Des moyens financiers seront mis à la disposition de l’islam de France afin qu’il se hisse à la hauteur de l’expression religieuse des autres cultes. Une question se pose: une expression moderne de l’islam en matière de pensée et de comportement verra-t-elle le jour avec cette nouvelle étape institutionnelle de l’islam de France? source l'economiste 11.05.05

· La pensée moderne est universelle et perméable


On nous dira peut-être: chacun a sa modernité et celle à laquelle vous nous invitez est assimilatrice, anéantit notre religiosité et dilue notre authenticité, en plus vos problèmes français ne nous concernent pas et nous n’avons pas besoin de votre regard qui, s’il est valable, ne répondra qu’à vos questionnements comme minorités.
Non, ce sont des questions qui se posent aux musulmans là où ils sont, les interpellent, les mettent devant leurs responsabilités. La pensée est universelle, elle est poreuse et perméable, elle est devenue numérique, elle ne pourra rester vivace si elle s’enferme sur elle-même, si elle s’autosuffit et se fige dans ses certitudes et ses croyances. Une frilosité nous habite quand il s’agit de nous regarder dans le miroir et d’habiter notre présent au lieu de rester enchaînés avec notre imaginaire dans un passé magnifié.
Les musulmans d’Europe et de France, présents dans des sociétés multiculturelles et multicultuelles - bien qu’une bonne partie vit des situations de précarité dues principalement à des cultures de fatalisme, d’assistanat, de victimisation et desquelles ils n’arrivent pas à se déchaîner, sans négliger, cependant, la responsabilité des pouvoirs publics - expérimentent au quotidien la force de la société à intégrer les diversités et s’enrichir des apports humains.
Certains se considèrent comme des indigènes ou comme de nouveaux colonisés et n’hésitent pas à pourfendre l’inertie de la société. Un regard froid sur ce qu’ils proposent nous laisse perplexes, ils s’aventurent à parler en notre nom et à stigmatiser notre société à laquelle nous appartenons, ils nous indiquent les voies du radicalisme qui, pour eux, sont seules capables de faire bouger les choses et casser les inhibitions. Non, chacun de nous a son parcours, son histoire, nous ne sommes pas homogènes, nos expériences et nos itinéraires peuvent converger comme ils peuvent diverger, nous croyons dans un vivre-ensemble où notre apport pourra être bénéfique par le rapprochement et le décloisonnement.

· L’islam moderne qui appelle à la paix


L’islam au fond de lui-même est moderne quand il appelle à la paix, à la liberté religieuse, au respect des diversités et des opinions, à la solidarité et à la justice entre les humains, à l’égalité entre les hommes et les femmes et au respect de la nature et de sa biodiversité... Les paradigmes avec lesquels il était approché au cours de son histoire épousaient l’évolution de la pensée et l’ouverture sur de nouveaux espaces culturels, ce qui a permis à son message d’être lisible et apprécié.
Le regard sur notre réalité nous donne une autre image, elle contredit notre discours positivant. Comment oser parler de la paix devant les images de violence, de guerre, de pauvreté, d’analphabétisme et de divisions qui nous sont renvoyées quotidiennement? Nos conflits politiques ou sociaux, nous les avons couverts avec l’habit religieux et nous avons fait un choix orienté des arguments pour approuver ceci. Ce que nous remarquons et nous observons c’est que les ennemis d’hier peuvent s’entendre aujourd’hui et ils justifient leur positionnement encore avec des textes religieux. Quelle place dans ces retournements de situation à un message universel qui prône la paix ? Il y a besoin de revenir à l’essence du message de l’islam dont le sens est paix. La violence, la haine ne peuvent en aucun cas le servir.
Comment parler du respect de la liberté religieuse en sachant que le discours religieux est encore prisonnier du concept de l’apostasie. Appartenir à une religion était le marqueur des sociétés de l’époque et des adversaires ; en changer était considéré comme une haute trahison. Jeter l’anathème sur ceux qui ne partagent pas nos croyances et certitudes c’est enfreindre les prérogatives du Dieu qui est seul Le Guide selon nos textes les plus immuables: «Les cœurs sont entre les doigts de Dieu, Il les fait changer comme Il le désire», disait une tradition prophétique.
Le message divin est un message de responsabilité, chacun est responsable de ses actes quand il s’agit de sa relation avec Dieu, mais doit rendre compte à la société quand il la met une cause. D’un point de vue social, le domaine de la croyance est de l’ordre exclusif de la sphère privée du citoyen et doit l’être de façon universelle, quels que soient les continents, y compris dans les pays musulmans. En aucun cas, l’Etat ou toute autre organisation politique, n’a le droit de forcer, imposer ou stigmatiser celles et ceux qui ont des croyances ou incroyances différentes des leur. C’est une loi universelle. La croyance est ce qui est le plus enfoui en nous et que seul Dieu peut jauger ou juger ; nul être humain ne pourra s’en déclarer juge.

