Il traîne chaque matin sa gueule de bois entre le bureau de l'aide sociale et les cafés des Minguettes. A 40 ans, Ahmed vit comme un petit vieux qui prendrait volontiers sa retraite de galérien. Mais son CV reste page blanche : "Je suis un ancien combattant !" répond-il aux détracteurs qui n'ont pas connu ses jours de "flambe" au temps béni du mouvement beur. C'était hier, avant qu'Ahmed ne sombre dans la bibine, au début des années 80. Sous le feu de la rampe, de rodéos en grèves de la faim, jusqu'à l'apothéose élyséenne de la marche des beurs de 1983, Ahmed et les lascars des Minguettes lancent au nouveau pouvoir de gauche le défi public de leur insertion. Cette intrusion médiatique semble inaugurer une ère nouvelle en incitant la société française à crever les abcès de sa propre histoire. La presse évoque la nationalisation des jeunes immigrés sous l'appellation beurs et le gouvernement décrète l'urgence de la réhabilitation des banlieues pour éviter la déchirure du tissu social. Pourtant, malgré les promesses publiques, malgré le nouveau lifting des Minguettes, dix neuf ans plus tard, la vie en rose n'est toujours pas à l'ordre du jour dans les banlieues. L'accès à l'emploi, au logement, ou à la reconnaissance sociale reste une sinistre blague pour les sous-citoyens de banlieue, RMIstes, stagiaires à perpétuité, chômeurs longue durée, abonnés de l'aide sociale ou intermittents des maisons d'arrêt. Fils de zoufris, fils de personne, les beurs seraient-ils devenus comme leur pères des clandestins de la mémoire ?

La figure du clandestin hante l'espace public. Rejetée dans les oubliettes de l'histoire nationale, l'immigration transparaît désormais dans les modes d'énonciation de l'identité nationale. Révélant ainsi la ligne de tension entre une fragmentation culturelle de la société française dans un contexte de mondialisation, et les enjeux de cette nouvelle civilisation urbaine qu'appelait jadis de ses voeux E. Berl, contre une "France irréelle" et sa politique "qui évolue d'avantage comme une névrose que comme une histoire". C'est la même rengaine depuis 20 ans : de gauche à droite, les discours publics sur les flux migratoires et les représentations qu'ils véhiculent semblent se référer d'avantage au délire du croque-mitaine breton de la classe politique qu'à une réelle situation sociale. Mais, au delà de l'actualité, cet imaginaire franco-français de l'immigration suscitant d'irréductibles oppositions est d'abord une dimension méconnue de l'histoire de France . Contradiction de la république, partagée entre droits de l'homme et droits du citoyen. Les textes mettent ainsi en perspective l'ambivalence d'une France terre d'accueil et d'une France xénophobe. Négation de l'étranger assimilé dans le creuset français et hantise du complot ourdi par les multiples facettes d'une "cinquième colonne".
Etrange destin que celui de ces immigrés qui ne sont plus depuis des lustres des étrangers à la société française. Entre la hantise des clandestins et le malaise des banlieues, les zoufris et leurs héritiers se retrouvent sous les feux de la rampe. Mais ils restent encore anonymes malgré les projecteurs médiatiques. Cachés derrière le problème de l'observateur. Problème du politicien, du journaliste, du sociologue... Problème de n'importe qui. N'importe qui peut dire n'importe quoi sur l'immigration. C'est la rançon de la médiatisation sans sujet. L'immigration est soumise en direct au jugement public, seul domaine dont chacun peut parler sans être contredit ou le contraire, ce qui revient au même vu l'absence d'échelle de mesure : la porte ouverte à tous les délires.

