Etudier et exposer la question du « financement » du « culte musulman » en France suppose de s’interroger sur les termes choisis. D’abord, juridiquement et en droit financier, « culte » n’est pas synonyme de « religion » (le premier implique le second, sans le circonscrire). Par financement, il peut s’agir de financement privé (par exemple, générosité des fidèles ou mécénat d’entreprise ou de particulier) ou public - d’ordre étatique ou territorial, direct ou indirect (par exemple, par le biais de la fiscalité dite dérogatoire ). Mais, c’est d’abord, affaire de générosité et de devoir des musulmans eux- mêmes (« fonds propres »). C’est enfin affaire de droit coranique et musulman. Généralement, cette question porte sur les conditions de construction ou d’aménagement de lieux de culte alors que, pour l’actuel ministre de l’intérieur, « les musulmans de France ne bénéficient pas des mêmes conditions pour pratiquer leur culte que les autres religions implantées de longue date…Il faut pouvoir remédier à cette situation » . En réalité, les « conditions » précitées débordent celles des édifices du culte et intéressent aussi celles, complexes, de la situation financière des personnels religieux musulmans, des modalités financières des sacrifices rituels animaliers (commerce « rituel »), des ressources régulières des structures associatives (choix juridiques, incidences fiscales et sociales dont celle en matière de dons et legs, de dons manuels)

Il s’agit aussi d’une question d’actualité au regard de la mobilisation politique, récente, des ministres de l’intérieur successifs (voir, par exemple l’article de Daniel Vaillant intitulé « Les enjeux de la Consultation des musulmans de France » et les propositions de Nicolas Sarkozy . Ce dernier, ministre de l’intérieur, n’a pas hésité à poser la question du financement public des cultes, en général, et des activités musulmanes en particulier ).

La question, très technique en terme de droit financier public et privé, dévoile donc les contours du consensus de discrétion qui présidait auparavant. Elle déborde le cadre du seul culte musulman dès lors que, s’agissant de l’Islam de France, comme le signale fort justement Pierre-Henri Prélot, « …c’est tout un mode de garantie et de régulation publique des pratiques religieuses qu’il faut refonder en profondeur, et pas seulement pour l’islam » . Emile Poulat en appelle à un « débat public, serein s’il est possible, mais d’abord informé et réfléchi », dès lors que, comme il a été jugé, « le principe de la laïcité de la République posé à l’article 1er de la Constitution …ne s’oppose pas à ce qu’une collectivité publique apporte, en vue de satisfaire un objectif d’intérêt général, une contribution financière au fonctionnement d’un culte » . Ce spécialiste souligne opportunément qu’« il serait trop long d’énumérer ce que la République reconnaît, subventionne et salarie dans le vaste domaine des activités religieuses, qui déborde largement ce qui, traditionnellement, concerne « l’exercice du culte ». C’est un étonnant catalogue (…)» .

Il est donc temps de dépasser le constat en terme de déficit d’application du régime légal des cultes jadis présenté par Franck Frégosi en ces termes: « La législation cultuelle française n’est pas dans l’ensemble particulièrement discriminatoire par rapport à l’islam en général, c’est parfois sa non-application qui peut en revanche revêtir un caractère discriminatoire (construction de mosquées,) » . Il nous revient, non de décrire, tel un catalogue technique, les régimes financiers des activités cultuelles musulmanes en France, mais bien plutôt de vérifier s’ils relèvent d’un statut dérogatoire ou pas afin de mesurer, en terme de politique publique, en quoi le critère d’intérêt public en constitue, contre toute attente, l’une des caractéristiques.

La question du financement du culte musulman est profondément influencée et déterminée non par les musulmans eux-mêmes mais par l’Etat et ses ministres. Tout se passe comme si l’enjeu était « d’ordre public » au sens large du terme, « chose publique », dès lors que l’Etat est garant de l’exercice public des cultes. Or, à défaut de service public des cultes (la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte), abrogé en 1905, a priori le financement, devenu « chose privé », appartient aux seuls croyants et à leurs structures. Certains insistent sur l’obligation qui incombe aux seuls croyants d’assurer la prise en charge de leurs activités cultuelles. Pour Henri Pena-Ruiz, « L’invocation de l’inégalité des divers croyants ne saurait, selon une conviction laïque, servir de prétexte à une telle mise en cause : si le problème est réel, il requiert sans doute une solution de type social, respectueuse de la séparation laïque. Ainsi, par exemple, les conditions de vie, sur le plan économique, doivent permettre à tous ceux qui le désirent de contribuer à l’édification de lieux de culte. Dans le même temps, toute discrimination dans la vente de terrains à des musulmans qui désirent y faire édifier des mosquées serait à combattre de façon appropriée, mais le financement de celles-ci doit rester de leur ressort » . Cette interprétation, pour rigoureuse qu’elle soit, « légaliste » et tout à la fois « philosophique » – en terme de « conviction laïque » et de « séparation laïque » - en faisant volontairement ou inconsciemment l’impasse sur les aménagements légaux, réglementaires et administratifs qui se sont succédés depuis 1905, principalement au profit des « anciens cultes reconnus » - n’est pas celle des autorités ministérielles ni du Conseil d’Etat, conseil et juge de l’administration en matière cultuelle. De l’esprit de la loi de séparation à sa mise en œuvre différenciée en raison de l’histoire religieuse de la France, il y a place pour certains aménagements. Le droit financier des cultes reflète aujourd’hui ces adaptations alors même que la responsabilité première et principale incombe musulmans eux mêmes quant aux choix et à l’organisation de leurs activités financières. Pour l’instant, la volonté ministérielle prime en s’appuyant sur trois exigences :

« Une exigence de responsabilité d’abord, pour réaffirmer la règle commune à toutes les religions : le financement des lieux de cultes doit être assuré par des dons et des legs des fidèles…Le système fiscal prévoit d’ailleurs des réductions d’impôts pour les particuliers et les entreprises qui contribuent.

