Mais, s'ils s'orientent dans cette direction, il est vraisemblable qu'ils ne se limiteront pas à ces seules associations, car les associations de bienfaisance et sociales jouent aussi un rôle considérable, notamment en matière d'intégration.

Le CFCM a-t-il pour vocation de représenter l’ensemble des musulmans du pays ou uniquement les lieux de culte ? Dans ce dernier cas, comment présagez-vous la représentativité des cadres religieux et des citoyens de culture musulmane ?


La question mérite d'être formulée autrement. Le CFCM aura-t-il pour mission de représenter l'ensemble des fidèles musulmans ou leurs lieux de culte ? Les membres du CFCM vous répondront vraisemblablement que leur instance a pour objet de représenter les fidèles musulmans à travers leurs lieux de culte.
Selon l'accord cadre, le CFCM sera composé de représentants de grandes mosquées, de membres des associations gérant des lieux de culte, de représentants des fédérations et de personnalités qualifiées. Cette représentativité garantit la présence de cadres religieux.
Les membres de la Consultation sont très attachés à ce que l'ensemble des courants soit représenté. Cela paraît une nécessité pour représenter l'islam de France et non pas ses seuls courants majoritaires. Les élections ont pour but de faire apparaître les tendances majoritaires ; il convient donc de représenter les tendances minoritaires par un autre mode de sélection, qui ne peut être que la cooptation. Cette question est difficile à résoudre et c'est ce qui a conduit à annuler les élections prévues en mai puis en juin 2002. Ce point fondamental est l'objet des discussions en cours entre les membres de la Consultation. Il est intéressant d'étudier les instances représentatives des autres cultes car toutes, selon des modes différents, utilisent les élections et la cooptation. Tout système qui ne reposerait que sur la cooptation ou que sur des élections semble donc à écarter.

Des critiques ont souvent été formulées envers l’influence des pays d’origine sur le processus de l’organisation de l’islam. Quelles sont les garanties que vous offrez aux pays d’origine ainsi qu’aux citoyens musulm


Quels sont les pays d'origine concernés ? Il y a essentiellement l'Algérie, le Maroc, les pays africains francophones sub-sahariens, la Turquie et l'Arabie saoudite, pour ne citer que les principaux. Il est clair que les ressortissants étrangers ou français d'origine étrangère, ayant conservé des liens avec leurs pays d'origine, appelés à participer au CFCM sont – je le constate – des relais objectifs auprès des différentes autorités nationales. Par ailleurs, la liberté d'association est une réalité qui interdit à l'administration française d'intervenir a priori, mais qui n'interdit pas de donner des conseils fondés sur l'expérience à ceux qui le demandent.
Il me paraît normal que les gouvernements étrangers concernés souhaitent que l'instance représentative du culte musulman de France, qui aura à dialoguer avec les pouvoirs publics, soit représentative des familles de l'islam existant dans les pays d'origine.
Les gouvernements de ces pays sont tous attentifs aux travaux de la Consultation. Ils sont soucieux de la représentation de l'islam issu de leurs pays, mais aussi de l'indépendance de l'instance qui sera créée. Il reste qu'il s'agit de représenter l'islam de France, pas l'islam en France. C'est la limite que chacun doit comprendre, accepter et respecter. La question de la représentativité du CFCM est centrale, mais quels sont les critères pertinents pour la définir ?
Les garanties que je peux apporter sont celles de la transparence des travaux. Je l'assure aux membres de la Consultation et à ceux qui me consultent. Je propose également de faire participer au CFCM l'ensemble des tendances ou, plus exactement, je propose que les tendances qui souhaitent participer soient prises en compte, sous réserve de respecter les engagements pris par la Consultation. Enfin, je propose que personne ne soit en mesure de dominer pour contrôler le futur CFCM car ce serait la négation d'une instance représentative, riche de sa diversité.
Il s'agit moins d'un revirement que de la prise en compte de la réalité du terrain. La Consultation, en adoptant l'accord cadre en juillet 2001, a prévu la création d'instances régionales, sans en définir la forme juridique. Il n'est pas inutile de regarder ce qui a été fait dans des pays européens voisins : des instances représentatives n'ont été créées qu'au niveau national. Ces instances ne donnent pas satisfaction, semble-t-il, car la plupart des difficultés qui se posent sont des problèmes quotidiens qui ne peuvent être résolus que par le dialogue avec les instances locales.
Il faut répondre au double besoin d'une instance nationale au contact des administrations centrales, orientée sur la résolution des questions de principe, et d'instances régionales chargées de régler les problèmes quotidiens en s'appuyant sur les principes généraux dégagés au niveau central. Il est évident que les informations devront parfaitement circuler entre le CFCM et les CRCM.

