La laïcité et l'islam, par Manuel de Diéguez
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- Écrit par SEZAME
- Catégorie : France
1 - La République et les droits de la raison
2 - Un Jésus à la guimauve
3 - Le singe-homme
4 - Les premiers pas de l'anthropologie scientifique
5 - Les deux lobes cérébraux de l'espèce bicéphale
6 - Raisonnons
7 - Continuons de raisonner
8 - Les deux anthropologies
9 - Le statut anthropologique du surnaturel
10 - Un exemple actuel
11 - L'anthropologie critique et la télévision
12 - Une révolution anthropologique
13 - Le nouveau réveil de la raison française
14 - Une plongée dans les profondeurs psychogénétiques du singe-homme
15 - L'avenir de la France et de l'Islam
" Soyez résolus de ne servir plus [le tyran] , et vous voilà libres ! Je ne veux pas que vous le poussiez ou l'ébranliez, mais seulement [que] vous ne le souteniez plus , et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids même fondre en bas et se rompre. " La Boétie , Discours de la servitude volontaire
[1 - La République et les droits de la raison]
Ayant conversé ce matin avec un quidam tout de noir vêtu et qui se vanta, les yeux au ciel et dans un excellent français de dévorer la chair crue d'un dieu et de boire son sang bien frais, je me suis rendu de ce pas auprès des trois divinités de la République afin de consulter leurs oracles. " L'État, leur demandai-je, accorde-t-il au grain de raison dont la nature m'a doté le droit de remettre à l'endroit la cervelle de ce fou ?" La Liberté m'a répondu, le drapeau de la France à la main, que tous les cultes du monde ont été proclamés sains d'esprit par le suffrage universel et que les verdicts de l'opinion populaire sont aussi infaillibles que ceux de la papauté, l'Égalité m'a rappelé qu'aucune distinction entre l'intelligence et la démence ne saurait contester le droit promulgué par le peuple souverain de dévorer un dieu et de déglutir son hémoglobine et la Fraternité m'a regardé de haut en bas : " Que fais-tu, me dit-elle, de l'esprit de charité sans lequel le dogme d'une liberté fondée sur l'égalité des cerveaux ne serait qu'une théologie despotique et un nouveau Vatican? "
Je me suis demandé comment trois songe-creux internationaux interdiront longtemps à tous les laboratoire où les idoles se trouvent en observation de percer les secrets de la boîte osseuse de l'étrange animal qui se soumet tantôt aux décisions du ciel, tantôt à ceux d'une majorité d'ignorants. Qu'on me pardonne d'avoir toisé à mon tour la sainte trinité des Superbes de la République: " Si vous interdisez au singe parlant d'user de sa molécule de raison, leur ai-je asséné, vous n'êtes que des gargouilles. La divinité dont vous avez rejeté le sceptre nous ordonnait, elle aussi, de nous rendre libres, égaux et fraternels devant sa face. " Et le pauvre Yahou que je suis courut au confessionnel: j'avoue le péché d'avoir passé outre aux commandements de l'obscurantisme républicain.
[2 - Un Jésus à la guimauve]
La question la plus décisive, mais aussi la plus insoluble qui puisse se poser à une démocratie est celle de l'étendue des droits que le suffrage universel accordera à la connaissance scientifique de l'encéphale du genre humain. Le combat cérébral de l'État français en faveur de la " neutralité religieuse " dans l'enseignement public n'a pris un tour cartésien qu'à la suite de la défaite de 1870 et de la proclamation de la République. Sept ans seulement avaient passé depuis la parution de la Vie de Jésus de Renan, qui avait déconsidéré la pesante érudition allemande. Le romantisme théologique de Rousseau triomphait de la biographie hégélienne de plus de 800 pages de David Strauss, parue en Allemagne en 1835 et traduite en français par Littré. L'émergence d'une laïcité à la française est donc concomitante à la victoire des idéaux de la Révolution et d'un Christ bucolique, alors que le second empire s'attachait à glorifier à la fois les principes de 1789 et une autorité césarienne légitimée par la divinité. Comment échapper à cette théologie bâtarde, sinon en dotant l'État du même fondement intellectuel que la science expérimentale ? On allait s'atteler à la tâche de former l'intelligence de la jeunesse à l'école des raisonnements bien conduits. Titan et Hercule se partageraient le travail de fournir aux citoyens les armes de la logique. Bientôt la capacité cérébrale d'enchaîner entre elles des propositions démontrées serait si bien généralisée que chaque génération entrerait dans l'âge adulte munie d'un certificat attestant sa capacité de faire un usage sérieux de son entendement.
On sait que cette audace pédagogique remontait à la dialectique de Platon ; elle exigeait, en tout premier lieu, la preuve que les croyances religieuses ne sont nullement commandées par des cerveaux sainement éduqués, mais par des élites compénétrées par la crainte qu'un animal sauvage par nature tombât dans l'anarchie et le sanglant si l'on négligeait de lui donner un céleste geôlier. Depuis les Grecs, on savait que " la peur des dieux est le commencement de la sagesse " et Kant avait rappelé que " l'homme a besoin d'un maître " . Dans ce contexte un Jésus mis à l'école des Georgiques installait un Eden de carton pâte au cœur de la France.
[3 - Le singe-homme]
Peine perdue : l'histoire entière du monde rappelait que, depuis les origines, toutes les religions simiohumaines se donnent un fou furieux pour souverain dans les nues et qu'elles jugent tellement sacrilèges les conquêtes des sciences qu'elles ont mis à les combattre un acharnement dicté par leur instinct de conservation : elles savent bien que le savoir terrestre est profanateur par définition. Au IIIe siècle, Ambroise et saint Augustin avaient oublié le principe d'Archimède , connu depuis sept cents ans : Dieu seul décidait de faire couler le bois pourri et flotter un vase d'or. Aristote n'a pu reparaître qu'au XIIIe siècle, et seulement par le canal des savants de l'Islam qui avaient retenu la leçon d'Averroès au XIIe siècle. Aux XIVe et XVe siècles, la théologie de la Croix s'opposera avec vigueur aux retrouvailles de l'Occident avec les civilisations grecque et romaine, et notamment avec le patrimoine littéraire et philosophique de l'humanité qu'un millénaire et demi de dévotions avait enseveli ou détruit. Au XVIe siècle, Rome tentera de réfuter les révolutions de Copernic et de Galilée ; au XVIIIe, elle fulminera contre une vaccination - une mithriditisation - coupable de prévenir les maladies infectieuses voulues par la divinité irritée ; au XIXe, la Curie s'insurgera contre le darwinisme , au XXe contre la psychanalyse , au XXIe contre les progrès de la génétique. La laïcité pensante du XIXe siècle avait forgé le néologisme "obscurantisme " pour désigner la panique religieuse face à la montée des savoirs rationnels.
