Les pionniers du cinéma maghrébin sont au nombre de trois, mais les continuateurs semblent plus nombreux que les films réalisés. Les trois précurseurs, bien que vivant dans des contextes historiques et cadres géographiques différents, avaient en partage une passion exacerbée pour le cinéma. Chacun à leur manière, ils vivaient leur aventure avec une frénésie contagieuse. Ces trois personnages remarquables ont pour nom : Mohmed Osfour (1927-2005), Albert Samama Chikli (1872-1934) et Mohamed Lakhdar Hamina (né en 1934 à Msila). Si les deux premiers cinéastes issus respectivement du Maroc et de Tunisie n’ont eu la consécration qu’ils méritaient que tardivement, Lakhdar Hamina, quand à lui, eut de son vivant, l’occasion de s’illustrer en arborant fièrement les auréoles de la distinction. Il est le premier cinéaste africain à décrocher la Palme d’or du festival de Cannes, en 1975, pour son film : Chronique des années de braise. Mohamed Osfour était le plus autodidacte des trois baliseurs du désert cinématographique maghrébin. Il est né à Abda (région de Safi). Il émigra à l’âge de 4 ans avec son père à Casablanca. Il n’a fréquenté ni école ni M’Sid (école traditionnelle) mais à 11 ans il s’est fabriqué son cinéma à lui avec les moyens du bord. Tchikiou (surnom de l’époque) eut la révélation du septième art en regardant un film de Tarzan. Il voulait imiter l’Homme-Singe. Après avoir déniché une caméra Pathé-Baby 9mm dans un marché aux puces, il transforma le terrain vague, en studio de tournage. Le cinéma « made of Osfour » est né comme un jeu d’enfants dans une petite clairière de la forêt de Sidi Abderrahman près d’ Ain Diab. L’empreinte du temps s’y est incrustée.
Albert Samama Chikli est relativement plus ancien. Il est décédé la même année où Hamina a vu le jour. C’est un personnage étonnant, voyageur, et aventurier. En 1895, il organisa la première projection cinématographique à Tunis dans le magasin de SOLER avec un des frères LUMIERE. Il collabora par la suite avec Abel GANCE. Il a aussi réalisé en pionnier les premières photographies aériennes en montgolfière au-dessus de Tunis en 1908. L’homme se passionnait pour les nouvelles techniques apparues avec le siècle. C’est un touche-à-tout. Pendant la Guerre 14-18, il filma les tranchés de Verdun. En 1922 , il réalise le film Zohra qui sera suivi par son premier long métrage Aïn el Ghazel ou La Fille de Carthage (1924) interprétés par sa fille Haydée.
Son épitaphe est tout plein d’éloquence : «Inlassable dans la curiosité, téméraire dans le courage, audacieux dans l’entreprise, obstiné dans l’épreuve, résigné dans le malheur, il laisse des amis».
Mohamed Osfour était plus malicieux. Son agilité s’épanouissait dans la mécanique (non pas quantique qui nécessite une formation académique poussée mais dans la mécanique des bielles et vilebrequins). Les astuces de tournage et les bricolages qu’il avait introduits au cinéma (voiture-travelling à hauteur réglable, badigeonnage de chevaux …) on les doit plus à son intuition créatrice qu’à une formation pratique dans un institut de cinéma. Son premier court métrage l’Enfant de la Jungle, une sorte de remake à la marocaine de Robin des bois, date de l’ère coloniale (1941). Au casting Osfour et Chikli eurent tous deux recours à deux êtres qui leur sont chers, L’un confie le rôle de co-partenaire à celle qui deviendra sa femme, pour l’autre la principale héroïne était sa fille. Et par ce choix judicieux (n’oublions pas les tabous de l’époque) ils marquèrent l’avènement, dans leur pays respectif, des toutes premières actrices de cinéma. Chikly devint correspondant des Frères Lumière à Tunis Osfour participa en tant qu’acteur , régisseur ou en tant qu’assistant à la réalisation dans plus de 100 films étrangers où il a côtoyé des noms célèbres tels Hitchcock , Chabrol, Peter O ‘Tool,Claude Lelouch ,Youssef Chahine. Les deux écranistes (jargon de l’époque qui voulait dire cinéastes) étaient des inventeurs. Leur cadet Mohamed Lakhdar Hamina trouva le terrain tout déblayé, puisqu’il réalisa ses films après l’indépendance de son pays, qui chronologiquement, vint après celle du Maroc et de la Tunisie. Il passa une enfance et une scolarité assez perturbées. Il abandonna les cours théoriques de l’Institut National du Cinéma de Prague pour accroître son savoir dans le domaine spécifique des prises de vue. Il tourna plusieurs films de fiction et documentaires. L’Etat algérien lui confia la direction de l’Office National Cinématographique et des Industries du Cinéma (ONCIC).
