Après des études universitaires supérieures en sociologie et en littérature, achevées à Paris en 1968, Abdelkébir Khatibi choisit de retourner au Maroc. Il dirige l’Institut de sociologie de Rabat jusqu’à sa fermeture en 1970. Il avait, dès 1966, commencé à publier des articles et des poèmes. Son doctorat devient d’ailleurs le premier essai sur le roman maghrébin. En 2007, le lecteur pourra lire son essai sur les kamikazes ou l’homme-bombe, qui figurera dans la deuxième édition de son livre Le corps oriental. En 1971, encouragé par Maurice Nadeau, il publie La Mémoire tatouée, qui inaugure une longue et riche carrière, alternant la création littéraire, l’essai de l’intellectuel, l’écrit du sociologue et le discours sur l’art. Il a prêté comme il aime à dire une écoute attentive aux silences d’une culture, l’arabo-musulmane notamment, aux rapports à l’Autre, aux conflits idéologiques et politiques. Il a pensé sa société comme projet de modernité en devenir. Son écriture, à l’aube de ce XXIe siècle, en prise directe sur la réalité sociale, semble fortement imprégnée par la réflexion sur l’aimance et son envers, la violence. Y a-t-il une place pour l’humour dans vos écrits ?
Dans Le prophète voilé, Le Lutteur de classe à la manière taoïste et même dans Pèlerinage d’un artiste amoureux, l’humour est en mouvement, il est là. L’humour est une manière de garder à distance la réalité, de telle façon que l’on voie le monde un peu à l’envers ou dans des situations singulières. J’aime beaucoup les poètes ou écrivains comme Beckett, qui, même au fond de son désespoir, a eu un humour particulier. Si l’on vous interroge sur vos livres du XXIe siècle, que diriez-vous ? Je vois de façon radicale l’enjeu de la littérature ou de la pensée. C’est qu’il faut penser avec son temps mais au-delà de son temps, tout en interrogeant le passé. Le passé est vide pour moi, vide de sens, il est là comme matière, c’est nous qui le vivons en quelque sorte et lui donnons du sens.

On est toujours dans la logique du devenir ?
Oui, c’est la question du temps. Par exemple, mon roman Féerie d’un mutant, c’est une littérature virtuelle mais qui parle de la situation du monde de maintenant. D’un autre côté, j’ai constamment procédé selon des interventions ponctuelles sur tel ou tel sujet qui concerne les spécificités du Maghreb ou du Maroc, j’ai tenté de dégager certaines questions silencieuses. Depuis longtemps je me suis mis à l’écoute de ce qui est inhibé dans la société : la littérature orale, la culture et la société populaires, parce que je m’intéresse à la hiérarchie sociale, à la question de la violence et de la différence entre les hommes et donc leur legs, leur manière à la fois de parler et de vivre, ce n’est pas une petite question. La littérature et la pensée ne se réduisent pas à la logographie, à ce qui est écrit. À vous lire, on observe un passage essentiel dans votre perception de l’être ; l’aimance succède à la mémoire douloureuse et au nom propre blessé… Le relais entre la vie et l’écriture passe par une maturation, l’intériorisation d’une expérience, et pour moi ce qui est premier, c’est d’abord partager avec tous les hommes une certaine naissance au monde. Il faut avoir accès à cette universalité, chacun doit y travailler là où il se trouve et sur sa propre spécificité, qu’il l’enrichisse et la renforce. L’identité d’un individu est une identité en devenir ; c’est un ensemble de formations, de strates, de signes qui viennent s’ajouter, effacer, inhiber certains autres éléments de cette identité en devenir. On est plus dans le temps de l’aimance que celui de la blessure, je pense à votre récent livre « Quatuor poétique ». Cela aussi c’est le hasard de l’édition ! Il y a quinze jours, j’ai terminé un texte sur l’homme-bombe et le sacrifice, sur ce qu’on appelle les kamikazes et j’en ai fait un chapitre pour un livre sur le corps que je vais publier. Je suis ouvert aussi bien à l’analyse de l’actualité violente, sanglante qu’à l’aimance. Je reste, en ce sens, fidèle à Héraclite qui disait que le temps est une discorde, un devenir en discorde et que sans la discord on ne comprend rien. Les hommes construisent des Etats, des sociétés, des morales, des repères pour pouvoir se situer dans la discorde, pour se protéger de la discorde trop dure, et donc j’intègre l’aimance dans ce mouvement du devenir de la discorde. Si j’ai bien compris, la cité consensuelle n’existe pas ? On ne peut avoir de consensus permanent, il peut y avoir un accord, un assentiment à une certaine appartenance, par exemple être marocain. Cependant, ce n’est pas un consensus éternel. Et puis, l’histoire est un changement social, aussi ce que l’on appelle consensus et moi assentiment est à remettre toujours en question. Notre difficulté est souvent de ne pas s’exercer suffisamment à poser les bonnes questions. Évidemment, de trouver de bonnes réponses est encore plus souhaitable. Le premier niveau est celui de l’accès à la recherche, la quête, mais le second niveau responsabilise plus dans la cité, parce qu’il faut prendre des décisions. Pourtant Khatibi se dit poète avant tout... La poésie, en dehors du genre, est très importante au moins pour deux choses, d’abord comme formation de langage de façon très sérieuse, à la fois sur le plan de sa musicalité, sa mesure ou démesure…le langage en tant que vie. La poésie donne accès aux forces premières de la vie, à travers l’émotion, la sensibilité, la captation d’images et de signes. La poésie ou le poétique permet d’être attentif à cette captation.