Aujourd'hui encore, le christianisme romain demeure convaincu que l'espèce humaine est incapable par nature de se porter à la hauteur des responsabilités morales sans cesse plus pesantes auxquelles ses découvertes scientifiques la condamneraient si elles étaient ouvertement reconnues et proclamées par l'Église : le singe-homme préfère se plonger dans l'ignorance et la cécité plutôt que de consommer les fruits de " l'arbre de la connaissance ".
[4 - Les premiers pas de l'anthropologie scientifique]
C'est dire que, dès ses premiers pas et sans le savoir, le combat proprement cérébral qui définissait la vocation de la laïcité républicaine lui faisait porter un regard d'anthropologue sur l'espèce humaine. L'école publique exprimait l'espoir ardent de la France post napoléonienne qu'un singe devenu évolutif depuis 1859, donc depuis onze ans seulement, appartenait désormais à une espèce perfectible. Premièrement, le progrès scientifique deviendrait le moteur d'une espèce en marche, secondement, le dressage d'un animal sauvage par la terreur religieuse appartenait au passé, troisièmement les promesses solennelles que la Liberté, l'Égalité et la Fraternité avaient faites aux évadés de la zoologie ouvraient un avenir radieux à l'intelligence. La sotériologie transformiste prendrait appui sur une trinité verbale dont l'avènement n'était pas moins écrit dans le livre de la nature que celui de la rédemption vaticane dans les évangiles.
Sur l'autre bord, l'histoire du salut avait été mise en branle par la volonté d'une divinité que le génocide du Déluge avait quelque peu adoucie, mais dont la repentance était demeurée tellement méfiante qu'elle avait pris la précaution de s'armer du bâton des châtiments éternels : il fallait rien moins que la perpétuité des peines pour dompter une espèce née tellement rebelle à l'obéissance que les marmites du diable ne parvenaient à la mâter qu'à l'ébouillanter ou à la faire rôtir à titre posthume. Aussi deux théologies rivales dans leur équipement cérébral avaient-elles été mises en état de marche : l'une se fondait sur l'autorité punitive d'une divinité armée à la fois des brasiers d'un enfer rageur et des récompenses béatifiques des ressuscités; l'autre s'était si bien convaincue à l'école de Rousseau, de Bernardin de Saint-Pierre et du Christ de bergerie de Renan de ce que l'homme naît bon et qu'il le demeurerait sur cette terre si l'inégalité sociale ne venait malencontreusement le corrompre qu'elle se résignait à laisser proliférer au cœur de la République le fruit blet d'une population carcérale de plus en plus abondante, mais dont il ne fallait pas désespérer de la conversion miraculeuse aux idéaux de la démocratie.
Les deux anthropologies se révélaient antinomiques en raison du pessimisme viscéral qui inspirait la première et qui allait jusqu'à faire appel aux armes de l'ignorance et de la sottise à seule fin d'assurer l'ordre social, l'autre était devenue la proie d'un évangélisme de l'utopie. Mais l'expérience de l'histoire, qui n'est autre que celle de la politique, allait démontrer à la face du monde que les idéalités se changent bientôt en croyances à leur tour et que les croisades dans le rêve faisaient autant de victimes que le fanatisme des trois autels entre lesquels l' espèce humaine a fini par diviser territorialement ses suffrages.
[5 - Les deux lobes cérébraux de l'espèce bicéphale]
Comment une problématique qui convie toutes les sciences humaines à se placer sinon sous le sceptre, du moins sous la bannière d'une anthropologie critique permet-elle d'analyser la métamorphose de la nature et du contenu psycho politique de la laïcité consécutive à l'affrontement entre deux " théologies " ? On sait que le théâtre de cette rivalité est celui de la guerre des masques entre l'Europe et un empire américain lancé à la conquête de la rive africaine de la Méditerranée. Pour tenter une analyse anthropologique de cet affrontement, observons d'abord les réactions du cerveau biphasé de l'humanité à l'occasion de la prise d'otages, en août 2004, de deux journalistes menacés de mort si le gouvernement français n'abrogeait dans les quarante huit heures la loi qui interdisait aux filles et aux garçons le port ostentatoire dans les écoles de la République de signes de leur appartenance à une communauté religieuse.
On se souvient du soulèvement de l'Islam tout entier, tant national qu'arabe, qui, à la stupéfaction générale, était tout soudainement monté sur la scène du monde pour prononcer une apologie de la laïcité française. Cet événement spectaculaire a illustré une métamorphose subite de la définition politique de cette notion. Il importe donc d'en analyser la signification scientifique, culturelle et diplomatique, tellement la redistribution des cartes de la raison à laquelle on allait assister à l'échelle internationale éclairait d'avance les mutations pédagogiques de l'éducation des citoyens qui se préparaient à l'échelle de la planète. Car il a fallu trancher d'urgence, et même en catastrophe, entre un combat religieux de type doctrinal, donc centré sur la définition de la foi dans le ciel de la théologie, d'une part, et le combat de cette même religion sur cette terre pour la libération du peuple irakien, donc pour chasser de son territoire les armées d'une puissance étrangère d'autre part. Laquelle de ces deux légitimités religieuses allait-elle l'emporter ? Une cosmologie mythique se définit-elle dans les nues ou à l'école de l'histoire ?
Cette fois-ci, ce vieux conflit se rendait caricatural jusqu'au grotesque : des fanatiques enragés préféraient assassiner leurs seuls amis influents et puissants sur cette terre et présenter au monde entier une image barbare et hideuse d'un milliard de musulmans plutôt que de chasser l'envahisseur par le fer et le feu. D'un côté, l'occupant tentait de noyer la résistance irakienne dans le sang aux côtés d'un Quisling " exfiltré " des services secrets américains, de l'autre, l'intérêt suprême d'Allah était censé se réduire à cacher sous un voile les chevelures des musulmanes françaises dans les écoles de Strasbourg, de Lille, de Paris ou de Marseille. Jamais l'histoire n'avait présenté sous un jour plus ridicule l'affrontement multimillénaire entre le cerveau théologique et le cerveau branché sur le réel de l'espèce bicéphale.
