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Ou l'histoire d'un homme qui voulait devenir Dieu, et qui, lorsqu'il découvrit Dieu, fit tout pour redevenir un homme, au grand dam des hommes, qui adorent les dieux, ça commence à Louisville, Kentucky, le 17 janvier 1942.
Les hommes jouent à la seconde guerre mondiale. Odessa Clay travaille. Elle met au monde un petit Cassius Marcellus. Celui-ci est joli, lisse, jovial et braillard. Dans la vie des grands hommes, les légendes deviennent vite l'Histoire, alors même que l'Histoire, en se déroulant, n'est déjà plus que le brouillon de la légende qu'elle va devenir. Celle d'Ali dit qu'à l'âge de 12 ans il s'est fait chourrer son vélo. A l'envie folle de ruiner l'indélicat, succède une interrogation : comment être sûr d'y parvenir si, d'aventure, celui-ci était plus grand et plus costaud ? Toute la vie, pugilistique, d'Ali sera gouvernée par cette obsession : comment battre un type plus fort que soi ? Ne serait-ce que parce que la mort et la vie en sont les enjeux, et l'argent ("le sang du pauvre", dit L. Bloy) l'indispensable moteur, la Boxe est éminemment mystique. Mystique, donc pleine de signes, de répétitions, de paraboles et de symboles. Jack Johnson, le premier champion du monde poids lourds noir, est mort, en voiture, en allant assister à un combat de son successeur, Joe Louis. Ce même Joe Louis devant subir, sous le règne d'Ali, les sarcasmes et les moqueries Jobiennes de celui-ci. Louis avait été le dieu, le père, le modèle, la référence de Cassius Clay. Quand Clay devint Ali, il brisa ce miroir qu'était Louis. Si l'on n'est pas prêt à envisager ces signes et symboles comme autant de paramètres cruciaux dans la vie des boxeurs, on n'a aucune chance de comprendre cette reine pleine d'amants qu'est la Boxe. Bien sûr, le contexte politique (donc racial en Amérique) joue son rôle. Mais, un peu comme à la messe, il faut savoir souscrire à l'implacable candeur des mythes, la beauté fade des rites et la simplicité des témoins qui se transmettent. La Boxe a son naïf langage poétique et son complexe arrière-plan métaphysique. Ceux qui ne veulent pas y croire, et donc le voir, demeurent convaincus, comme de vulgaires journalistes, que la Boxe n'est qu'une affaire de biscotos, de gros sous et d'arnaques. La Boxe c'est, certes, de l'argent, des combines pas claires, des hommes qui se couchent trop vite, des agents véreux, des comptables maffieux et des doigts qu'on brise comme dans les films à coups de crosse. C'est aussi deux hommes qui s'affrontent, avec toujours un des deux représentant le bien, et l'autre le mal, ou un, la vie, et l'autre la mort. Les hommes ont besoin d'hommes pas toujours exemplaires aux parcours toujours exemplaires. Mystique, métaphysique et psychologie sont les vraies cordes du ring à l'intérieur duquel la Vie et la Mort se battent, sous les yeux des hommes et l'autorité de cet arbitre “infaillible” comme un pape qu'est l'argent - le pape n'a pas toujours raison, mais quand il se trompe, il a raison de se tromper, c'est ça, l'infaillibilité pontificale, dogme catholique d'une profondeur sublime interdite aux athées pratiquants.