· Pas de moratoires, mais du respect et de la démocratie


Nous n’avons pas besoin uniquement d’une relecture du Coran ou de notre grand héritage culturel et classique. Cette lecture se faisait à travers l’histoire de l’islam. Nous avons plutôt besoin de redéfinir nos paradigmes, être lucides, agir avec le bon sens et avoir de l’humilité afin de pouvoir s’instruire sur l’évolution de notre monde et de la réactivité de la pensée humaine. C’est cette connaissance du monde qui changera la perception de nos textes, leur interprétation. Une nouvelle lecture restera vaine si elle n’est pas précédée par une bonne connaissance de notre réalité.
Ainsi, nous continuerons à entendre parler de l’application des «hududs» ou des moratoires contre leur application. Pourtant nos législations, les traités internationaux, les chartes que nous approuvons, ont réglé ces questions. Les récalcitrants ne font que retarder avec hypocrisie les attentes de leurs peuples avec qui ils n’arrivent à avoir ni un discours pédagogique ni le respect nécessaire.
Ce ne sont donc pas des moratoires dont nous avons besoin mais une démocratisation de nos sociétés et un respect des opinions. Les appels à des moratoires sont prisonniers d’une approche politique ou normative de l’islam et de sa spiritualité; ils oscillent entre un combat avoué ou non pour l’établissement d’un Etat islamique, dont les bases ne sont qu’une construction historique liée à la désagrégation du système califal humain, le Prophète n’a-t-il pas laissé la décision de choisir son successeur à son peuple, ce choix ne s’est-il pas opéré principalement autour d’une appartenance tribale à Qoraich, la tribu du Prophète? Même si on maquille aujourd’hui cette succession avec du religieux du fait que le premier Calife Abou Bakr a été désigné par le Prophète pour diriger la prière à sa place. La normativité a pris le dessus sur la spiritualité, les réponses sont cadenassées par l’esprit du licite et de l’illicite et l’approche du religieux s’est figée dans son aspect cultuel le plus strict. Ce qui le prive de l’ouverture sur autrui et l’enferme dans un esprit hégémonique et homogénéisant.
Certains gestionnaires des lieux de culte musulman en France ont rétréci la notion du waqf, à travers la création de la fondation pour les œuvres de l’islam de France, à sa forme la plus réduite, celle de l’aspect purement cultuel. Quel écart avec le bon sens du musulman qui faisait même du waqf pour nourrir les loups affamés des forêts ou soigner les cigognes blessées! Ils ont laissé passer l’occasion pour démontrer l’ouverture et la flexibilité de la pensée musulmane quand elle n’est pas contraignante. Si le choix a été fait de limiter l’objet de la fondation des œuvres de l’islam aux activités cultuelles «attribution de subventions pour la construction, l’aménagement ou la rénovation de lieux de culte ; la participation aux moyens de fonctionnement des organismes prenant en charge la formation initiale ou continue des imams et aumôniers; l’attribution de bourses d’études et de recherche aux étudiants en islamologie; le soutien de toute action de formation pour aider à la connaissance de l’islam en France; l’attribution de subventions aux instances représentatives du culte musulman», le défi reste double, d’une part répondre aux besoins et d’autre part les intégrer dans le paysage culturel et social et être en cela un élément de créativité et d’enrichissement.
La volonté de départ de doter les citoyens français de cultures musulmanes d’une fondation à caractère culturel (plus que cultuel), s’est heurtée à la realpolitik et au refus de l’une des principales fédérations religieuses musulmanes de France. La petite touche de faire appel à des acteurs extérieurs permettra à la fondation d’avoir une ouverture timide sur la société française et sur certains pays d’origine.
Cependant elle sera un outil plus efficace, si elle est bien utilisée, pour répondre aux demandes réelles des fidèles: des lieux de culte dignes, des imams formés, une gestion transparente des finances, une prise en compte de la réalité sociale dans la construction des mosquées et leur implantation à travers le pays en répondant aux besoins et non pas satisfaire l’ego de certains qui veulent coûte que coûte la construction de mosquées- cathédrales. La fondation permettra également une mutualisation des énergies pour la gestion, l’administration et la mise à disposition aux lieux de culte des dossiers techniques et une expertise juridique. Elle permettra également aux collectivités locales de s’assurer de la crédibilité des projets cultuels qui peuvent leur être soumis.