Mais puisque le sacré se révèle connaturel au cerveau d'une espèce encore semi onirique à titre viscéral dans une proportion de 98% et qui ne saurait donc s'amputer tout entière de la croyance folle en l'existence d'un souverain mythique installé dans le vide de l'immensité , il fut décidé qu'on laisserait du moins un créateur du cosmos tour à tour patelin et furieux garder suffisamment les pieds sur terre pour bien servir les intérêts politiques des nations et des peuples . Il fut donc décidé par tous les gouvernements du Moyen Orient qu'un Allah devenu raisonnable les aiderait à combattre l'envahisseur et que l'évolution de notre espèce était suffisamment avancée pour qu'il fût possible d'accueillir à bras ouverts les vrais amis d'Allah, et d'abord ceux d'une France, qui, depuis le début de cette tragédie, aidait l'Islam de toutes ses forces à chasser un occupant barbare et tortionnaire, même si l'étrange évangile des Gaulois leur faisait promulguer et appliquer sur leur territoire des lois contraires, mais seulement sur des broutilles, à celles qui règnent sur les terres du prophète. Puisque la laïcité de la France d'Averroès n'édictait que des interdits mineurs, et exclusivement dans l'enceinte des écoles, les décisions de ce peuple de philosophes ne portaient que sur des signes extérieurs et tardifs des croyances consignées dans le Coran. Pourquoi tirer contre son propre camp à sacraliser des colifichets ?
[6 - Raisonnons ]
Mais si l'aiguille de la balance à peser le cerveau de l'espèce bicéphale se décidait à afficher un poids excessif du lobe cérébral branché sur le monde réel, quel serait le statut du lobe dont le plateau du rêve mesurait la lourdeur ? Jusqu'où la notion française de laïcité faisait-elle pencher la balance de la raison du côté du sens commun cartésien? Autrement dit, cette balance était-elle capable de peser le second cerveau de l'humanité, celui qui se trouve encore tout entier livré aux mondes imaginaires et fantastiques qui pilotent des théologies ? Qu'allait-il se passer si la République feignait de changer le contenu intellectuel et éthique de la laïcité républicaine, qui se fondait sur les enseignements anthropologiques, donc critiques, de deux mille ans d'histoire du christianisme et si elle recourait à un gigantesque simulacre à seule fin de changer la raison en une arme théologique nouvelle ? Les subterfuges de cette théologie seraient-ils en mesure de légitimer une collaboration politique étroite entre Allah et l'Europe, afin de mettre un terme définitif à l'expansion de l'empire américain au sein de l'Islam ? Mais dans ce cas, comment conserverait-on une laïcité suffisamment armée dans l'ordre philosophique et scientifique pour qu'elle pût paraître collaborer un instant et sans trop de dommages avec une mythologie religieuse ?
D'un côté, s'opposer par la force des armes à la conquête américaine du monde arabe était une nécessité politique absolue, de l'autre, laisser l'utilité ronger la vérité, c'était courir le péril le plus mortel, celui de priver la civilisation occidentale de son avenir intellectuel. Certes, on avait arraché à l'Amérique et à son Quisling l'arme théologique dont ils se léchaient les babines et qui lui permettait de prétendre que les fidèles d'Allah étaient tous des assassins ; certes encore, on avait réfuté l'effronterie de l'envahisseur, qui demandait aux Irakiens vaincus de tuer leurs meilleurs amis afin de prouver au monde entier que les musulmans sont des sauvages et des fous. Mais comment demander à la laïcité française de s'armer d'une sorte de mythologie républicaine à seule fin d'aider plus efficacement les descendants de Saladin à se relever de leur défaite sur le champ de bataille ? La laïcité avait le choix, soit de renoncer au combat de l'intelligence, soit de renoncer au combat politique .
D'aucuns suggéraient que cette guerre pourrait être menée sur deux fronts. La laïcité pensante à la française avait cheminé jusqu'au terme naturel de son itinéraire dans l'enceinte des écoles. Les crucifix avaient été retirés des salles de classe bien avant la promulgation de la loi votée le 3 décembre 1905 et parue au journal officiel le 6. Mais il avait fallu attendre les premières années de la Ve République pour que les écoles catholiques fussent intégrées à l'enseignement laïc, pour que les manuels scolaires fussent les mêmes dans les deux enseignements et pour que les professeurs des deux obédiences fussent nantis des mêmes diplômes d'État. Il y avait danger, de surcroît, que l'engagement confessionnel des pédagogues qui choisissaient librement de servir l'école religieuse plutôt que la République de la raison continuât de peser lourd sur la vocation d'une démocratie ambitieuse de servir de modèle à la raison du monde. Aussi les enseignants catholiques n'étaient-ils pas autorisés à corriger les copies du baccalauréat. Qu'attendre de plus d'une guerre pour les droits de l'intelligence qui pouvait passer pour terminée et qui avait duré plus de quatre vingt-dix ans ?
[7 - Continuons de raisonner]
La France compte plus de six millions de citoyens musulmans. Impossible de les convertir à Voltaire, à Renan, à Anatole France et à la postérité philosophique de Descartes, de Kant, de Nietzsche , de Darwin et de Freud, alors qu'un siècle après la séparation de l'Église et de l'État , 78% des Français de souche croient toujours à l'existence d'un créateur du monde, dont 30% pratiquent en outre l'astrologie, ce qui suffit à démontrer que la République ne dispose pas encore d'une science de l'évolution de l'encéphale simiohumain et du grippage de ses métamorphoses en mesure d'expliquer le fait même de la persistance tenace des croyances.
