Le culte musulman est reconnu en Belgique depuis 1974, ce qui lui donne théoriquement les mêmes droits que les autres déjà reconnus, catholique, protestant, anglican et juif, et la "laïcité organisée", enseignants de religion (ou de "morale laïque"), prêtres (ou "conseillers laïques"), aumôniers (armée, prisons, hôpitaux) payés par l'Etat, lieux de culte entretenus par les pouvoirs publics, émissions sur la chaîne publique de radio et de télévision. La reconnaissance de ce culte n'a toutefois pas immédiatement été suivie d'"arrêtés d'exécution", qui ne sont intervenus qu'en 1978. A part la possibilité pour les parents d'élèves de demander un cours de religion musulmane, il n'y a donc aucune égalité entre l'islam et les autres cultes reconnus par l'Etat belge. Le prétexte en a longtemps été l'absence d'organe centralisé représentant officiellement ce culte auprès des autorités, comme le Consistoire central israélite (sur le modèle français). Sans entrer ici dans les détails, des projets furent concoctés dans les années 1980, notamment par le ministre de la Justice et des Cultes Melchior Wathelet (social-chrétien francophone), en vue de doter le culte musulman d'un tel organe, et en 1989 il en fut à nouveau question lors de la création d'un Commissariat royal à la politique des immigrés, avec à la clé des élections dans les mosquées, ce qui provoqua un tollé dans les rangs laïcistes, surtout au PS (parti socialiste francophone), et xéno/islamophobes, surtout au PRL (parti libéral francophone).

Prenant au mot les propositions de la Commissaire royale en 1989, des mosquées, contre l'avis des autorités belges et malgré la pression très forte des ambassades de Turquie et du Maroc qui ne voulaient pas en entendre parler, organisèrent les premières élections pour le Conseil supérieur des musulmans de Belgique le 13 janvier 1991. 26.000 des 32.000 électeurs inscrits (ayant chacun payé une contribution de 2,5 euro à cet effet) se déplacèrent. L'organe qui en sortit comportait des représentants des diverses provinces et communautés et désigna un exécutif de 17 personnes, présidé par Didier-Yassine Beyens, un converti, "belge de souche". Le résultat de ces élections ne fut jamais reconnu par l'Etat belge mais la plupart de ses membres furent élus ou cooptés en 1998, certains ayant entretemps (1994-98) fait partie des organes provisoires avec lequel l'Etat belge dialoguait officiellement, puisqu'il fallait bien continuer à gérer ne fût-ce que les enseignants de religion.

Les élections du 13 décembre 1998 furent par contre organisées conjointement par un Exécutif (provisoire) des musulmans de Belgique, présidé par... Didier-Yassine Beyens, le Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme (institution officielle dépendant du Premier Ministre) et le Ministère de la Justice et des Cultes, au terme de logues négociations entre des personnalités de l'ensemble de l'échiquier politique démocratique, cette fois avec l'assentiment de l'Ambassade du Maroc, celle de Turquie étant plus réticente. Ce furent pas moins de 40.000 électeurs sur 72.000 qui élirent une Assemblée Générale de 51 membres, qui coopta elle-même 17 membres, les 68 proposant à leur tour un Exécutif de 17 personnes au Ministère de la Justice.

Beaucoup parmi ces 17 nominés furent blacklistés par une méthode dite de "screening", c'est-à-dire qu'ils furent considérés comme "indésirables" pour occuper cette fonction selon des critères opaques. Plusieurs personnes qui avaient été actives dans les instances provisoires en 1994-1998 furent écartées sous ce prétexte, dont Mohamed Boulif. On sait aujourd'hui que les auteurs de ce screening étaient non seulement la Sûreté de l'Etat (DST belge) mais aussi le directeur du Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme, Johan Leman, dont les prises de position ont souvent été taxées de paternalistes, voire de colonialistes, par les intellectuels flamands d'origine arabe ou turque, plus indépendants et plus radicaux dans leurs critiques que leurs homologues francophones pour la plupart "clientélisés" et castrés par le Parti Socialiste. La composition du nouvel Exécutif fut donc complètement chamboulée, de nouveaux candidats plus "acceptables" durent être présentés, le résultat final pouvant être qualifié de bancal et incohérent, et aucunement représentatif de la volonté exprimée dans les urnes par les musulmans ayant participé au scrutin de 1998, qui n'avait donc en fin de compte pas eu plus d'effet que celui de 1991. Des conflits minèrent le fonctionnement de cet Exécutif, avec surtout deux crises, en 2001 et en 2002.

Quand, en juillet 2003, le gouvernement belge reconnut enfin par arrêté royal un nouvel Exécutif, cette fois réellement soutenu par l'Assemblée Générale issue des élections de 1998, ce ne fut que pour une durée très limitée, jusqu'au 31 mai 2004, et tout fut fait par la ministre (PS) de la Justice et des Cultes pour saboter son travail, sur le plan financier notamment, en retardant les versements nécessaires pour les frais de fonctionnement.

