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Catégorie : Portrait
En 1900, Léon Tolstoi vit, depuis plusieurs années déjà, retiré sur ses terres de Iasnaia Poliana, à une centaine de kms au Sud de Moscou. Il a pris du champ par rapport aux milieux littéraires et idéologiques de la capitale, et il se consacre désormais à son œuvre et à l’action morale et sociale qu’il peut exercer autour de lui, notamment auprès des paysans.
De plus en plus il envisage son œuvre littéraire dans une dimension morale, par la capacité qu’elle peut avoir d’exercer sur ses contemporains une influence positive, permettant d’amener une transformation des esprits. La qualité proprement artistique de l’écriture – l’harmonie de la phrase, la force d’évocation des descriptions, la vérité des dialogues …- tout cela est mis au service d’une conception instrumentale de la littérature. Il va parfois jusqu’à ajouter à tel de ses récits – la Sonate à Kreutzer – une postface où il énonce de façon explicite la leçon qu’il convient d’en tirer : l’adultère, la jalousie, l’emprise sensuelle, cela est mal, la dissipation de la vie mondaine et de ses plaisirs, cela est mal etc… La seule fin digne d’être poursuivie, c’est la vérité – conçue comme coïncidence avec la réalité objective du monde, et non pas comme sentiment subjectif ; il s’agit de la vérité scientifique et humaine tout à la fois – . La pureté morale apparait désormais comme une quête quasi-obsessive, sous toutes ses formes – le dépouillement des richesses, la frugalité de vie, la discipline personnelle, notamment par rapport à la propension à la colère - , précisément parce que la pureté personnelle est une voie d’accès à la découverte de la vérité, et comme sa condition préalable.
C’est à partir des années 80 que la question de l’islam s’impose à la réflexion de Tolstoi, d’abord sous la figure de prisonniers turcs, hébergés dans un camp militaire à Toula, non loin de ses terres, à la suite de la guerre de 1877-78. Il va les visiter fréquemment, tenant de nombreuses conversations avec des imams parlant le russe, souvent accompagné par son fils cadet, Mikhaïl. Plus profondément, l’islam va jouer chez lui le rôle d’un catalyseur, grâce auquel sa pensée morale et religieuse va se préciser et se cristalliser. C’est que l’étude de l’islam – à travers l’observation, attentive et éclairée par la sympathie, de musulmans rencontrés – va se développer de pair avec une réflexion critique sur la société de son temps, réflexion elle-même nourrie par l’observation, attentive et lucide, de ses proches et de la société qu’il fréquente. Cette double réflexion aboutira autour des années 1900 à l’élaboration d’une sorte de christianisme épuré, d’une religion spirituelle, centrée sur une relecture philosophique, et non confessionnelle, de l’Evangile.

Pour la Russie, l’islam est associé essentiellement à la Turquie, et au Caucase. On a vu que c’est par la visite de prisonniers turcs que Tolstoi avait appris à connaître les musulmans ; mais c’est par sa participation, dans sa jeunesse, en 1850-51, aux campagnes du Caucase, qu’il avait eu un premier contact avec le monde musulman. Contact au demeurant assez superficiel, à l’occasion de combats, de coups de main, d’histoires racontées au bivouac…L’image des guerriers du Caucase – qu’il s’agisse de Tchétchènes, de Daghestanais, d’Avars ou de Tcherkesses – était alors marquée par le pittoresque, l’esprit chevaleresque, la bravoure ; c’est une image analogue que donne Alexandre Dumas, dans sa relation de voyage au Caucase, à la même époque. Il faudra près de quarante années pour que cette image se " développe " dans la chambre noire de la mémoire de l’écrivain et prenne de tout autres dimensions : celles de la figure de Hadji Murat, telle qu’elle est présentée dans le récit portant ce titre, récit écrit en plusieurs fois, au cours des années 90, et laissé manuscrit – Tolstoi demandera dans son testament qu’il soit publié après sa mort -.