Vous donnez plus d’importance à la régionalisation en créant les CRCM. Pourquoi ce revirement ? Par ailleurs, quel rôle auront la grande mosquée de Paris et les fédérations représentatives dans le prochain organe ?


Les grandes fédérations qui participent à la Consultation doivent avoir leur place dans le CFCM, ne serait-ce que parce qu'elles fédèrent de très nombreux lieux de culte. Sans elles, la Consultation n'aurait pas fourni les travaux que vous connaissez.
La grande mosquée de Paris participe à la Consultation en tant que fédération et non en tant que mosquée. Son influence est grande. C'est un point important. L'assemblée générale constitutive devra décider, sur proposition de la Consultation, de la composition du CFCM et en particulier, quelles seront les fédérations et mosquées participant au CFCM. Il paraît concevable que la mosquée de Paris participe au CFCM, avec deux personnes différentes, pour les deux responsabilités qu'elle assume actuellement.

Les citoyens ne sont pas suffisamment informés de l’organisation de l’islam. Quelles sont les lacunes laissées par les équipes précédentes et comment allez-vous œuvrer pour permettre à nos concitoyens d’avoir une vision claire


Si le ministère de l'intérieur informait les fidèles musulmans en lieu et place des membres de la Consultation sur les objectifs comme sur les modalités des discussions, on lui reprocherait de trahir son devoir de neutralité. Vous mesurez bien la difficulté de l'exercice, qui a été partiellement résolue dans les régions par le travail fourni par un certain nombre de sous-préfets qui ont servi et servent de relais vers les lieux de culte par l'intermédiaire des personnes désignées par la Consultation. La prochaine étape importante en matière de communication sera la décision de reprise du processus électoral, selon des modalités qui restent encore à définir avec plus de précision que par le passé. Les membres de la Consultation ont créé une association dont le but est de conduire ces élections. Cette association s'est dotée d'un budget qui permettra de mener à bien ce processus. Elle s'appuie sur des représentants dans les régions qui attendent cet instant décisif.

Il y a une volonté d’écarter le Tabligh de la consultation et de remplacer des personnalités qualifiées. Sur quelles bases opérer de telles modifications ?


Le Tabligh n'a pris une participation active dans les discussions que pendant certaines périodes. Mais il ne s'agit pas d'écarter le Tabligh, pas plus que d'autres membres de la Consultation. Les dirigeants de ce mouvement m'ont récemment confirmé leur volonté de participer au CFCM. La décision de maintenir un membre de la Consultation dans le futur CFCM appartient aux personnes qui participeront à l'assemblée générale constitutive du CFCM, qui devra se prononcer sur les propositions de statut du CFCM élaboré par les membres de la Consultation.
J'ai dit que je ne permettrai pas à l'intégrisme de s'asseoir à la table de la République. Si un mouvement religieux agissait en-dehors du champ de la loi et de la République, je le ferais interdire comme les lois de la République m'y obligent. Je n'ai pas d'autre critère pour juger de la légitimité d'un mouvement religieux. La Consultation, comme le CFCM, souhaitent être représentatifs de l'ensemble des tendances de l'islam. S'il ne m'appartient pas de juger du contenu théologique, je suis en revanche responsable de l'ordre public et je vous assure que je fais et ferai tout ce qui est en mon pouvoir.