Une exigence d’efficacité ensuite, pour faciliter la constructions de nouveaux lieux de cultes musulman. Pour cela, nous devons mieux exploiter les possibilités prévues par la loi de 1905 et le droit français…..baux emphytéotiques de très longue durée…garanties d’emprunt pour la construction d’édifice cultuels…

Une exigence de transparence enfin, parce que tous ces outils mettent en jeu des moyens et de l’argent public. Les citoyens doivent pouvoir être informés de leur utilisation. Cette exigence doit s’appliquer aussi pour les financements étrangers que reçoivent les différents cultes, pour leur fonctionnemen,t ou leur investissements. La création d’une « fondation pour les œuvres de l’islam de France » constitue le cadre juridique le plus approprié, puisque d’autres cultes l’utilisent déjà pour soutenir financièrement certaines de leurs activités. Cette fondation pourra recevoir les dons des fidèles ou de tout autre donateur, en offrant des garanties que cet argent sera utilisé dans le respect des règles de la République » .

De toute évidence, l’urgence et la priorité accordées à la création de ladite fondation – présentée par le ministère de l’intérieur tel un « outil mis à la disposition de donateurs et de gestionnaires musulmans » - traduisent des impératifs politiques et financiers en terme de « transparence et de traçabilité», impératifs dont l’origine précise et les causes financières restent floues . Sa première mission serait de recueillir et de drainer de façon optimale des fonds destinés à la construction de mosquées et à l’organisation de l’enseignement des « imans ». Il s’agit également de mutualiser les ressources en s’appuyant sur des règles de répartition, la fondation étant une sorte de « chambre de compensation » . Membres de son conseil d’administration, les représentants de l’Etat pourront exercer des missions de surveillance et de contrôle de l’origine et de la destination des « fonds musulmans », question aujourd’hui nébuleuse en France . En contrepartie, cette structure juridique nationale, soumise au régime préalable d’un décret pris en Conseil d’Etat, bénéficierait de subventions publiques, de prêts et de dons. Cette initiative ministérielle n’emporte pas l’accord de tous les membres du C.F.C.M. dont celui de Fouad Alaoui, secrétaire général de l’U.O.I.F. pour qui : « Mettre la question de l’argent sur la table de l’organisation du culte musulman, c’est ajouter à la confusion ambiante. Ensuite, nous ne comprenons pas pourquoi l’islam devrait se doter d’une fondation alors que ce n’est pas le cas pour les autres cultes….Vouloir que le culte musulman se dote d’une fondation …cela consiste à nationaliser l’islam de France…Il existe déjà des structures pour collecter des dons des musulmans…. Même dans le monde musulman, ce sont les particuliers et les fondations qui financent les mosquées…Nous avons la capacité de nous autofinancer. Il y a tout un mythe autour du financement étranger….Nous sommes engagés dans une logique de financement français à 100 %. C’est pourquoi nous avons mis en place un fonds de solidarité ouvert à toutes les mosquées…Pour l’instant, toutes les mosquées de l’UOIF y sont, ce qui représente une centaine de lieux de culte » . Ici, la confusion semble importante du point de vue de la technicité juridique et financière en terme de propriété, d’usage et de fiscalité des flux financiers, entre l’invocation à des « fondations, des fonds, des structures » …

Alors que le tumulte récent autour de la laïcité n’a pas cessé, du fait de la question des « sectes » (1995-1998), puis de « l’islam institutionnalisé » (2000-2003) et du « foulard islamique » (2004) et enfin des manifestations autour du centenaire de la loi de 1905, on assiste au retour du principe selon lequel « l’utilité religieuse » est une notion dérivée de la notion d’intérêt général . Ce constat entraîne d’importantes conséquences pratiques en droit financier français, fiscalité et finances comprises. La matière, technique et complexe, est évolutive. Les principes en jeu sont importants alors que la logique ministérielle d’accompagnement , chemin long et escarpé, semble aujourd’hui butter sur le caillou dur des finances religieuses . Voie impossible à tracer pour les Français de confession musulmane, pourtant détenteurs d’un savoir historique en matière de « techniques de financement islamique », discipline peu connue en France ? Ou défi nouveau du droit financier des cultes ? En choisissant de façon privilégiée le cadre cultuel , et non la dimension culturelle, les responsables religieux musulmans, forts de la « Consultation des musulmans de France », doivent maintenant consentir des efforts d’alpinistes pour conjurer les piliers de l’islam et le vertige du droit financier des cultes, complexe et jusqu’à présent marqué par un consensus de discrétion.

"Alain Garay, Avocat à la Cour d'appel de Paris"