La peur est indéniablement le sentiment primordial qui s’attache à la condition humaine. Détresse du petit qui vient de naître sans les moyens d’assurer lui-même sa propre survie ; faiblesse physique insigne d’homo sapiens sapiens devant les gigantesques forces de la nature, et face aux grands animaux qui ont été ses rivaux pour peupler la Terre. La peur suscite la fuite ou paralyse. Elle saisit l’être tout entier qui en tremble. Mais la peur humaine ne se résume pas à de telles réactions physiologiques. Si l’être humain fuit lui aussi devant le danger, et tremble à l’occasion, il a ce privilège de pouvoir imaginer, chemin faisant, la fin (heureuse ou malheureuse) de sa course, d’en maîtriser le rythme et, éventuellement, d’en corriger la trajectoire. Il peut même contrarier son mouvement, et tenir ferme sur place, quitte à intérioriser la peur sous forme d’angoisse. Voilà pourquoi nous pouvons nous poser des questions du type " Faut-il avoir peur de... ? ", qui supposent toutes une distance prise par rapport au sentiment. Que cette question se pose aujourd’hui à propos du progrès, c’est ce qui est manifeste à l’échelle de la planète. L’expression populaire " on n’arrête pas le progrès ", naguère encore admirative, tend à prendre une tonalité sarcastique. On ne se lasse pas d’allonger l’inventaire des " dégâts du progrès " : pollution, sururbanisation, chômage technologique et maintenant manipulations génétiques des végétaux et des animaux... " Hier l’avenir nous inquiétait parce que nous étions impuissants. Il nous effraie aujourd’hui par les conséquences de nos actes ". L’éditorialiste américain William Pfaff propose avec d’autres penseurs américains de ranger en conséquence le progrès parmi les idées mortes. Le débat s’est maintenant engagé sur la question du " prométhéisme" moderne. Ne sommes-nous pas victimes de sa démesure ? Ne vaudrait-il pas mieux nous replier sur l’acquis, le sauvegarder en vertu d’un paisible principe de conservation, plutôt que risquer de tout perdre en voulant étendre encore notre pouvoir sur le monde ? Ces discours et ces débats supposent cependant que le progrès serait une idée simple, intrinsèquement liée à ce que certains philosophes appellent " le projet moderne ", dont le malheureux Descartes aurait donné la première version. Cela ne va nullement de soi. On peut tenir, au contraire, l’idée de progrès pour une idée composée (et même composite) très tardivement unifiée dans l’histoire de la dite modernité occidentale. Le " Progrès " ne s’écrit, à vrai dire, avec majuscule qu’à partir du milieu du xixe siècle, sous la plume de penseurs politiques (Saint-Simon, Comte puis Spencer, en Angleterre et en Allemagne le darwiniste Haeckel...) qui veulent, en des sens divers, voire divergents, composer la nouvelle philosophie de l’histoire qu’appelle, à leurs yeux, la révolution industrielle. Le noyau d’une telle philosophie de l’histoire est constituée par l’idée empruntée plus ou moins directement à Condorcet que des progrès de la connaissance scientifique aux progrès de la technique, puis au progrès social et moral, la ligne serait droite.

La politique, une


Les uns et les autres sont convaincus, comme Saint-Simon, que, sur cette base, la politique va enfin devenir une " science positive ", et faire régner la paix parmi les hommes. Que les sociétés seront désormais scientifiquement organisées en vue de " la production des choses utiles ". L’économiste François Perroux écrivait en 1964 : " Nous sommes tous devenus plus ou moins saint-simoniens ". De fait, la célèbre formule envisageant l’avenir de la politique comme " le passage du gouvernement des hommes à l’administration des choses " n’a que trop bien inspiré la technocratie occidentale et a été reprise jusque par Marx et par Engels pour définir le socialisme même. La notion de progrès ainsi constituée apparaît donc non comme un outil d’analyse historique, mais comme un véritable mot d’ordre qui requiert l’adhésion à une vision évolutionniste de l’histoire et à une conception économiste de la politique garantissant par avance de façon absolue l’avènement du bonheur, par abondance des biens et perfectionnement moral. De cette notion, je crois qu’il faut effectivement avoir peur, si elle demeure un alibi pour ne pas remettre en question la vision de la société et de la politique dont elle s’est trouvée porteuse. Mais faut-il pour autant, qu’entraînés par cette peur, nous diabolisions la technique et la science et que nous " rebroussions chemin " ? N’avons nous pas, au contraire, à établir vis-à-vis des progrès scientifiques et techniques de nouveaux rapports, des rapports de liberté critique en fonction de l’idéal que nous pouvons partager de ce que devrait être une société humaine ? On a trop souvent affirmé qu’il convient que " nous nous adaptions " au nouvel état des techniques. Cela fait partie de la philosophie évolutionniste - économiste du progrès. Comment tirer le meilleur des développements techniques actuels ou prévisibles en fonction des valeurs que nous acceptons pour cardinales ? Voilà la question qu’il me paraît urgent d’ouvrir. Question, qui n’est nullement technique mais, au sens le plus noble, politique. Contrairement à ce que suggérait l’ancienne idée du progrès, sachons que le succès n’est jamais garanti d’avance, pas plus que l’échec ; que le meilleur ne va jamais sans le pire. Mais que l’humanité, parce qu’elle a toujours su, en définitive, maîtriser ses peurs peut conjurer le pire pour faire advenir le meilleur.

Dominique Lecourt est philosophe, professeur à l’université Denis Diderot - Paris 7. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages dont : Contre la peur (réed. Quadrige/PUF, 1999) ; Les piètres penseurs (Flammarion, 1999) ; Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences (PUF, 1999).