Hadji Murat est une figure complexe : c’est un musulman pieux, appartenant à une confrérie – probablement les Naqshbandis, mais cela n’est pas précisé ; simplement ses compagnons sont désignés du nom de " murides " - ; il est aussi ouvert et curieux de la culture européenne. Il est désireux de se rallier aux Russes, qu’il a combattus pendant des années, pour des raisons personnelles d’abord, qui tiennent à son inimitié vis-à-vis de Chamyl, mais aussi par amitié véritable. Il n’éprouve pas, à l’égard des chrétiens, cette aversion, ce dégoût mal dissimulé qu’éprouve l’un de ses compagnons, venu avec lui dans le camp russe. Cette démarche , assez risquée, ne fait pas de lui un transfuge ni un traître, mais bien plutôt le porteur d’une offre de partenariat. Assez vite toutefois, le malentendu s’installe, non pas de son fait, mais parce que l’état-major russe veut le considérer comme un prisonnier, refuse de lui faire entière confiance, et ne perçoit ce ralliement inespéré que sous l’angle de sa stratégie de conquête et de domination du Caucase. Entre la haute vision stratégique ( qui tend à l’abstraction, par négligence des situations réelles ) et le brutalité quotidienne, faite de pillages, de massacres, de destructions délibérées, il n’y a rien, aucune curiosité véritable des hommes de ces régions : c’est ce rapport humain, d’égal à égal, dans l’honneur et la dignité que Hadji Murat voudrait établir – et qu’il parvient d’ailleurs à établir avec certains officiers, dont celui qui sera plus tard l’informateur de Tolstoi lui-même - ; mais sa proposition de dialogue n’est pas reçue, ni même véritablement entendue, et le dénouement de cet épisode mal connu de la première guerre de Tchétchénie sera tragique.
Ce que veut montrer l’écrivain, c’est que, pour qu’il y ait un véritable dialogue entre les deux cultures, européenne et islamique, des conditions préalables sont nécessaires :
- qu’il se produise une véritable rencontre ; la guerre peut en donner l’occasion, car la guerre, en elle-même, n’est pas une circonstance dirimante.
- qu’il y ait un langage commun, une langue véhiculaire ; ici, c’est le turc, ou plus précisément, le dialecte tatare, parlé par tous les musulmans du Caucase, quelle que soit leur appartenance nationale.
- que les acteurs de ce dialogue gardent la ferme résolution de mettre de côté tout mépris, mais aussi tout complexe d’infériorité.
Hadji Murat est toujours digne, il n’a aucune crainte, aucun complexe d’infériorité vis-à-vis des Russes ; mais ceux-ci manquent à l’esprit de réciprocité, ils gardent, informulée, la conviction d’être les plus forts, d’avoir vocation à dominer. En Hadji Murat, ils ne voient qu’un instrument possible pour leur politique, instrument que d’ailleurs ils n’emploieront pas, car le dossier, transmis par le haut commandement au tsar, ne sera même pas étudié par l’autocrate. Or c’est cela, l‘esprit de domination, que Tolstoi vient à considérer comme la marque même de la civilisation européenne.
Ce thème était déjà celui de son œuvre majeure : qu’est-ce que Guerre et Paix, en effet, sinon la démonstration magistrale, par le récit, et aussi par la réflexion philosophique, de ce que la volonté de puissance d'un homme et d'une nation – en l’espèce Napoléon et la France révolutionnaire – ne peuvent mener qu’à la catastrophe, et que la défaite du projet de domination est en général causée par le peuple qui saura, par une sagesse profonde, adhérer à l’ordre naturel, et trouver là les ressources de sa résistance. Ironie de l’Histoire : c’est le même peuple russe, résistant admirablement à l’invasion française en 1812, qui se trouvera, quarante ans plus tard, dans le Caucase, engagé lui-même dans une entreprise de violence et de conquête… qui se poursuit aujourd’hui. On pourrait d’ailleurs comparer, vis-à-vis de ces guerres récurrentes menées en Tchétchénie par l’appareil politico-militaire russe, l’attitude, à un siècle de distance, de ces deux grandes figures d’intellectuels que sont Tolstoi et Soljenitsyne ; mais la comparaison ne sera sans doute pas à l’avantage du second.