Une laïcité demeurée étroitement anticléricale ne pouvait pas s'armer d'une anthropologie critique. N'était-il pas grand temps de lui donner une plus haute vocation intellectuelle, donc un autre contenu politique ? Au reste, fallait-il la féliciter d'avoir achevé sa tâche dans l'enceinte des collèges et des lycées, alors qu'elle n'avait jamais assumé la vocation de représenter la France de la pensée? Était-il rationnel de combattre désormais une autre religion que celle demeurée majoritaire dans le pays, alors qu'on ne disposait que des armes rouillées du XVIIIe siècle pour peser le christianisme? N'était-il pas autrement plus habile de concevoir une sorte de culte de la Liberté , de l'Égalité et de la Fraternité afin de faire face à la tragédie politique dans laquelle la France et l'Europe se trouvaient plongées en raison de la montée en puissance du messianisme démocratique, d'origine calviniste, qui servait au césarisme américain de masque religieux à l'échelle de la planète?
Mais une laïcité devenue plus politique que pensante se verrait contrainte de faire semblant de se convertir au polythéisme au nom de la pluralité des cultures dont elle se ferait une cuirasse pseudo doctrinale d'un genre fort inattendu. Car l'alliance de la France laïque avec un Islam devenu républicain sur son sol en deux générations ne faisait que masquer une révolution politique bien plus considérable, celle d'un retour subreptice et inavoué de l'Europe entière au paganisme, pour le simple motif qu'il n'était pas imaginable que l'oubli complet du contenu doctrinal du monothéisme fût tel que personne ne s'apercevrait de l'impossibilité de soutenir mordicus qu'il n'existerait qu'un seul Dieu, alors que trois candidats spectaculaires à la direction suprême de l'univers revendiquaient bruyamment ce poste sur les mêmes territoires. Une divinité censée avoir fécondé une jeune fille dans un village , laquelle serait demeurée intacte à la suite d'une grossesse et d'un accouchement naturels, ne pouvait se présenter obstinément à ses suffrageants sous les mêmes couleurs qu'Allah et Jahvé : comment se proclamer durablement confusible avec deux célibataires à jamais privés de progéniture dans le cosmos ? Aussi les trois monothéismes renonçaient-ils prudemment à informer sérieusement leurs fidèles du véritable contenu de leurs théologies respectives .
Du coup, pourquoi une laïcité politiquement bien servie par le retour souterrain du monde entier au polythéisme perdait-il son temps à poursuivre un combat intellectuel qui n'en demandait pas tant ? Inutile de consulter les services secrets qui pilotaient l'évolution de l'espèce et dont ni Darwin, ni Freud n'avaient eu le temps de bien observer les méthodes : dès lors que la recherche du renseignement dont la nature s'était dotée avait réussi la performance d'établir que l'Église catholique avait perdu plus de 90% de son pouvoir de fascination sur l'encéphale de l'humanité depuis qu'elle ne parvenait plus à enchaîner les sciences à ses dogmes, l'Islam intelligent n'avait aucun intérêt à reprendre tout seul le combat en faveur du créationnisme ou du géocentrisme. Le danger d'un nouvel obscurantisme était seulement la cohabitation, dans l'école publique, de la physique d'Einstein avec les coutumes vestimentaires des tribus nomades dont Mahomet s'était contenté de sacraliser les usages multiséculaires. En revanche, le culte de la Liberté, de l'Égalité et de la Fraternité pouvait servir d'assise anthropologique à un polythéisme encore inavoué, mais qui ne manquerait pas de réduire bientôt les trois dieux uniques à la subjectivité de simples produits culturels.
[8 - Les deux anthropologies]
Si tous les dieux sont des sécrétions identitaires du cerveau simiohumain, il convient d'analyser les mutations internes de la politique de la raison dont la notion de laïcité illustre les métamorphoses. Celles-ci s'inscrivent désormais dans une interprétation anthropologique de la politique mondiale. Le gigantesque attentat du 11 septembre 2001 à New-York avait seulement précipité cette révolution, parce qu'il fallait bien tenter d'expliquer le débarquement subit du fanatisme religieux dans la géopolitique contemporaine . Observons ce phénomène à la lumière des deux anthropologies dont j'ai esquissé ci-dessus les contours.
Le pari romain sur la cécité innée dont notre espèce témoigne depuis des millénaires et qui se manifeste par la recherche désespérée d'un dompteur dans le ciel, se trouve fort mal en point pour avoir été partiellement réfuté par un islamisme moyen oriental et français devenu suffisamment rationnel pour privilégier la guerre d'Allah sur le champ de bataille. Le Dieu de Mahomet sera censé descendre des nues pour prêter main forte à ses fidèles les plus capables de reconquérir la souveraineté de l'Irak par le fer et le feu ; et les guerriers d'un occupant brutal et aveugle seront vaincus parce qu'Allah est grand dans la bataille. Quant à l'optimisme édénique des idéaux de 1789, il battait de l'aile, puisque le programme électoral du président Bush se réduisait à brandir l'oriflamme du Beau, du Juste et du Bien sur tout le globe terrestre, alors que, dans le même temps, la sotériologie démocratique américaine avait autant besoin qu'Allah du secours fort peu séraphique des bombes et de la torture .
Comment se fait-il qu'une théologie du terrorisme divisée à son tour entre son ciel et son enfer ait pu mettre sa machinerie en place sur les cinq continents en si peu de temps? Puisque le statut anthropologique de cette mythologie manifeste à son tour sa scission entre l'angélisme délirant des démocraties et le pessimisme d'une religion du gibet à laquelle la damnation originelle de notre espèce sert de fondement ; puisque tout ennemi de l'empire américain sur cette terre est tenu pour un pestiféré de naissance ; puisque les suppôts de Satan sont censés ne songer, disaient M. Allaoui et ses maîtres, qu'à éradiquer toute civilisation en ce bas monde ; puisqu'il est devenu dévot de vouer aux gémonies une planète surpeuplée d'hérétiques ; puisque dans ce gigantesque bourbier, l'armée américaine aligne ses régiments serrés de saints en marche vers le royaume du Juste et du Bien, la politique internationale n'offre-t-elle pas un spectacle aussi théologique qu'au Moyen Âge ? Du coup, la pesée anthropologique de la notion de " laïcité à la française ", se place au cœur de la réflexion sur le statut de l'espèce humaine . De quel œil une République de la pensée observera-t-elle les nettoyeurs américains du cosmos quand elle connaîtra le statut anthropologique de la raison qui la guidera demain ?