Horlas de l'immigration


D'ici et de là-bas, sans lieu mais habité par l'esprit d'autres lieux, l'immigré se veut nomade. Il est celui qui passe. Entre et sort. Transite. Le transit dure mais difficile pour l'immigré de quitter son bled imaginaire : comment s'enraciner quand toute son existence reste soumise à des clichés publics, quand le regard des autres le ramène à chaque instant à son double-parasite ? Mais aujourd'hui, les parasites ont envahi le champ de la communication : objet de discours, d'ici et de nulle part, sans lieu de référence stable, l'immigré reste insaisissable : ni présent ni absent, clandestin donc invisible lorsqu'il occupe la scène publique, porteur d'une inquiétante étrangeité lorsqu'il s'intègre ou voudrait passer inaperçu tel le Zoufri. Ainsi les immigrés réels ont-ils été expulsés de la géographie et de l'histoire de France pour faire place à leurs doubles virtuels. Et personne sans doute ne les pleurerait si cette existence virtuelle ne s'actualisait pas dans l'espace politique. Le creuset français mis en danger par une immigration virtuelle et un Front national bien réel ? L'exception française menacée de mort par l'universel après avoir vécu par l'universel ?
Tel le horla de Maupassant, le spectre "hors-là" de l'immigré revient donc hanter l'espace public et sur son passage des bruits de bottes ravivant les mémoires se font entendre. Comment gérer cette dérive spectrale? Le déni a longtemps été la seule réaction des bonnes consciences républicaines. C'est au nom des lumières et de la défense d'un héritage politique et intellectuel que celles-ci se réfèrent aux principes et valeurs de la République comme à l'impératif catégorique d'une morale kantienne. Pour "faire France", réaffirmer l'Etat de droit comme un dernier recours idéologique face à une situation qui échappe à la maîtrise intellectuelle. Ainsi, la production des lois ne se ramène-t-elle pas à des conjonctures sociales et culturelles changeantes mais à un éternel sacrifice sur le monument de la raison dite universelle. Mais les lumières de notre temps peuvent-elles se réduire à celles des origines ? Si la loi fondée sur la raison est le principal rempart de l'Etat, le roi n'est-il pas nu lorsqu'il apparaît que la raison des juristes est devenu l'argument d'une folie sacrée se cristallisant dans une dérive nationaliste ? Une question d'actualité qui révèle les failles et la constitution imaginaire du système : la nation qui est-ce ? Foire d'empoigne en guise de débat politique où l'on voit à l'occasion du débat sur l'immigration les rôles traditionnels s'inverser : d'une part à gauche, la profession de foi républicaine, d'autre part à droite, la référence à la souveraineté populaire. Sans pour autant prêter l'oreille à l'écho Lepeniste de l'appel de Maurras au pays réel contre le pays légal, on peut néanmoins d'interroger sur la bonne moralité de cette nation s'incarnant comme personne morale dans une synthèse de l'universalisme républicain et du juridisme moderne. Et chercher longtemps un régime de vérité interne au droit des étrangers car même comme simple technique, il ne répond pas à un principe d'efficacité : à contrario, il crée les cadres légaux d'une précarité et d'une clandestinité qu'il prétend combattre.
Le déni républicain fait place aujourd'hui à l'exorcisme pour chasser le spectre: le consensus silencieux cède à une tentation de libérer la mémoire publique, mais les grandes messes antiracistes confondent mémoire et commémoration, sacrifiant les héritiers de l'immigration sur l'autel de la lutte contre le croque-mitaine Breton de la classe politique. A défaut de trouver une stabilité dans le droit, l'immigration est d'autant plus l'objet de discours et de hantises sans contrôle de son image publique. Attisée par les formules politiciennes ou médiatiques d'apprentis sorciers, un imaginaire public de l'immigration et des banlieues, tirant ses sources des hantises du passé se fabrique ainsi au quotidien. En submergeant le réel : cristallisant dans l'actualité l'expression de petites peurs identitaires, véhiculant des images publiques relais de fantasmes mi-catastrophistes, mi-misérabilistes. Que nous disent ces images ? Si les pères sont devenus des spectres, les fils eux seraient des monstres créés de toute pièce par l'horreur économique et sociale. Des fils de la haine. Ces amalgames d'images justifient les regards biaisés, regards ambivalents, entre sentimentalisme et idéologie, expulsion ou intégration, flics et assistantes sociales. Et les voix qui au nom du réalisme politique s'élèvent pour faire taire les sans papiers et autres soutiens des victimes de la " double peine " ne font qu'abonder dans le sens de ce délire cyclothymique concernant l'immigration : logorrhée publique suivie d'un consensus silencieux. En réveillant le fantôme des mauvaises consciences, le Front National n'a t-il pas brisé le pacte du silence ? Les héritiers de l'immigration sont directement concernés mais ils refusent d'assumer le fardeau du combat de la France contre ses fantômes. Et de se cacher tel des zoufris au nom de la menace d'un avenir lepeniste de la France. Leur présent est colonisé par ces hantises publiques, mais, pour libérer leur avenir, il leur faut à la fois prendre place dans une actualité recadrée sur la singularité de leur expérience et envisager l'écriture de leur propre histoire. Une écriture qui suppose d'abord un travail sur la mémoire de l'immigration .