La place des personnalités qualifiées a été source de divergences dans les discussions de la Consultation. Avez vous des propositions pour permettre une meilleure entente entre les parties tout en gardant l’expression des différentes tendances


Les personnalités qualifiées ont dans le système associatif une place incontournable. Elles y apportent leur compétence et elles y jouent un rôle indispensable de modérateur.
Dans le CFCM, la proposition qui me paraît la plus prometteuse dans la volonté de représenter la diversité et la richesse de l'islam est l'idée d'intégrer des femmes en tant que personnalités qualifiées. Il est possible que les élections et le choix des fédérations ou des mosquées conduisent à faire apparaître des femmes. Cependant, chacun sait que les femmes ne sont guère présentes dans les lieux de culte. Il semble donc que l'idée de les voir représentées au sein du CFCM en tant que personnalités qualifiées permettra de donner une image positive et pragmatique de la réalité de l'islam.
La question de la reconduction des personnalités qualifiées de l'actuelle Consultation vers le CFCM ne m'appartient pas.

Vous suggérez qu'à chaque fonction au sein du CFCM , soit associé le nom d'une personnalité qualifiée ou d'une institution (mosquée ou fédération). Vous ne pensez pas que vous êtes en train de dicter aux musulmans la façon dont ils doivent gére


Il faut être réaliste et prendre en compte l'équilibre entre les composantes qui ont permis le travail de la Consultation. S'abstraire de ces réalités pour constituer le CFCM, ce serait le condamner au blocage dès sa naissance.
Pour cette raison, il me semble important que le bureau du CFCM soit composé par des personnes aux compétences reconnues et appartenant aux tendances les plus représentatives de l'islam de France. Qui est le mieux placé pour faire des propositions dans la plus grande neutralité ? La réponse pour aujourd'hui tombe sous le sens… mais les propositions ne sont que des propositions dont le CFCM diposera comme il l'entendra. Je n'ai pas d'autre objectif que de faciliter la création d'un organisme efficace et reconnu par tous.

Il y a une demande de plus en plus importante pour la création d’un centre de formation des imams et d’un institut de théologie musulmane. Comment pensez-vous que ceci pourra se réaliser ?


Tout d'abord, la situation actuelle est anormale : la très large majorité des imams sont des étrangers qui, bien souvent, ne parlent pas notre langue. Pour ceux qui sont français, ils ont été formés à l'étranger.
Il convient de distinguer ce qui est possible avec le soutien des pouvoirs publics de ce qui ne l'est pas. La formation des imams revêt deux aspects. Une partie de cette formation peut être délivrée en université ou dans des instituts recevant des subventions publiques, une autre partie ne peut pas l'être. La comparaison peut être faite avec l'Institut catholique de Paris qui reçoit des subventions et les séminaires catholiques qui ne reçoivent aucune subvention.
Les réflexions sur la création d'un institut universitaire ont été lancées depuis de nombreuses années au sein de l'université. On voit bien le rôle essentiel que jouera le CFCM qui pourra être l'interlocuteur officiel des pouvoirs publics. En ce qui concerne les "séminaires", la compétence appartient totalement aux musulmans qui devront s'organiser pour satisfaire leurs besoins, lesquels sont diversifiés.
Il reste un énorme travail à conduire. Je ne suis pas en mesure d'établir un calendrier, mais en quelques années un institut universitaire doit pouvoir être créé.
L'enjeu de la formation d'imams français en France est primordial si on veut mieux intégrer l'islam. Elle m'apparaît en tout cas une formule plus prometteuse que la situation actuelle, inadaptée aux réalités de la société française et aux besoins des musulmans et qui conduit à une forme de clandestinité qui facilite certains extrémismes.