Retour à Louisville (n'est-ce pas trop beau, mon Dieu, de faire naître Ali dans la "Ville de Louis" ?). Pour lui apprendre à rosser dans les règles les voleurs de vélo, un flic emmène Cassius le jeune dans une salle de boxe. Il est doué. Il devra donc travailler plus que les autres. Le don en Boxe, comme en art, n'est pas forcément un avantage. Ali a gagné parce qu'il a plus travaillé que ses adversaires, qu'il a surtout travaillé mieux que ses adversaires. Un combat de Boxe, ce n'est pas comme le bac. Il ne faut pas être un peu bon en tout et avoir la moyenne. Ali a eu l'intelligence de ne corriger que certains de ses défauts. Ceux qui dérangeaient l'expression de dons presque contraires à l'esprit laborieux du noble art. Dons que seul son catho de manager, Angelo Dundee, sut accepter sans les comprendre ni les amoindrir en prétendant les optimiser. Comme, par exemple, cette fluidité féline inhumaine qu'Ali aura su domestiquer pour danser, avant de la transformer en rondeur, lorsque face à Foreman, en 1974, conscient des nouvelles limites de son corps trentenaire, il n'eut d'autre recours que de se lover dans les cordes pour accueillir gandhiennement les coups qu'il ne pouvait plus esquiver. On se trompe beaucoup lorsqu'on croit qu'Ali n'a pas vu venir l'âge, l'ennemi habituel des boxeurs - des boxeurs habituels. Il a toujours su interpréter les signes que la Nature lui envoyait pour lui rappeler que, contrairement à ce que les hommes lui disaient, il n'était pas un Dieu mais un homme.
A Louisville, via la télé locale, où sa frimousse trop parfaite prend toute la lumière, on comprend que le Kentucky et l'Amérique seront trop petits pour ce boxeur clair au nom d'esclave et au prénom d'empereur : on l'envoie à Rome aux Olympiades. Mauvais perdant, Clay a l'étoffe d'un vainqueur. Il revient couronné. Mais à Rome, il a déconné. Il s'est foutu de la gueule d'un noir d'Afrique, qu'il a pris pour un sauvage, à qui il a expliqué qu'en Amérique les nègres ne vivaient pas dans les arbres, etc. A peine rentré au pays, l'Oncle Sam lui fait savoir que les Oncle Tom comme lui, ce n'est pas dans les arbres, mais dans des cases qu'ils doivent vivre. Des cases réservées aux noirs. Comme ce resto où il essaie d'entrer est réservé aux blancs. De rage, l'encore Clay balance sa médaille dans le fleuve. C'est cette médaille que l'Amérique lui a rendue, en 1996, lors des JO d'Atlanta. Ne croyez pas les finauds vengeurs hermétiques à tout ce qui les dépasse qui crurent voir là-dedans la preuve que l'amoindri Ali avait perdu sa tête et sa dignité en même temps que ses capacités physiques. C'est bien le Grand Satan, vaincu, comme le sera son administration au moment du refus d'Ali de partir au Vietnam, qui, à Atlanta, a cédé devant un individu conséquent et convaincu. La Vérité ne se cache pas forcément derrière la supposée et temporelle Réalité, déesse des sots, des incrédules et des malins. Sous le Clay bavard, poète et pronostiqueur qui au début des années 60 commence à se faire aimer de la Boxe, Ali perçait déjà. Il suffisait de le voir. Malcolm X avait des lunettes, et pas d'oeillères. Des lunettes qui voyaient l'avenir. "Cassius devait vaincre. La marche de l'Histoire l'exigeait.", dira-t-il, au soir d'un championnat a priori perdu d'avance, contre Sonny Liston (voir le magnifique The Greatest, de W.Klein, de très loin le meilleur film sur Ali). Le futur El Hadj Malik El Shabbaz, bien qu'encore un peu trop Malcolm X, encore un peu trop Black Muslim plutôt que juste musulman - La Mecque arrangera ça bientôt - ne pouvait pas rater ce jeune homme un peu trop beau et sûr de lui. Sur le point de mourir, dit-on, on revoit sa vie. Malcolm a dû dans la sienne voir le Clay que d'une certaine manière il avait été. Et donc le Ali qu'il devait devenir. Outre que Malcolm était un homme du Verbe, et Ali un homme de Parole, la grande différence entre les deux, c'est qu'un devait mourir et l'autre vivre. Malcolm devait mourir pour aider Ali à comprendre, par tous les moyens nécessaires, que la Vie n'est pas une fin en soi. Ali devait vivre pour comprendre pourquoi Malcolm X était