Pour l'instant, la métamorphose subite du contenu cérébral de la laïcité qu'impose un dialogue théopolitique fécond avec l'Islam pose plus de problèmes qu'elle n'en résout, parce qu'il manque encore à la France de la raison les moyens d'une pesée psychogénétique du cerveau d'une espèce rendue schizoïde par son basculement brutal dans les apories d'une espèce transzoologique. Aussi, la question centrale qui a débarqué dans l'espace public , donc dans la politique, est-elle désormais celle de connaître la fonction sociale que remplit une boîte osseuse livrée pour moitié à des mondes imaginaires.
[9 - Le statut anthropologique du surnaturel ]
Une jeune musulmane faisait valoir que les signes vestimentaires de son appartenance religieuse exprimaient la volonté d'Allah et que les décisions des États ne jouissaient d'aucune autorité théologique. On sait que cette argumentation fonde toutes les religions sur un surnaturel proclamé inaccessible au commun des mortels et qui place au-dessus des humains ordinaires des sorciers, des devins et des prêtres armés du pouvoir exclusif d'en connaître . Mais puisque, dans toutes les sociétés connues, ces prérogatives sont accordées à certains mâles privilégiés, il serait superficiel de ne pas se demander quels besoins collectifs du singe-homme elles expriment nécessairement et quelle anthropologie dont le statut serait enfin réellement scientifique permettrait de les décoder . Déclarons donc que, faute de décrypter le cerveau onirique de l'humanité, il n'est pas d'anthropologie qui mérite de se prévaloir du statut d'un vrai savoir.
Or, le règne du " surnaturel " illustre précisément la nature spectaculairement dichotomique d'une espèce scindée entre deux lobes cérébraux à la fois résolument séparés et branchés l'un sur l'autre par des estafettes appelées des signes ou des symboles. Quelles sont les relations entre nos deux têtes? Comment, au stade actuel de notre évolution, chacune négocie-t-elle ses prérogatives propres face aux avocats et aux représentants de la seconde? Quels sont les critères qui président aux jugements que prononcent leurs délégués et dont elles revendiquent l'autorité pour elles seules, comment définissent-elles la pertinence de celles qu'elles consentent à partager et jusqu'où cèdent-elles parfois du terrain à leur confrère et rival?
On comprend que l'examen critique du cerveau dédoublé du singe-homme rencontre les plus farouches résistances au sein des croyances de toutes les sociétés; mais il suffit de transporter dans une autre civilisation le champ d'observation de leur dialogue ou de leur affrontement pour que toute résistance subjective aux pouvoirs qu'exerce l'esprit d'examen et dont la science expérimentale s'est armée depuis plus de trois siècles pour que cette résistance, dis-je, paraisse d'une inanité confondante ; car il faudra bien se décider à prendre acte des arguments théologiques de Xénophon, de Cicéron et même de Platon, puis constater leur parallélisme ou leur identité avec ceux de saint Thomas ou de Bossuet pour dresser des constats irréfutables concernant les relations qu'entretiennent entre eux les deux cerveaux dont notre espèce use tour à tour.
Mais pour que l'anthropologie s'ouvre à une connaissance rationnelle de l'espèce au cerveau bipolaire, il faut qu'elle se demande pourquoi les identités collectives sont toutes biphasées et pourquoi il est impossible au singe-homme de communiquer avec ses congénères, donc avec lui-même , sans se référer aux relais mythiques qui fondent le social sur des emblèmes vocaux seuls en mesure d'assurer l'émergence du symbolique depuis le naufrage des totems.
Qu'est-ce donc que le symbolique en tant que fruit mental capable de construire un " sujet de conscience " bicéphale, dès lors que la " conscience " n'est jamais celle d'un individu censé constitué en un personnage autonome, mais toujours celle d'un acteur rendu dichotomique d'avance et rendu fonctionnel par le relais des emblèmes sociaux qui le branchent sur le groupe? Les langages connecteurs mis en place par les théologies élèvent au symbolique, donc à un monde imaginaire, une autolégitimation toujours, globalement confirmative des hiérarchies régnantes et des pouvoirs établis au sein d'une société déterminée. Mais dans les crises politiques aiguës , les codes bifides chargés de légitimer la vie sacralisée de l'espèce subissent des hypertrophies spectaculairement délirantes, tandis que les périodes apaisées connaissent des exténuations de leurs référents mythiques non moins dangereuses et qui mettent les sociétés simiohumaines au-dessous du degré minimal de tension entre leurs deux encéphales.
[10 - Un exemple actuel ]
Exemple d'actualité : le retour précipité de l'Amérique politique, militaire, juridique, journalistique et même intellectuelle à la glorification d'un combat mythique entre un " Bien " et un " Mal " élevés au rang, jugé enviable, d'entités métaphysiques autonomes. Ce gigantesque événement illustre la rechute spectaculaire du cerveau simiohumain américain dans une symbolique babylonienne selon laquelle deux géants seraient aux prises dans le cosmos et s'en disputeraient la possession. Le débarquement de cette théologie dans le monde moderne nous rappelle que toutes les grandes convulsions politiques de l'histoire ont mis en scène des variantes de la guerre entre la lumière et les ténèbres. Les cosmologies simiohumaines reposent sur des interprétations fantasmées de l'alternance de la nuit et du jour, donc sur des représentations de la politique transportées dans le fantastique et dictées par la rotation de la terre sur son axe. L'origine du sacré est toujours tellurique ; mais les baisses de tension entre les deux cerveaux de l'espèce sont illustrées par des accommodements avec le délire originel qui scinde le cosmos entre le " pur " et l' " impur ". Le plus politique des ordres religieux, celui des Jésuites, est aussi l'inventeur de la casuistique.
Mais pourquoi le monde entier assiste-t-il dans un état de passivité cérébrale qui exclut la stupéfaction intellectuelle au retour subit de l'Amérique hyperindustrialisée à l'âge manichéen d'Ormuz et d'Ahriman ? C'est que la variante de la vie onirique de notre espèce qu'illustre l'âge démocratique de l'humanité met en scène le même cerveau schizoïde qu'au cours des siècles précédents. La nouvelle dichotomie se révèle aussi puissante que celle du Moyen Âge, mais le déclic qui a alerté les précurseurs d'un regard nouveau sur l'humanité remonte à 1989, quand le Nouveau Monde s'est vu reconnaître, comme par un coup de baguette magique, les prérogatives de l'omnipotence en raison de la chute du mur de Berlin, alors que cet événement majeur aurait dû, tout au contraire, ruiner entièrement la puissance américaine, puisque le monde n'avait plus besoin d'un protecteur, faute d'ennemi à combattre.