Le poète a-t-il une place dans la société ?
Traditionnellement, le Maroc est une société faiblement alphabétisée. Le Protectorat a produit mille bacheliers, ce n’est pas énorme pour 44 années de colonisation ! L’écriture était réservée à la théologie, au droit, un peu à l’histoire et ensuite à la littérature. Après le Protectorat, s’est constituée une littérature moderne, qui a commencé de jouer un certain rôle avec Souffles, Attaqafa al jadîda. Le poète a une place, mais c’est à lui de la construire, je n’accuse pas la société, c’est à celui qui se revendique comme poète ou artiste de construire malgré les obstacles, de construire son propre accès à la liberté, puisqu’il défend la liberté, on n’attend pas qu’on la lui donne.

Vous dites vous intéresser à l’exercice de la démocratie dans la cité, de quelle manière ?
Bien sûr, depuis toujours ! J’ai souvent constaté que les partis, les syndicats sont dominés par des hommes qui veulent le pouvoir sur les autres. Un tremplin pour éventuellement gérer les affaires de l’Etat, la chose est plus ou moins recouverte par une idéologie de fraternité et de camaraderie. Il y a donc mensonge au niveau de la stratification et de la lutte interne de pouvoir. Quelques-uns utilisent la plupart, les naïfs qui sont des croyants en quelque sorte, croyant à une idéologie, une équité. D’où ma distance vis-à-vis des partis, d’ailleurs je me demande toujours comment les sociétés, fonctionnant sur des lois d’obéissance et de commandement, et la nôtre est très structurée comme ça, peuvent aboutir à un plus grand partage. Le chemin est long, parce que de telles sociétés sont en principe conduites par des sortes d’élites ou pseudo-élites, à qui on délègue ou on ne délègue pas mais prennent le pouvoir. Sans la participation à la gestion des affaires, qui commence à l’échelle locale, la démocratie est vide, parce que la gestion s’autonomise, se transforme en clientélisme et autres phénomènes pervers. La persistance de cet état des choses amène les gens à la révolte. La question de la démocratie est posée pour toutes les nations. Elle n’est pas simplement une formule, il s’agit de réfléchir, concernant les sociétés où la féodalité est encore forte et l’autocratie violente, au passage à une participation réelle. Le plus urgent est que les gens aient un pouvoir économique pour se défendre et un pouvoir intellectuel capable de penser la situation et d’aider à s’organiser.