mort serein, sans peur, débarrassé de toutes les vanités. Adorateur de son corps, comme le sont tous les gladiateurs, il allait falloir à Ali d'abord se débarrasser du sien. Bien sûr, son refus de partir bouffer du “niakoué” en 1967 était parfaitement justifié sur le plan politique. Mais n'est-il pas plus intéressant d'y voir le début du combat qu'allait livrer Ali contre lui-même, c'est-à-dire un demi-dieu ? Cette première épreuve durera trois ans (comme un round dure trois minutes). En 1970, l'Amérique permet à celui qui refusa tous les pistons de boxer à nouveau. Seconde épreuve. Ali gagne. Ali perd. Ce qui n'a aucune importance. En Boxe, l'invincibilité est un dogme de journalistes et une illusoire route vers la gloire. Le seul invaincu de toute l'histoire de la Boxe s'appelle Rocky Marciano, il est mort connement en avion et plus personne ne se souvient de lui. En 1974, à Kinshasa (laissons aux afro-centristes complexés et aliénés le plaisir de voir un symbole dans ce soi-disant retour sur la "Terre Mère"), Ali affronte Foreman, pour un nouveau combat a priori perdu d'avance. Laissons aussi aux gogos terre-à-terre l'apparente et misérable symbolique du combat entre Ali le nègre fier et Foreman l'Oncle Tom (on peut être fier de ce qu'on devient, pas de la couleur que Dieu nous donne). Laissons enfin de côté ce "combat du siècle" anecdotique, lors duquel Ali le lucide terrassa le bibendum Foreman. Intéressons-nous à ce qui se passe après. Si Ali avait perdu, on lui aurait trouvé des excuses, on aurait vanté son courage, etc. Il est plus facile de perdre que de gagner, au regard de ce que la victoire implique. Et c'est là qu'Ali est le plus fort, "le plus grand". Pas parce qu'il a remis son titre en jeu. Parce que c'est là, au moment où tout lui était donné, au moment où le monde entier était à ses pieds, au moment où, plus connu que le pape, il est célébré par toutes les races et toutes les communautés, que Ali renonce. Ali renonce à son trône de Dieu vivant, et part, touché par le grotesque anti-religieux de sa situation, à la conquête de son humanité, en allant apprendre l'humilité. Il ne s'agit pas seulement de perdre son titre (tellement inutile qu'il le perdra, le regagnera, le reperdra). Il faut quitter cette peau de veau d'or. Il faut oublier tout ce qui lui a été donné. Ali a le choix : vivre en dieu, et finir dans l'Olympe, ou vivre en homme, et avoir une chance d'accéder au Paradis. Pour ça, il lui faut tout perdre. Comme dans le film de Scorsese, Raging Bull : Jake La Motta doit non seulement perdre son titre, mais aussi son corps, en le meurtrissant, en devenant énorme et bouffi, sa fierté, en finissant comique minable dans un cabaret de seconde zone, pour se débarrasser de la mégalomanie, de l'égocentrisme, de la paranoïa, pour enfin re-trouver l'humanité que la vanité et l'admiration des hommes lui avaient fait oublier, et accéder à une sérénité qui n'a besoin ni d'argent, ni de confort, ni de rien de ce dont les hommes croient avoir besoin. Il n'est certainement pas hasardeux que ce soit un autre homme d'images, le cinéaste Alain Gomis (qu'on appelle aussi Lino Brown), qui, parmi les premiers, ait compris, senti, que ce que les journalistes et les historiens appellent "les combats de trop de Mohamed Ali" n'étaient en fait que les marches que celui-ci, sans forcément en être conscient, s'imposait de gravir pour, lui aussi, accéder à la simple humanité. Les journalistes voient la Réalité. Les artistes cherchent la Vérité. Ali sait que la maladie de Parkinson qui l'accable, résultat physique de ses "combats de trop", que ses problèmes financiers du début des années 80, ne sont pas des punitions, mais, au contraire, des épreuves que Dieu a bien voulu lui imposer : "Je n'ai pas peur de la mort. Je n'ai que faire de vos mines apitoyées, de vos allusions perfides à ma gloire défunte. L'adversité qui me frappe est la compétition ultime dont j'avais besoin pour démontrer que je suis toujours le plus grand, en même temps que le plus humble. Aujourd'hui, je veux juste mener une vie spirituelle. Je suis l'homme le plus riche du monde."(1988)