Le seul philosophe qui avait effleuré la question était l'auteur de L'Essai sur la servitude volontaire. Mais La Boétie ne disposait évidemment d'aucune psychanalyse politique de Dieu, d'aucune généalogie psychobiologique du social, d'aucune réflexion sur l'autorité " céleste " que l'homme est condamné à exercer sur lui-même afin de donner, par le relais du sacré, un statut onirique à son identité collective. Et pourtant, la réflexion de La Boétie sur la tyrannie dépasse l'enceinte des apologies traditionnelles des régimes démocratiques de l'antiquité pour déboucher sur un étonnement pré-anthropologique : à savoir que le pouvoir des despotes ne repose pas sur des hallebardes, mais sur l'imagination de leurs sujets : " Soyez résolus de ne servir plus [le tyran] , et vous voilà libres ! Je ne veux pas que vous le poussiez ou l'ébranliez, mais seulement [que] vous ne le souteniez plus , et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids même fondre en bas et se rompre. " (Flammarion GF, p. 139) Mais le XVIe siècle n'était pas encore en mesure de découvrir que l'imagination collective principale est celle qu'expriment les formes mythologiques du politique.
[11 - L'anthropologie critique et la télévision]
Au reste, une anthropologie capable de radiographier les théologies ne pouvait conquérir le statut d'une science que si elle se trouvait portée sur les fonts baptismaux de la politique mondiale, ce qui n'est devenu possible qu'avec l'apparition d' une civilisation de l'ubiquité de l'image. Cette loi de l'histoire n'est pas nouvelle : il y avait des siècles que les Vikings avaient découvert l'Amérique, mais leur découverte était condamnée à demeurer inutile, faute d'une Europe dotée d'une infrastructure qui lui aurait permis de donner une fécondité industrielle, économique, intellectuelle et politique à un exploit d'explorateurs isolés. De même, seule la civilisation télévisuelle rendait stupéfiant le spectacle d'une Amérique transportée dans un monde surréel, celui de l'imaginaire mental des démocraties. Pourquoi des peuples entiers se prosternaient-ils devant une nation mythologisée?
Quelle était la nature de la fascination prodigieuse que les nouveaux Atlantes exerçaient désormais sur les esprits? La puissance proprement religieuse que les victoires militaires avaient toujours exercée sur les vaincus éclairait rétrospectivement l'histoire entière du monde parce que les agenouillements réels des nations n'étaient plus ceux que des prie-dieu rendaient visibles dans les églises: la télévision rendait spectaculaires des dévotions politiques, des piétés cérébrales , des confessions de foi en forme d'allégeance, des credos dont on voyait sur l'écran les maîtres en chair et en os qui en tiraient les ficelles . Il n'y avait plus de doctrine que l'on ne vît incarnée par des personnages de théâtre sur la scène du monde.
Alors, l'âge des croisades a commencé d'apparaître, avec le recul, comme le gigantesque simulacre d'une folie qui se serait emparée de millions de marionnettes dont Rome tirait les ficelles. Comment l'humanité chrétienne tout entière avait-elle pu se précipiter vers Jérusalem afin d'y " délivrer " le tombeau mythique d'un dieu " fait homme "? Et voici que le début du IIIe millénaire reproduisait ce spectacle avec une fidélité hallucinante, à cette différence près que l'empire américain avait accouché d'un Satan qu'il prétendait suivre à la trace sur la terre et qu'il s'ingéniait à rendre de plus en plus redoutable à le pourchasser les armes à la main. Ce démon grossissait à vue d'œil au fur et à mesure que ses chasseurs l'enfantaient. Ils disaient qu'ils allaient le capturer mort ou vif - mais ils savaient bien que le monstre gonflait à chacun de leurs pas et qu'il deviendrait insaisissable à souhait dans l'imagination subjuguée de l'humanité, puisqu'il s'agissait d'alimenter le rêve que l'empire américain faisait gober à toutes les nations de la terre. On sait que cette proie ensorcelée s'appelait le terrorisme.
Aussi le vrai spectacle anthropologique était-il celui de la ruée d'une humanité lancée tout entière à la poursuite du Satan des modernes pour le compte d'un empire devenu le deus ex machina de la planète. Qu'un aussi titanesque simulacre théologique pût écrire l'histoire réelle du monde exigeait qu'apparût dans l'arène de la pensée une anthropologie politique capable de rendre compte du fonctionnement onirique du cerveau simiohumain ; et il y fallait des armes entièrement nouvelles de l'intelligence . Certes, la télévision schématisait le scénario confessionnel, mais elle remplissait une fonction cathartique, à la manière donc un dessin animé ou une caricature éclairent le fond des choses à révéler d'un coup de crayon une vérité habilement masquée : le génie de Rabelais, de Swift ou de Cervantès peinait à mettre en scène un spectacle que les petites lucarnes élevaient à la satire à seulement dévider la pellicule.
[12 - Une révolution anthropologique ]
Le jour où l'empire américain s'est dressé en géant du Beau, du Juste et du Bien sur la scène de l'univers a marqué un tournant de la science anthropologique . Celle-ci était en marche depuis des décennies. Le 11 septembre 2001 en avait seulement hâté la maturation. Souvenons-nous de la scène : Colin Powell tenait à la main une fiole censée contenir tous les poisons de Lucifer. Cette imagerie biblique avait permis que le droit international fût violé aux yeux de la terre entière. Certes, les applaudissements du parterre avaient été mesurés . Mais quelques semaines plus tard, on avait vu non seulement huit pays de l'Union européenne se rallier au drapeau souillé de sang d'un Titan de la " Justice " , de la " Liberté " et du " Droit ", mais trente démocraties absoudre, bénir ou sanctifier les yeux fermés une guerre de conquête et une occupation militaire.