Aujourd’hui, quel portrait du Marocain ?
Le Marocain se pose des questions, il est inquiet, à la croisée de chemins, nationaux et internationaux. La situation économique et sociale est difficile. Il y a des initiatives politiques en haut lieu qui essaient de donner une réponse à cet état difficile.
Est-il en équilibre avec lui-même ? C’est très variable. Ceux d’entre les Marocains qui ont le souci de la modernité sont les plus inquiets et réceptifs parce qu’ils doivent travailler pour avoir réellement un accès plus profond et durable à la modernité, comme les jeunes, les femmes, les classes moyennes… Entre modernité et âge théologique, la culture musulmane peut-elle espérer une issue tierce pour son futur ? Il y a plusieurs manières de vivre sa croyance, la religion dans une société. Le monde avance dans tous les domaines. Or nous faisons partie de ce devenir comme musulmans, donc nous devons nous approprier ce savoir et ce savoir-faire, parce que dès qu’une chose est découverte, elle appartient à tout le monde. Dès que le musulman est conscient de cela, il est dans l’universalité tout en gardant ses repères vis-à-vis de la croyance. Ceux qui vivent dans cette conscience, on les appelle réformistes, modernes mais il n’y a pas qu’eux. Il s’agit de vivre dans une altérité ouverte tout en s’assumant comme croyant. Cela suppose l’autocritique effectuée par le croyant lucide ainsi que le questionnement du rapport croyance et science, croyance et économie, sans confusion. Le croyant qui présente des difficultés est celui qui se dit pouvoir tout comprendre grâce à la croyance alors que celle-ci appartient à une conviction. Mais pour avoir accès au monde en devenir, la conviction ne suffit pas. Un croyant sans bon sens et sans instruction suffisante est facilement manipulable. Et puis, le monde musulman est traversé par la diversité. Récemment, les Iraniens ont cherché à défendre leur liberté nucléaire, ils ont fait alliance avec les Chinois ou les Russes, qui ne sont pas des croyants au sens monothéiste, mais c’est une alliance tactique nécessaire, ils pensent d’abord à acquérir la technologie nucléaire, ils sont prêts à s’allier…

D’un côté l’habillage religieux et de l’autre la raison d’Etat ?
Pour eux, ce n’est pas contradictoire. La logique stratégique échappe à la simple conviction religieuse.
Pourquoi l’Europe ressent-elle un malaise devant l’Islam ?
Il est impératif d’abord que les musulmans questionnent leur rapport à eux-mêmes et aux autres. Les musulmans n’ont pas à diaboliser l’Europe, qui est multiple. L’Europe, de son côté, a intérêt à se dire comment elle se voit ou elle ne voit pas l’autre tel qu’il est, une histoire de regard en somme. La méconnaissance réciproque, pour ne parler que du texte sacré, trahit un enfermement intérieur. Donc les conflits qui reviennent sont déjà entretenus par chacun de l’intérieur. Pour moi les choses sont jouées déjà à cause de la survivance des archaïsmes. La solution demeure l’éducation, l’enseignement, la connaissance mutuelle ; c’est un travail à long terme. C’est également une erreur que de se sentir victime d’un mauvais regard, on est sa propre victime dans la dénégation et dans l’enfermement. Donc, c’est un travail sur soi, je pense d’abord à la responsabilité.

Quel regard portez-vous sur la France actuelle ?
Il n’y a pas de renouvellement des figures politiques, les jeunes ont du mal à accéder à la gestion du pouvoir des affaires, la classe politicienne vit en autarcie et la société se plaint d’être mal comprise. À force de se voir éloignée, elle se révolte, parce qu’il y a une inquiétude profonde.