· Arriver à financer les dépenses de fonctionnement


L’islam de France se dote, après son institutionnalisation, d’outils lui permettant de mutualiser ses ressources humaines et financières. Si la création de la fondation est une initiative à saluer, bien que nous regrettions sa limitation aux aspects purement cultuels, nous resterons dans l’attente des prérogatives de cette fondation. Sera-t-elle impartiale, réussira-t-elle à être rassembleuse, sera-t-elle à l’image de l’islam de France dans toute sa diversité cultuelle et culturelle ? Réussira-t-elle à avoir son autonomie et permettra-t-elle au CFCM et aux CRCM de devenir à long terme les porte-parole d’un islam sécularisé et autour duquel se structurera une grande partie du culte musulman ? Nous faisons ici une nette séparation entre la notion de religion et celle de culte, si la première exprime le cadre rituel et dogmatique, le culte dans sa définition juridique parle de l’institution sur laquelle l’Etat exerce un droit de regard, que ce soit au niveau administratif, fiscal ou organisationnel. Les organisations fondatrices réussiront-elles à laisser de côté leurs intérêts particuliers pour épouser l’intérêt du pays et être au service des citoyens sans distinction d’affinité idéologique ?
Nous attendons de cette fondation qu’elle soit un lieu de modernité qui orientera les futurs projets de mosquée et de formation religieuse pour une insertion dans le paysage urbain, social et philosophique, encouragera une architecture créatrice et innovatrice loin des pastiches et des exotismes qui nous font rappeler plus Marrakech ou Istanbul que la richesse et la diversité culturelle française. Pour ceci, nous espérons que les fondateurs de cette fondation seront conscients de la nécessité d’avoir à côté d’eux des experts et des spécialistes dont le seul critère de recrutement sera la compétence et la capacité de donner une image moderne à l’islam de France.
La construction d’une mosquée de proximité et de taille moyenne coûte environ un million d’euros (environs 11 millions de DH). Si la grande partie de ces mosquées arrive à être construite, la plupart du temps par les dons des fidèles, les difficultés commencent lorsqu’il faudra assurer les charges fixes et recruter les cadres religieux et administratifs. Si les autres cultes ont une expertise assez longue de mutualisation des ressources humaines, financières et administratives, le culte musulman piétine encore dans ses querelles de pouvoir et se comporte de façon très individualiste. La fondation des œuvres de l’islam de France n’est qu’une première étape dans la réorganisation financière du culte musulman, d’autres fondations verront sûrement le jour, celle qui sera lancée prochainement par la ville de Paris donnera une autre image plus culturelle que cultuelle.
Nous devons également s’attendre à ce que des mosquées qui échappent au contrôle des fédérations créeront les leurs à l’avenir. Elles poursuivront en cela l’engouement de la société française pour la création de fondations dont le nombre a quadruplé depuis 2003. C’est un autre signe d’intégration et d’accompagnement de la dynamique sociale française. Il sera réussi si nous arrivons à redonner vie à la créativité et à la diversité.
"L’islam de France se dote, après son institutionnalisation, d’outils lui permettant de mutualiser ses ressources humaines et financières"