Alors qu'un grain de bon sens aurait suffi à tous les prosternés de la terre pour constater de visu qu'il n'existait pas d'empire américain réel en ce bas monde, pour le simple motif que sa prétendue superpuissance n'avait ni bras ni jambes et ne trônait que dans l'encéphale de l'humanité, seuls quelques anthropologues avertis observaient les masques cérébraux d'une espèce dont le créateur se contentait, lui aussi, de montrer ses crosses et ses ciboires.
Il était démontré à une anthropologie enfin en mesure de mettre ses pas dans les pas de Shakespeare et de Cervantès que le genre humain est un croisé de sa propre cécité et qu'il peut retomber en quelques instants dans la folie d'un aveuglement lié au fonctionnement natif de son cerveau biphasé. Ce n'étaient plus, comme la laïcité se l'était longtemps imaginé, les méfaits du discours proprement théologique de notre espèce qui avaient précipité pour des millénaires, mais à titre accidentel, le genre humain dans une nuit sans remède, mais la nature même d'un animal affligé d'une scission cérébrale qui le condamne à se propulser dans l'histoire au bruit d'une mythologie sanglante. La bête meurtrière combat avec ses muscles, le gentilhomme affronte ses pairs sur le pré , le singe-homme fait parler des dieux afin de cacher ses triomphes sous les tintamarres de sa sainteté.
C'était cela que l'auteur du Discours de la servitude volontaire avait observé le premier, mais sans disposer des moyens de le penser : " Quoi ? Si pour avoir liberté, il ne faut que la désirer, s'il n'est besoin que d'un simple vouloir, se trouvera-t-il nation au monde qui l'estime encore trop chère, la pouvant gagner d'un seul souhait. (…) Certes, comme le feu d'une petite étincelle devient grand et toujours se renforce, et plus il trouve de bois, plus il est prêt d'en brûler, et, sans qu'on y mette de l'eau pour l'éteindre , (…) pareillement les tyrans, plus ils pillent, plus ils exigent, plus ils ruinent et détruisent, plus on leur baille [donne], plus on les sert, de tant plus ils se fortifient et deviennent toujours plus forts et plus frais pour anéantir et détruire tout ; et si on ne leur baille rien , si on ne leur obéit point, sans combattre, sans frapper , ils demeurent nus et défaits et ne sont plus rien , sinon que comme la racine, n'ayant plus d'humeur ou aliment, la branche devient sèche et morte. " (Ibid, p. 137)
[13 - Le nouveau réveil de la raison française ]
L'anthropologie politique observe les formes démocratiques qu'emprunte la vie onirique de l'histoire. On ne trouvera rien de plus évangélique que les idéalités fondatrices de la théologie républicaine : la Liberté démocratique est une instance dont l'autorité politique se trouve étroitement limitée par l'inégalité des conditions sociales. Quant aux appels des orants de la Fraternité, ils se révèlent non moins éloquents et non moins impuissants que les prières des fidèles de l'autel.
Mais ce n'est pas le lieu de comparer entre elles les armes verbales des deux saintetés collectives dont les doctrines respectives structurent la vie de l'espèce bicéphale dans le fantastique: il s'agit de comparer les chances cérébrales des deux types de connections entre le réel et le fabuleux - le religieux et le démocratique - puisque leurs constructions mentales renvoient à une anthropologie scientifique désireuse de peser le degré d'efficacité politique d'une vie onirique tantôt figée dans des rites cultuels immuables, tantôt livrée à une vie fantasmatique et mouvante , mais susceptible de pactiser avec la raison scientifique ou même de prendre appui sur elle.
Dans le champ ainsi ouvert à un approfondissement de la réflexion sur l'intelligence simiohumaine, il devient possible de peser les avantages des renforcements ou des affaiblissements du lien social consécutifs tour à tour à un durcissement et à une extinction des doctrines théopolitiques dont se nourrit le double encéphale de notre espèce. Quand le croyant devenu relativement pensant renonce à prêter foi au prodige ahurissant de la messe - je rappelle que du pain et du vin sont censés se métamorphoser sur l'autel en la chair et le sang réels d'un homme exécuté il y a deux mille ans - il est démontré par quatre siècles de l'histoire de la Réforme qu'un mythe amputé du miracle qui le rend fascinatoire s'exténue bientôt et entraîne dans sa chute une Église qui avait cru pouvoir miser sur les progrès naturels de l'entendement simiohumain ; mais si la République laisse périr le culte d'une Liberté, d'une Égalité et d'une Fraternité qui constituent son assise mythique, l'épuisement de la vie onirique propre aux démocraties conduira-t-il sur le même modèle au naufrage politique de la France?
Quel est l'avenir de l'autel sur lequel les démocraties accomplissent leurs prodiges verbaux si les victimes immolées sur l'offertoire du sacrifice des citoyens aux idéalités de la République ne peuvent que vérifier l'inanité des promesses du mythe , alors que le code religieux se donne du moins l'avantage de repousser dans l'au-delà le constat de la délivrance ou de la damnation? Le héros du gibet voit agoniser la divinité à laquelle il s'est en lui-même élevé , et il lui dit : " Pourquoi m'as-tu abandonné ? " Socrate compte les boules blanches et noires qui le condamnent à boire la ciguë et il dit au dieu de Delphes : " Tu n'y es pour rien ". Le citoyen peut-il dire à la République qui le trahit : " Tu n'y es pour rien " ?
En vérité, la France laïque est au rouet : si l'enseignement public étendait le champ pédagogique de l'éducation nationale jusqu'à dispenser à la jeunesse de demain une connaissance anthropologique du cerveau dédoublé de l'espèce simiohumaine d'aujourd'hui, nul ne sait si l'empire terrifiant de l'ignorance et de la peur de penser est demeuré le garant de la survie d'un singe que les millénaires ne sont pas parvenus à guérir d'un traumatisme originel - celui de sa chute dans un monde sans réponse. Mais si l'éducation nationale française entend initier les générations futures à une connaissance de l'encéphale simiohumain qui lui permettrait de fonder une civilisation intellectuellement et moralement responsable des convulsions sanglantes dans lesquelles le 11 septembre 2001 a replongé la planète, le salut des fuyards de la nuit animale ne passe-t-il pas par la conquête d'une science capable de peser la boîte osseuse qui nous sert tantôt de catafalque et tantôt de couronne ? Tel est l'enjeu qui confère le sacre du tragique à la connaissance de l'homme que réclame une vraie pesée du statut cérébral de la laïcité.
