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Entre éclipse et soudaine apparition, Al-andalus (l’Espagne musulmane) a vogué au gré de la lutte que se sont livrés, durant trois siècles, conservateurs, traditionalistes, nationalistes et libéraux espagnols. L’époque moderne n’échappa pas tout à fait à cette ambiance. En pleine vigueur insolente du franquisme, avait éclaté une polémique sans merci à propos de l’essence hispanique. Sanchez Albornoz, historien, pensait pouvoir enjamber les sept siècles du Moyen Âge et fixer l’identité originelle chez les Goths. D’après lui, la présence musulmane dans la péninsule ibérique n’est qu’un épisode malencontreux, sans conséquence sur cette essence. Américo Castro, son adversaire, s’enchantait en revanche de la diversité de l’Espagne, grâce au contact durable des trois monothéismes, de leur pensée et leur culture respectives. Dans le monde arabe, les anciens avaient composé l’hymne nostalgique d’al-firdaous al-mafqûd (le paradis perdu) et s’y étaient complus au risque de voiler une réalité séculaire, vivante et riche. D’aucuns veulent, aujourd’hui, croire et faire croire qu’il y a eu, en ce temps, une cité idéale, consensuelle, évoquant souvent le fameux esprit de Cordoue, qui serait à recréer. En Andalousie, de 711 à 1492, ont existé des tensions ethno-religieuses et des intolérances partagées qui avaient fluctué entre l’apaisement et le heurt déclaré, mais tout le monde s’arrangeait à ne pas se défaire d’un code de vie en commun, à observer un minimum de lois et à maintenir une communication d’idées et de savoir-faire. Les périodes de crises et de dérives correspondaient au relâchement de ces constantes. Depuis deux décennies, l’Espagne est devenue un pays d’accueil pour des centaines de milliers d’immigrés, venus notamment du Maghreb. Cette nouvelle réalité commence à envoyer une lumière frappante sur ce toujours contemporain litige de l’histoire et de la culture ibériques. Récemment, quelques-uns ont remis sur la table de dissection la nature européenne vs arabe de la civilisation andalouse. Un nouveau round se prépare-t-il, sans bonne foi ? La question de vivre en intelligence et intégré n’a jamais consisté à islamiser le christianisme ou le judaïsme, ni à catholiciser l’islam. Ceux parmi nous qui radicalisent leur souvenir en le convertissant en volonté de récupérer ce bien perdu me semblent aller à l’encontre du sens de l’histoire, pareil à ceux qui, après des millénaires d’exil, sont retournés à Jérusalem pour prétendre se l’approprier sans partage ou à ceux qui se sont acharnés à gommer sept siècles de leur mémoire. Force est d’avouer que ceux qui y ont compris quelque chose, ce sont les gens du monde de la sensibilité et de la création, les moins chauvins parmi eux qui ont su se retrouver sans crise de conscience dans le multiculturalisme hispanique. La veine littéraire et artistique a eu au moins un siècle d’avance sur la lente et hésitante maturité idéologique et politique. De mémoire, Blanco White a été l’un des premiers à pressentir les bienfaits du mudéjarisme ; Anton Gaudi était parvenu à le faire voir, utilisant moucharabieh, entrelacs, azulejos ; Juan Goytisolo, romancier et intellectuel contemporain est partisan de l’Espagne métisse, mudajjana entre hispanité, arabité, berbérité et amérindiénité. Dans Juan sans terre, l’épilogue du récit dégage la symétrie de deux histoires : la découverte de l’Amérique grâce aux galériens de Colomb, expulsés d’Europe, et l’expulsion des « Maures de Grenade par les catholiques » qui ont insufflé une ravissante tradition d’art au Maghreb. Comme quoi les indésirables peuvent bien apporter quelque chose. Et puis rien n’est tout à fait blanc ni entièrement noir. Partout, il y aura les entêtés de l’adoption et les entêtés du rejet. L’essentiel est d’apprendre à gérer l’ardeur des uns et la déraison des autres.