Rappelons qu'en 2003 toujours, le principe du renouvellement électif d'un tiers de l'AG de 1998, élue pour dix ans, fut approuvé tant par le président de l'AG, Mohamed Boulif, devenu par la suite président de l'Exécutif, que par les ministres successifs (Verwilghen, libéral flamand, et Onkelinx, socialiste francophone) de la Justice et des Cultes. Par un coup de force juridiquement plus que douteux, la ministre Onkelinx a en fin de compte imposé un renouvellement complet par le biais d'une élection, laquelle s'est déroulée ce dimanche 20 mars 2005.

Tout le processus électoral et les instances qui en seront issues seront probablement déclarés illégaux et inconstitutionnels par la Cour d'Arbitrage et le Conseil Constitutionnel, qui ont été saisis de recours pour ingérence grossière dans les affaires internes d'un culte reconnu, émanant de diverses organisations musulmanes, dont celle regroupant la plupart des membres de l'Exécutif désigné en 2003 et de l'Assemblée Générale élue en 1998. Un autre recours émanait d'un candidat à ces élections, ou pour dire les choses clairement, d'un musulman contestant le mode d'élection de la future AG, ainsi que l'ingérence de l'Etat, obligé de se porter candidat pour pouvoir les contester valablement devant le Conseil d'Etat. Une des critiques portait sur l'obligation de choisir une catégorie sur le formulaire d'inscription faite tant aux candidats (comme en 1998, mais ça devait être supprimé pour le scrutin suivant) qu'aux électeurs (du jamais vu). Il y a quatre catégories possibles, librement choisies: Marocains, Turcs, Convertis, Autres apartenances culturelles (voir formulaires sur www.ccm-cie.be ). Certains candidats belges d'origine marocaine ont choisi la quatrième, refusant d'être renvoyés à leurs origines familiales, celui qui a introduit le recours, membre du groupe citoyen Vigilance Musulmane ( www.vigilancemusulmane.be ), a refusé de faire un choix, estimant que tout le système de catégories forcées était illégal.

Déroulement du vote dans quatre bureaux bruxellois


A la Mosquée Hamza, marocaine (membre de l'Union des Mosquées, un groupe ayant réclamé le renouvellement complet de l'AG), près du centre de tri des candidats-réfugiés, le "Petit Château", le long du canal, le bureau étaitcomposé de trois assesseurs, dont le président de la mosquée, un observateur ayant par ailleurs été désigné par la Commission électorale. Il ne s'agissait pas d'une personne ayant introduit sa candidature dans les règles et dans les délais, mais d'un étudiant sollicité par la Commission pour assumer cette fonction. Précisons ici que les observateurs, volontaires de la première heure ou quasi "volontaires chinois", n'ont reçu leur lettre de convocation qu'entre deux et quatre jours avant l'élection, soit entre mercredi et vendredi. Les isoloirs et l'urne ont été fournis par l'administration communale, qui les a apportés sur place. Les isoloirs n'étaient pas munis de rideaux, l'électeur vote en tournant le dos à la porte d'entrée, ce qui n'assurait pas suffisamment le secret du vote. Aucune affiche de candidat à l'extérieur ni à l'intérieur du bureau. Pas de file, les électeurs affluaient au compte-goutte, de diverses origines (Arabes, Turcs, Pakistanais) y compris des Africains subsahariens (c'est le seul bureau où j'en ai vu venir voter sur les quatre que j'ai visités).

Direction Mosquée Merkez, officiellement "Association sociale et culturelle des travailleurs turcs résidant en Belgique" (membre du réseau étatique Diyanet), près de la maison communale d'Anderlecht, où le bureau était composé de trois membres turcs de la mosquée. Les vitrines extérieures étaient tapissées d'affiches des candidats de la Diyanet, surtout de Coskun Beyazgül, qui n'est autre que le secrétaire de cette association-mosquée. Sur un panneau dans le sas d'entrée, des affiches d'autres candidats, le Marocain Er-roukhou et un "autres appartenances culturelles", belge d'origine marocaine (qui a donc sciemment refusé la catégorisation ethnique), Khalid Thami, qui fera d'ailleurs une apparition incognito dans le bureau de vote. A l'intérieur du bureau de vote, les murs étaient également tapissés d'affiches électorales de Coskun Beyazgül, et derrière les membres du bureau on trouvait un drapeau belge et la photo du couple royal, un drapeau turc et la photo de Mustafa Kemal en uniforme. Comme dans la mosquée Hamza, les origines des électeurs étaient variées, Arabes, Turcs, Pakistanais. Les isoloirs étaient d'un autre type, il n'était pas possible de voir le bulletin de vote de l'extérieur.

Ecole communale n°7 à Molenbeek, au coeur de ce que la presse flamande qualifie depuis une semaine, suite à la publication d'une série d'articles d'une journaliste d'origine marocaine "infiltrée", d'"Etat islamique" ou d'"Enclave islamique". A l'entrée, deux policiers (en uniformes bleus) et deux "gardiens de parc" (en uniformes verts), dans le couloir d'accès un panneau où est collé un bulletin de vote (A 3 avec photos couleur) et, en-dessous, un tract de la candidate marocaine Khadija Belkaïd (la seule à ne pas porter le foulard). Ici, c'est un des deux seuls bureaux de vote hors mosquées à Bruxelles, mais le seul où le bourgmestre a accepté de fournir des employés communaux (volontaires) pour composer le bureau de vote. Le président se plaint qu'un candidat (converti francophone) a voulu voter avant l'ouverture du bureau à 9h, et qu'il est resté à distribuer ses tracts devant l'entrée, il a fallu lui demander de s'éloigner, comme pour les élections politiques. Sur les 714 électeurs inscrits, seul un tiers environ avait voté une demi-heure avant la fin du scrutin.