Est-ce qu’elle se reconnaît dans son métissage ?
Timidement ! A propos de langue et de littérature, on entretient encore la confusion entre la nationalité et l’accès à la langue. Il y a en général un très sérieux problème d’assimilation par rapport à la diversité culturelle, religieuse, on a l’impression que l’on se réveille à peine à la question religieuse qu’on avait oubliée bien que des gens qui aient averti et annoncé les crises à venir. Il y a un vide intellectuel sur l’assimilation, l’interculturel, la diversité, comment assimiler tout en respectant pour chacun l’espace de sa conviction. Vous avez évoqué le passage de la colonisation à la décolonisation.
Ce processus est-il terminé ?
Il y a un legs français et espagnol au Maroc, qui est là et important, il continue à travailler. On ne comprendrait pas la structure de l’Etat moderne marocain sans l’appareil administratif qui a été établi, de même pour certaines orientations relatives à la gestion de la société, la culture, l’enseignement. Les Français et les Espagnols sont intervenus directement dans l’histoire du Maroc comme responsables, donc on ne peut pas nier ça, il faut l’assimiler ; chaque période doit être assimilée comme faisant partie d’un devenir. Il y a des choses qu’il faut interroger et analyser. Dans certains domaines, ça n’a pas été désastreux, la politique menée a été beaucoup moins violente au Maroc qu’en Algérie, c’est sûr, ce qui fait que les rapports avec ce legs sont ambigus. En plus, il y a eu une continuité avec l’immigration qui n’a pas forcément rendu les choses faciles. La France s’est retrouvée devant la question de l’intégration. Les uns arrivaient à s’intégrer grâce à leur instruction alors que la majorité des travailleurs se sentaient perdus, mal intégrés (quelles qu’en soient les raisons), incapable de comprendre les règles du jeu social. On parle de communautarisme... C’est ça. Ceux qui sont parvenus à s’intégrer ont su d’abord appréhender le jeu social, c’est-à-dire la vie politique, la concurrence d’intérêts, la mobilité…Il ne s’agit pas seulement de la mauvaise foi de l’extrême droite française.

L’homme-bombe, c’est quoi au juste ?
Il y a quatre ans, j’ai publié Le corps oriental. Il sera augmenté et réédité en 2007, sous le titre Corps et Islam, pour un public plus large. Un phénomène m’a interpellé, celui des kamikazes que je préfère appeler les hommes-bombes. En réalité, derrière cela, il y a la notion de sacrifice, pour les uns ce sont des terroristes pour d’autres des fida’i ou martyrs. Avec la distance d’analyse que j’opère toujours dans mes études, j’ai essayé d’interroger ce phénomène d’actualité en Irak, en Palestine, en Asie et ailleurs, voir la répétition du sacrifice dans des contextes différents, donner des directions de recherche. En fait, il y a beaucoup de désacralisation de ce sacrifice.

Désacralisation ?
C’est d’abord un rapport politique qui domine, une guerre politique entre l’ennemi et l’adversaire. Reste, pour enterrer le mort, la prière. Elle est essentielle en islam. Les rites, qui sacralisent le cadavre, disparaissent dans le cas du martyr ou homme-bombe. Il y a une désacralisation du statut du cadavre et de la sépulture.


Le lectorat d’Abdelkébir Khatibi lui doit entre autres : *La Blessure du nom propre (Denoël, 1974) *Le Livre du sang (Gallimard, 1979) *Figures de l’étranger (Denoël, 1987) *Le Paradoxe du sionisme (Al Kalam,1989) *Un Été à Stockholm (Flammarion, 1990) *Maghreb pluriel (Denoël, 1983) *L’Art calligraphique de l’Islam (Gallimard, 1994) *L’Alternance et les partis politiques (Eddif, 1999) Et récemment… *Pèlerinage d’un artiste amoureux (Editions du Rocher, 2003) *Correspondance ouverte (avec l’auteur Rita El Khayat, 2005) *Quatuor poétique (Al Manar, 2006)