Chikli est décédé en 1934. Osfour vient juste de nous quitter. On apprit sa disparition dans la nuit du 17 décembre 2005. Quand à l’auteur de Vent des Aurès, nous lui souhaitons longue vie et une riche cinématographie.
A propos de Mohamed Osfour, peu ont osé parler du calvaire qu’il vécut amèrement avec les officiels du cinéma. Mais nous étions en quelque sorte pionniers dans cette voie rectificatrice, car les réfractaires étaient nombreux et ne voulaient pas qu’on collât l’épithète Doyen à « un analphabète ». Nous fûmes pionnier en matière de « chronologisation » de sa filmographie. Aujourd’hui, on est étoné de voir quelques uns revenir sur leurs jugements en reconnaissant toute l’étendue et l’importance de l’apport de ce génial fils de peuple. Malgré les embûches, nous sommes parvenu à détourner l’attention sur son cas. Avant l’avalanche des Hommages dont il avait toujours récusé le côté snob (la majorité des organisateurs ne connaissaient pas son histoire), nous étions comme lui, confronté aux mêmes préjugés. En 1991, lors du 3eme Festival National du Film qui se déroula à Meknes nous trouvâmes l’occasion opportune pour lui consacrer un dossier spécial, paru dans une revue culturelle en vogue. Cette contribution, venue à point nommé, eut de l’effet. Elle fut suivie d’une série de petits articles dans lesquels nous suggérions la création d’une cinémathèque nationale et un musée de cinéma qui abriterait entre autres les trouvailles de notre Méliès national. Ces idées positives nous étaient venues spontanément après deux journées de documentation que nous avions passées chez lui en compagnie du vétéran des projectionnistes marocains Benzidane Brik. Osfour était si enthousiaste malgré son aigreur coutumière. Il nous avait montré un tas de documents personnels ou à caractère mondain, des fiches historiques, des photos inédites, des reportages d’une valeur historique inestimable, des affiches de l’époque … Malheureusement, nos suggestions sont restées lettre morte. Certes, la Cinémathèque Nationale a vu le jour mais son fonctionnement laisse à désirer. Quand au musée du cinéma on doit attendre une autre ère de cinéma pour qu’il voie le jour .Une bonne partie des objets précieux portant l’empreinte digitale de Mohamed Osfour a été abîmée ou égarée. Aujourd’hui nous réitérons le même souhait : voir s’ériger un musée maghrébin à toutes fin utile.
Quand j’ai vu Osfour pour la dernière fois, il était en bonne santé mais je l’ai trouvé dans un état d’angoisse inconsolable. Il voulait réaliser des films pour assouvir sa soif. La villa-musée qui autrefois regorgeait d’objets ingénieux est devenue morose et taciturne. Il était seul. Tous ceux qui prétendaient être ses amis l’ont abandonné. Seule chose qui nous avait réconforté ce jour là : la maquette d’un voilier confectionnée par son fils pour les besoins d’un film étranger. Ce voilier augurait du renouveau à attendre.