Au Centre Islamique Pakistanais de Molenbeek, près du canal (entre l'école n°7 et la mosquée Hamza), le bureau de vote est à l'étage, dans la grande salle de prières, dont une partie du sol (et l'escalier d'accès) est recouverte de plastique pour l'occasion. Les trois assesseurs sont d'origine pakistanaise, comme dans les trois autres bureaux c'est la commune qui a amené les isoloirs et les urnes. Les isoloirs sont dos au mur, assurant ainsi la confidentialité du vote. Un témoin de candidat (marocain) est également présent, un observateur de la commission électorale aurait également passé une partie de la journée sur place, puis s'en serait allé sans revenir. A l'entrée, un gardien de parc, qui vient prévenir de son départ quelques minutes après l'heure de fin officielle du scrutin (17h).

Le président nous propose d'assister au dépouillement, après la prière, celui-ci s'effectue en plusieurs étapes, d'abord comptage des bulletins sortis de l'urne (296, pour 700 électeurs inscrits), ensuite dépliage de ceux-ci (A3 pliés en quatre) et tri en votes valables, votes douteux (trois ou quatre) ou votes nuls et blancs (une quinzaine seulement, surtout pour cause de noircissement de plusieurs cases de candidats, de même catégorie d'ailleurs). Ensuite, tri selon la catégorie, "Marocain", "Kardesh", "Autre", des bulletins valables, auxquels se sont rajoutés, après consultation de toutes les personnes présentes, les quelques "douteux".

Surprise, le candidat qui sort le plus souvent est celui qui était représenté par un témoin, Mohamed Adahchour, n°1 des candidats marocains, apparemment très connu dans le quartier où sa famille est active dans une mosquée. Le candidat turc qui semble de loin en tête est également n°1 de sa catégorie, Coskun Beyazgül, parmi les "autres appartenances culturelles" c'est Khalid Thami et parmi les convertis Isabelle Praile.

Impressions globales


Dans les quatre bureaux de vote visités, les présidents et assesseurs étaient bien conscients de leurs devoirs et s'en sont acquittés très scrupuleusement, rien à redire, ils rappelaient par exemple consciencieusement à chaque électeur qu'il ne devait voter que pour un(e) candidat(e) sous peine de nullité. Rappelons qu'ils ont dû passer tout leur dimanche (sachant qu'il faisait un temps splendide dehors) dans le bureau de vote, de 7h30 (préparation des locaux) à 21h (fin du dépouillement), avec pour seule rémunération la satisfaction du travail bien fait et la très modique somme de 12,5 euro, soit moins d'un euro par heure.

La plainte unanime des présidents, assesseurs, observateurs, électeurs et candidats a visé la répartition fantaisiste des électeurs par bureaux de vote, avec pour résultat que des électeurs se présentaient au mauvais bureau ou que les membres d'une même famille habitant la même maison devaient se rendre à trois, voire six bureaux différents. Mais ce n'est pas le plus grave, puisque de nombreux électeurs qui s'étaient inscrits via internet ou par courrier n'ont soit pas reçu de convocation soit n'ont pas retrouvé leurs noms sur les listes d'électeurs. Il y a en tout cas eu beaucoup d'électeurs qui ont erré de mosquées en écoles à la recherche de "leur" bureau de vote, parfois en vain.

On savait par ailleurs déjà que des électeurs s'étant inscrits plusieurs fois via internet ont reçu plusieurs convocations pour des bureaux de vote différents, et que par contre des personnes, des élèves (majeurs) du secondaire notamment, ont reçu des convocations alors qu'elles ne s'étaient jamais inscrites. Et que de nombreuses personnes âgées et/ou ne parlant ni français ni néerlandais ont été inscrites de manière assez autoritaire ou sous de faux prétextes, que ce soit dans des mosquées ou dans des cafés ethniques, soit en leur faisant croire que c'était quasiment obligatoire, soit en invoquant la nécessité d'avoir un maximum d'inscriptions pour donner plus d'importance à telle ou telle mosquée en vue de sa reconnaissance pour obtenir un financement public et un salaire pour l'imam. Un candidat (marocain liégeois) avait quant à lui fait usage d'au moins 17 copies de cartes d'identité périmées pour cautionner sa candidature (il en fallait en tout 50) qui pourraient lui avoir été fournies par un employé du consulat du Maroc à Liège, une plainte en justice a été déposée par un enseignant de religion qui avait ainsi inopinément découvert son soi-disant soutien à ce candidat.

Pierre-Yves Lambert est gestionnaire du site www.suffrage-universel.be