Le temps des zoufris


Dans l'imaginaire des héritiers de l'immigration la figure du "zoufri" reste une référence ambivalente. Le "zoufri" incarne l'image du père. Des pionniers nourris au pain dur de l'exil, hébétés par une histoire d'humiliation et de sacrifices. Sacrifiés sur l'autel de l'immigration. Respectés à ce titre. Mais le zoufri, c'est aussi le stéréotype du travailleur immigré traînant sa nostalgie du bled perdu entre le chantier et foyer Sonacotra. Une image "honteuse" focalisant dans la seconde génération les refus d'identification à des exemples vivants de la défaite, des rêves d'évasion et un "désir d'histoire" pour échapper aux avatars de la tradition.
Cette ambivalence est aussi liée au déclin d'une mémoire de l'immigration. Dans la perspective d'un retour au pays, les "zoufris" s'adaptent à la ségrégation, acceptant de ne pas vivre leur Histoire de France et de rester coincés en transit : une version patrimoniale de la culture leur permet de sauvegarder des traditions, un souvenir collectif se mesurant à l'aune d'un écheveau de pratiques et de croyance qui permet à chacun de se reconnaître et au groupe de se maintenir. Mais du bidonville aux banlieues, on pourrait dresser le cadastre des campagnes perdues de ces exilés qui à force de cultiver la nostalgie d'une Algérie qui n'existe plus finissent par se couper du monde, s'enterrer ou se figer dans le décor tel des statues. Refusant l'histoire qui finit par les rattraper dans leur sanctuaire et révéler au grand jour les contradictions de la mémoire des origines. Le déclin de la mémoire révèle que le quartier refuge est aussi le reflet de la condition immigrée. Lieu d'une communauté devenue imaginaire, supplétive du pays d'avant depuis trop longtemps, et qui finit comme lui par n'exister que parce qu'elle n'existe pas. A l'image du zoufri, le quartier immigré se replie alors sur sa nostalgie et la solidarité fait place aux tyrannies de l'intimité communautaire. La palabre, au silence. Silence ravageur des cités. Silence des pères qui ne laisse aucun espoir d'héritage. Aucune archive. Le refus des pionniers de fonder une épopée de l'immigration se conjugue, dans les oubliettes de la mémoire, à la négation républicaine d'une historicité de l'immigration en France.
Au début des années 80 pourtant, l'apparition de la seconde génération sur la scène publique semble marquer la fin du silence et d'une exclusion réciproque entre le monde de l'immigration et la société française. La mode beur apparaît comme l'illustration d'un avenir multiculturel de l'hexagone. Sans parvenir à dépasser une affirmation première de singularité. Ainsi, alors que les beurs sont identifiés par l'ethnicité sur la scène publique, ils oublient leurs origines pour s'intégrer aux cadres de l'actualité d'un discours interculturel tel qu'il est développé par des organismes publics et des industries culturelles. La mémoire dont se réclame les beurs n'a-t-elle pas été colonisée par des images publiques pour disparaître si vite dans la fiction sans auteur de sa légende médiatique?

Le zoufri et nous


Le zoufri, notre père, nous serait-il devenu aussi étranger qu'il l'était aux français de souche ? En ce sens, malgré une naïveté entretenue, il nous révélerait à quel point nous sommes français. Interrogeons nous sur cette figure de nos origines. Entre nous régnait donc le silence. Silence qui prolongeait celui entretenu avec la société française. Mais si nous refusions de reproduire cette résignation à un mektoub mâtiné d'airs d'exil, nous savions en notre fors intérieur que le zoufri savait tout de nous, sur les petits travers de la grandeur française, sur les côtes inhospitalière du pays des droits de l'homme. Cette sagesse du Zoufri, cette connaissance oubliée lui avait permis de survivre et de nous élever. Et plus il était réduit au silence, nié dans son existence, dans sa singularité, plus il acquérait un pouvoir mystérieux. Pouvoir d'un spectre échappé des poubelles de la mémoire collective. Les Français ont ainsi inventé l'immigré en le tuant. Tuant son corps, ils se sont condamnés à la hantise d'une présence invisible. La rapidité de la carrière publique des beurs aurait-elle été suscitée pour conjurer cette hantise ? Dans quel sens la question de l'immigration est-elle un enjeu central des mutations culturelles de la société française ? C'est ainsi que la figure du zoufri nous interroge. En tant qu'héritiers. En tant que français. Héritiers du sacrifice silencieux de nos pères. Français doublement hantés par le spectre du zoufri. Si nous prétendons nier cette image qui vit en nous et nous couper de la société française comme certains nouveaux acteurs des contrées outre-périphériques, nous ne faisons que reproduire les travers de l'errance de nos pères. En revanche, si tels les lascars des "cités maudites" nous en restons à une logique de l'affirmation des clichés publics,nous parachevons le meurtre dans une dérive suicidaire, prétendant transformer le cauchemar en réalité : tuer en nous, à la fois le père, une seconde fois, et le regard de la société française qui nous possède.
Reste une dernière voie pour affirmer une identité et prétendre à la reconnaissance. Le spectre du zoufri nous regarde et nous concerne dans notre intimité comme le regard de la société française. Il s'agit d'instituer notre singularité à partir de ce double héritage. Un double héritage qui nous renvoie en aucune manière au passé de nos pères ou à une mémoire d'avenir de la société française. Le passé et l'avenir restent irréductibles. Répondre de ce double héritage, c'est d'abord une injonction à responsabilité, une assignation à fidélité. Une voie pour sortir des abysses d'un passé théologisé. Pour échapper aussi à une dérive de la reconnaissance comme un monstre social privé de sa mémoire. Privé de son humanité.


Derniers ouvrages parus, " Familles de l'intégration ", Stock 1999
" Les mondes de l'ethnicité " Balland, 2003