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Catégorie : Entretien du mois
Malika Zeghal, politologue, enseigne à l’Université de Chicago. Elle vient de publier aux Editions de la Découverte "Les islamistes marocains, le défi à la monarchie (2005)". Elle s’explique ici sur la réalité des liens qui entretiennent aujourd’hui le pouvoir marocain et les formations islamistes nationales. Qu'en est-il aujourd'hui de l'islam politique au Maroc ?

Avant tout, il faut s’entendre sur la définition de l’islam politique. On entend souvent par ces termes l’ensemble des mouvements politiques islamistes et leurs idéologies politiques fondées sur l’islam. Ils sont, en effet, présents au Maroc depuis le début des années 1970. Mais ils deviennent visibles sur la scène politique légale dans les années 1990, représentant diverses tendances. Il faut cependant aller plus loin dans l’analyse de l’islam politique en y introduisant l’islam tel qu’il est défini par les Etats nationaux. La monarchie marocaine et les oulémas qu’elle s’est alliée définissent eux aussi depuis longtemps un certain type d’islam politique, c’est-à-dire une conception de l’islam qui a servi de ressort national et de ressource politique. Il faut donc souligner la complexité et la diversité de ces « Islams politiques » qui se sont beaucoup transformés dans la seconde moitié du XXème siècle, non pas indépendamment, mais en relation les uns avec les autres. C’est pourquoi on ne peut comprendre l’islamisme marocain sans comprendre, historiquement, les rapports entre la monarchie et l’islam.

A l'intérieur de la sphère islamiste, quelle est la tendance la plus influente ?

L’islamisme au Maroc est très diversifié et fragmenté. Tout d’abord, il y a des individus liés à des mosquées de quartier, qui sont souvent des prêcheurs qu’on dit « libres » car non contrôlés par le ministère des Affaires religieuses. Il y a une grande diversité d’associations qui oscillent entre le piétisme, le travail social, et la politique. Il y a aussi des groupes plus importants qui puisent souvent dans ces milieux. Parmi eux, on peut distinguer deux grandes tendances. L’une des plus influentes est celle représentée par le groupe de Cheikh Abdessalam Yassine, Justice et Bienfaisance (Adl wa Ihsan), dont on ne connaît pas le nombre exact de membres, mais qui en compterait probablement 30 000. Il présente une forte singularité dans les cercles islamistes, qui dépasse les frontières du Maroc. Son mouvement est fondé sur le mysticisme et fonctionne comme une zaouïa. Il ne reconnaît pas de légitimité à la monarchie marocaine, mais demande dans le même temps à être reconnu comme parti politique. L’autre tendance importante est celle du Parti de la Justice et du Développement (PJD). Contrairement au groupe de Cheikh Yassine, le PJD s’est lancé dans l’arène de la compétition politique légale dès les élections législatives de 1997. Aujourd’hui, il est présent au parlement et a montré son poids électoral en particulier dans les grandes zones urbaines. C’est donc un parti qui se réclame de l’islam et reconnaît en même temps la monarchie. Même s’il existe à ce propos des tensions à l’intérieur du PJD, la plupart de ses représentants veulent participer au pouvoir. Ils se sont définis dans l’opposition sous le gouvernement socialiste, mais ont toujours été ambigus sur ce sujet. La participation des islamistes du PJD à la vie politique est constamment contrôlée et négociée parce qu’elle est l’objet d’un pacte implicite avec le Makhzen. Conscients de ce que leur marge de manœuvre est réduite par les pouvoirs publics, ils pratiquent beaucoup l’autocensure. Les règles du jeu ne sont pas toujours claires, car la libéralisation de la vie politique reste encore limitée. Les islamistes du PJD prennent des précautions en centrant leur discours sur les mœurs et la moralisation de la vie publique. Les islamistes les plus radicaux les accusent d’avoir été domestiqués par le pouvoir. Certaines formations de gauche reprochent au pouvoir d’avoir « laissé entrer le loup dans la bergerie ». Mais ces débats montrent la pluralité relative des positions dont entend profiter le pouvoir pour mieux fragmenter le champ politique.

Vous montrez, dans votre ouvrage, que la monarchie n'est plus l'institution religieuse centrale. Comment expliquez-vous ce changement ?

La monarchie a changé en raison de causes socio-économiques. Influencée par le contexte international mais aussi par son propre environnement politique, elle a du évoluer pour assurer sa pérennité. Au début des années 1990, le roi Hassan II a opéré une transformation importante de la vie publique en amorçant un début de libéralisation politique. Il a introduit une liberté d’expression plus importante en ouvrant l’espace politique à une compétition plus transparente entre partis politiques. L’entrée des islamistes a donc également été à ce moment-là un moyen de contrôler la gauche. La stratégie est classique dans le monde arabe. Mais ce qui est intéressant dans ce processus, c’est qu’il a lieu par les urnes. La stratégie est donc d’inclure l’opposition islamiste dans le champ politique pour la rendre plus malléable, et en tout cas pour contrôler un adversaire dans un jeu où les règles sont acceptées par tous et surtout dictées en dernier ressort par la monarchie. Dans ce domaine, l’exemple de l’Algérie a joué un rôle de repoussoir. Cette libéralisation relative a donné aux islamistes la possibilité de se réapproprier le discours sur la religion avec une certaine liberté, mais surtout de le faire au sein de l’arène politique. La monarchie, comme je le montre dans mon livre, avait très subtilement œuvré pour que les acteurs religieux, en particulier les oulémas, se rallient autour d’elle tout en ne gagnant pas trop en force. Elle se retrouve alors dépassée, sur le plan religieux, par les effets de cette libéralisation politique. C’est donc en ce sens que la notion de « Commanderie des croyants » a été modifiée. Sa sacralité, inscrite dans la constitution, devient de ce fait moins signifiante car moins centrale.


Les islamistes sont-ils une menace pour le pouvoir monarchique ?

Sur le plan de l’islam, la monarchie fait face à de nouveaux concurrents. Mais cette nouvelle donne ne signifie pas que cela soit nécessairement problématique pour le monarque. Certains signes montrent que la monarchie continue d’assumer son rapport avec l’islam et sait l’utiliser en temps de crise comme l’a montré la loi de réforme du code du statut personnel, ou la reprise en main des institutions religieuses officielles après les attentats de 2003. Ces actions ne sont pas forcément contradictoires avec une libéralisation de la sphère religieuse. Le problème est plus politique que religieux. Les règles du nouveau jeu pluraliste ne sont pas assez claires pour que les acteurs politiques, islamistes ou non, puissent se faire concurrence en ayant confiance dans le système politique. Celui-ci fonctionne à l’aide de pactes qui permettent à ceux qui acceptent de participer au jeu politique de ne pas menacer la monarchie. En revanche, le danger peut venir de ceux qui refusent toute participation parce que le système ne leur offre aucune garantie. Face à un paysage politique et religieux si éclaté, le pouvoir peut hésiter à sortir des « pactes bilatéraux » qui servent de ressort à la vie politique, et à pousser la libéralisation du système, sous peine de se sentir menacé.