[14 - Une plongée dans les profondeurs psychogénétiques du singe-homme]
Tel est aussi le contexte politique entièrement nouveau dans lequel le gouvernement français a cru faire preuve d'une intelligence politique utilitaire et provisoirement défendable à ce titre : on changera momentanément le contenu même de la laïcité, afin d'en faire secrètement l'arme de combat d'un polythéisme français qu'on mettrait discrètement au service des idéaux de la République. La notion de laïcité n'aurait d'autre fondement, désormais, que de permettre à toute la jeunesse française de se soustraire pendant les années les plus décisives de la vie, celles de son éducation, à des endoctrinements parentaux demeurés confessionnels .
Certes, à n'enseigner qu'une " tolérance " privée d'arguments, donc acéphale à son tour, on n'allait pas faciliter la vraie tâche des nouvelles générations, celle d'apprendre à penser par elles-mêmes . Comment y parviendraient-elles par leurs propres forces? Mais l'école laïque ne s'était pas non plus attachée à cette mission. Au contraire, elle avait pensé qu'il suffirait de laisser la jeunesse dans l'ignorance la plus complète au chapitre du fonctionnement du cerveau onirique de notre espèce pour que la superstition s'éteignît d'elle-même sur toute la surface de la terre. Comme il est rappelé ci-dessus, la République était née rousseauiste, donc biblique, sans le savoir : elle s'imaginait que l'homme était tellement bon par nature qu'il débarquait sur la terre dans un état d'innocence édénique, puis qu'il se laissait pervertir par les terribles maléfices que l'inégalité sociale exerçait sur sa pureté native. Un prodige complémentaire en faisant, de surcroît, un être doué de raison avant que l'enseignement religieux corrompît l'excellence native de sa santé mentale.
Mais que valait le culte rendu à la tolérance religieuse dans les écoles de la République si la Liberté, l'Égalité et la Fraternité françaises n'étaient jamais qu'un goupillon laïc chargé de répandre l'encens des idéalités de la démocratie au mépris des droits de la pensée critique ? Comment s'interroger sur le vrai et le faux si une raison bénédictionnelle légitimait des absurdités au nom du saint Chrême des droits de l'homme ? Comment la France de la raison ne serait-elle pas empêchée de penser droit si les verdicts d'un tribunal de la Liberté substituaient seulement une orthodoxie culturaliste à celle des théologies ? Dès lors que toutes les religions sont proclamées légitimes, comment observait-on celle qui substitue un homme crucifié à Iphigénie assassinée et comment descendrait-on dans les profondeurs psychogénétiques du singe-homme afin d'y observer la divinité semi animale qui non seulement n'arrache plus Isaac au bûcher d'Abraham, mais qui hume avec délices le fumet d'une agonie de bonne odeur ? Que signifie le tribut du sang qui nourrit l'esprit du Dieu des singes ?
[15 - L'avenir de la France et de l'Islam]
Peut-être ferons-nous bâtir pour la gloire de la République un tombeau plus superbement trompeur que celui du roi Mausole ; mais puisse la nation de la pensée lancer un regard de mépris à son mausolée, parce que la Liberté, l'Égalité et la Fraternité n'ont pas de catafalque. Mais alors, il faut se demander quel est le dieu de la France qui se cache sous ces trois idéalités et quelle théologie de la démocratie sera capable d'approfondir le "Connais-toi" dans la postérité de Darwin .
Et si la Liberté, l'Égalité et la Fraternité étaient les trois visages de la Justice ? Le dieu de la République s'appellerait-il donc la Justice ? Dans ce cas, les États de l'Europe qui sont allés servir de valets d'arme à un empire prédateur en Irak ne seraient pas seulement inaptes à participer à la construction du Vieux Continent pour le motif qu'on ne saurait fonder une puissance politique souveraine sur des nations occupées à titre perpétuel par des forces armées étrangères - et du seul fait de leur consentement à leur " servitude volontaire " ; car il faudrait ajouter à ce rejet des vassaux qui se présenteraient en demandeurs de leur intégration à une Europe souveraine, l'argument de l'éthique dont la Liberté, l'Égalité et la Fraternité se réclament et qui exclut l'asservissement des États à un souverain étranger par le moyen des garnisons qu'il a installées sur le territoire de ses servants.
C'est ce point fondamental de l'éthique internationale que rappelle Dominique de Villepin : " Les néoconservateurs américains, écrit-il, ont rétabli la raison du plus fort qui, transformée en raison d'État, a pris le pas sur la règle de droit. " Hobbes contre Kant . Il s'agit, souligne-t-il, d'un " renversement sans égal dans l'histoire contemporaine " que la France a tenté d'enrayer, " convaincue que l'ouverture d'un nouveau front militaire faciliterait le travail des forces du chaos. " (Le Requin et la mouette, Plon-Albin Michel , 2004) Dominique de Villepin insiste sur l'évidence que l'invasion de l'Irak par l'empire américain est du même modèle que l'invasion de l'Espagne par Napoléon. On ne saurait construire l'Europe politique sur un rassemblement de nations soumises à une allégeance .
Mais du coup, combien l'Europe a pour vrai fondement politique une réflexion sur l'alliance de la Liberté avec la souveraineté ! La vraie liberté est celle de l'homme réellement pensant, la vraie égalité, celle des têtes armées de raison, la vraie fraternité celle des conjurés de l'intelligence. Alors l'alliance politique de la France avec l'Islam passerait par la postérité d'Averroès, qui fut condamné par la Sorbonne et par le Saint Siège ; alors un Descartes de l'Islam viendrait rappeler à l'Europe de l'intelligence qu'elle est née d'un philosophe de Cordoue décédé en 1198; alors cette alliance se mettrait à l'école des plus nobles incendiaires, ceux qui allument les feux de l'esprit; alors la pensée se révélerait le Saint Esprit de la France ; alors, le joug sous lequel l'Islam d'aujourd'hui se trouve placé avec la complicité des États vassalisés de l'Europe serait celui de l'iniquité; alors l'avenir de l'alliance de l'Occident avec le monde arabe serait celui d'un seul et même combat , parce que ce serait sur l'autel de la lucidité politique qu'Allah et l'Occident réconcilieraient le rêve avec la vérité.
Source : http://www.dieguez-philosophe.com