D’une certaine façon, l’islam sert au philosophe de Iasnaia Poliana de point de référence, de critère, par rapport auquel il juge sa propre culture, qui se définit par le caractère national d’abord – c’est une culture russe, européenne -, puis par des références religieuses – chrétiennes- . C’est le critère islamique qui va permettre au penseur russe de distinguer, au sein de la culture chrétienne, ce qui relève de la culture européenne et ce qui relève de l’Evangile. Cette distinction sera le leitmotiv de la réflexion de ses dernières années, et l’amènera à une sévérité croissante à l’égard de l’Eglise instituée, et notamment la haute hiérarchie de l’Eglise nationale -, à mesure qu’il se rapproche davantage de ce qu’il considère comme l’intuition centrale de l’Evangile, c’est-à-dire la non-violence, et le dépouillement des richesses. Il va jusqu’à écrire que " l’idéal du Christ est caché par l’enseignement de l’Eglise ", et que celle-ci n’enseigne qu’une doctrine extérieure, faite de rites et de prescriptions en tous points comparables à ceux des religions " brahmanique, bouddhique, hébraïque… " auxquelles il joint, donc, " la religion ecclésiastique, faussement appelée chrétienne. "
Dans une critique radicale qui va s’élargissant, et touche tous les secteurs de la société de son temps, de la famille proche à son domaine rural, et à la société plus large, jusqu’à la haute administration tsariste, Tolstoi met méthodiquement en relation ce qu’il observe – malentendus entre époux, frivolité des femmes, paresse et indocilité des enfants, ignorance et abrutissement alcoolique des paysans, égoïsme et prodigalité des hautes classes, oppression de la noblesse, autocratie du tsar – avec les leçons qu’il tire de sa lecture personnelle de l’Evangile. Devant les contradictions insurmontables qu’il observe, il conclut que la société moderne russe – et plus encore, européenne, occidentale – qui se déclare chrétienne, ne dérive aucunement de l’Evangile, mais obéit à une autre logique.
Face à ces contradictions, ce qu’il a appris à connaître des sociétés musulmanes lui paraît beaucoup plus cohérent : les gens y sont de vrais croyants, et ils tâchent de vivre selon des principes clairs, formulés dans leur Livre. Mieux encore, par une sorte d’évolution parallèle de ces deux lignes de pensée – la quête d’un christianisme authentique et la réflexion sur l’islam - , Tolstoi adopte spontanément, vis-à-vis du christianisme, une vision assez similaire à celle de l’islam :
. distinction faite entre les vrais enseignements du Christ et les infléchissements opérés par la caste cléricale ;
. accent mis sur les actes, sur la pureté de vie, et non pas sur les dogmes, ni sur les rites ;
. lecture libre et personnelle des Evangiles, comme un livre offert à la méditation de chacun, sans médiation aucune ;
. enfin, et nous parvenons là au cœur même de sa réflexion théologique, il considère le Christ comme Fils de l’homme, et non pas comme Fils de Dieu, comme maître de sagesse, à l’instar d’un Socrate, et non pas comme prêtre, ni comme Hostie. D’où l’hypothèse, avancée parfois, notamment dans la revue al-Da’wa al-islamiya n°694 d’une conversion à l’islam. L’hypothèse à vrai dire n’est pas étayée, et d’ailleurs elle n’est pas utile. Tolstoi, à la fin de sa vie, était effectivement devenu, sinon musulman, en tout cas un saint homme, une sorte de " hanif " ; aussi bien était-il désireux ,alors, de partir et d’aller vivre dans un pays musulman, au témoignage de son fils Mikhaïl, qui lui-même réalisera ce vœu, et ira ,dans les années 30, s’établir au Maroc.
Il manifeste une attitude d’abandon total à la volonté divine, une attitude d’ " islâm ", qui était déjà celle d’un personnage de Guerre et Paix, que le prince Bezoukhov rencontre, captif comme lui des Français, ce simple paysan illettré pratiquant spontanément l’adhésion à l’ordre du monde, par-delà toutes les violences et les injustices criantes qui en font l’apparence quotidienne ; à ce personnage, l’écrivain donne le nom de Platon. Ce sera ,enfin, l’attitude de Tolstoi lui-même, lorsque, parvenu à la certitude que la société au sein de laquelle il vit est injuste et insupportable, et que les tentatives révolutionnaires – celle de 1905 en l’occurrence – sont encore pires, il quittera sa maison de maître, à l’âge de 82 ans, pour mourir, quasiment seul, dans une gare de campagne.
On peut donc parler de conversion, il s’agit d’une conversion du cœur, accomplie au terme d’une maturation longue de quelques décennies, et dont le catalyseur aura été la rencontre, empreinte de vraie sympathie, avec des musulmans, qui étaient aussi des adversaires.

Luc Barbelescu est enseignant