C’est une voix douce qui, un matin, s’échappe du radio-réveil et me tire d’un sommeil un peu trop court pour cause de passage récent à l’heure d’été. Que dit la jeune fille dont je n’ai pas retenu le nom ? Elle parle de la crise en France, de sa colère et de sa motivation de gréviste tout en essayant de ne pas se laisser interrompre par un journaliste-animateur-cumulard qui se révèle être un ardent défenseur du Contrat première embauche (CPE dont je vous livre une énième interprétation : « Villepin Compte Pas sur l’Élysée ! »). Elle dit autre chose qui me marque car jusque-là, je n’avais pas analysé la question sous cet angle. « C’est la première fois dans l’histoire de l’Humanité que des Aînés se comportent avec un tel égoïsme vis-à-vis de leurs enfants » affirme-t-elle. Et d’ajouter : « Nous vivons moins bien qu’eux. Ils le savent et s’en moquent. Cela leur fait ni chaud ni froid. Ils se détournent de nous alors que notre quotidien est pire que le leur. » J’ai ruminé ces paroles durant plusieurs jours me demandant si elles étaient pertinentes ou, à l’inverse, injustes. Je n’ai pas totalement tranché et tout autour de moi les avis sont contrastés. Un confrère aux idées quelque peu, disons-le, réactionnaires, m’affirme que c’est plutôt le contraire. Que ces jeunes qui ont défilé dans la rue pour dire non à plus de flexibilité appartiennent à une génération à qui, justement, on n’a jamais dit non. Une génération « choyée » dont les parents se sont toujours pliés en quatre pour répondre à ses désirs provoqués par les appels pressants de la société de consommation. Peut-être. Je n’ai pas insisté, je n’avais pas envie d’entendre le fameux « zon besoin d’une bonne guerre pour comprendre la vie. »

Certes, si on compare la situation de ces jeunes à celles d’un Algérien ou d’un Marocain du même âge, il est évident qu’ils apparaîtront sous la forme d’enfants gâtés qui ne réalisent même pas leur chance de vivre dans un pays tel que la France. Oui, au Maghreb investi par les laudateurs de l’infitah, la « flex-carité » est bien plus qu’une réalité même quand on a la chance d’avoir un travail. Ma petite belle-sœur Amina – à qui je souhaite (privilège du chroniqueur) un tardif joyeux anniversaire – en sait quelque chose. Elle et ses amies passent d’un job à l’autre, avec ou sans contrat, avec ou sans protection sociale pour, un jour, se voir renvoyées pour un oui ou pour un nom en s’entendant dire « qu’elles n’ont qu’à aller se plaindre à l’UGTA » (au fait, ça existe encore des syndicalistes à l’UGTA ? Oui ?! Et ils servent encore à quelque chose ?). En Algérie aussi, on découvre la mondialisation féroce façon capitalisme dix-neuvième siècle. Et ceux qui vivent de l’autre côté de la Méditerranée l’oublient parfois trop facilement.

Mais comparaison est loin d’être raison. Ce n’est pas parce que le contrat social a été rompu en Algérie que j’ai le droit d’être sévère à l’encontre de ces jeunes hexagonaux qui ont scandé « à force de battre le pavé, mon cœur c’est emballé ». A la réflexion, cette jeune fille entendue à la radio, n’a pas totalement tort. Oui, il y a des adultes dans ce pays dont le comportement me paraît aller au-delà de l’égoïsme désinvolte. Parmi eux, il y a ceux qui, l’âge adulte venu depuis longtemps, refusent tout de même de grandir et se comportent comme si la vie n’était qu’un long fleuve de plaisirs. On en voit tous les jours, dans les squares, les rues et les cafés, ces déjà-vieux, déjà-vieilles, qui s’habillent à la dernière mode, singeant parfois les adolescents et adolescentes. Des Peter Pan modernes, des bobos (bourgeois-bohêmes) dont le pouvoir d’achat en fait des cibles parfaites pour une publicité qui fait de la nostalgie son arme principale.

« Quadras, Quinquas, rappelez-vous votre enfance », leur dit la propagande. Achetez les compilations de feuilletons de l’époque : Chéri Bibi, Mannix (avec deux « n » c’est la série avec Mike Connors. Avec un seul, c’est une marque d’un objet du siècle), Capitaine Scarlett ou Amicalement Vôtre. Et ils achètent, consomment et profitent de l’irrésistible légèreté de leur existence. En réalité, c’est eux qui ont démissionné et abandonné le combat social. C’est eux qui se sont laissés entraîner par les sirènes de l’individualisme et qui n’ont jamais versé la moindre cotisation à un syndicat. C’est eux qui ont favorisé, peut-être même sans s’en rendre compte, ce retour insidieux de l’Ancien régime et de ses lettres de cachet. Comme l’a dit Lionel Jospin – à qui il faut reconnaître quelques fulgurances – ce que la France vit actuellement avec le CPE c’est le retour d’une certaine idée selon laquelle « on peut peser sur la vie des gens, les priver de leur travail, sans avoir à justifier sa décision. » Mais qu’est-ce que cette société où des parents, soudain, considèrent, qu’ils n’ont plus de sacrifices à faire et qu’il est temps pour eux de redevenir « djeunes » ?

Revenons à cet entretien radiophonique matinal à l’origine de cette chronique. Savez-vous pourquoi les jeunes sont en colère ? C’est parce qu’ils sentent bien que cette société est désormais à plusieurs vitesses. Je peux vous citer mille exemples mais je me contenterai d’un seul à savoir le journalisme puisque l’on ne parle bien que de ce que l’on connaît le mieux. Dans cette profession, il y a des milliers de précaires, des pigistes, qui, en terme de droits, sont au bas de la pyramide. Plus on monte, plus on rencontre de contrat solides, à durées indéterminées, dont les titulaires ont d’autres activités rémunérées – on dit qu’ils font des ménages – qu’ils refusent d’abandonner et défendent avec une âpreté de Thénardier. Le pigiste, lui, est taillable et corvéable à merci et lorsqu’on se passe définitivement de ses services on lui jette à la figure, comme cela vient d’être le cas dans un quotidien parisien dit de gauche, qu’il n’a « qu’à se plaindre aux prud’hommes ». A votre avis, qui est pour le CPE et qui nous sert régulièrement d’insupportables verbiages sur la mondialisation et ce qu’elle impose ? Si cela continue, un jour ou l’autre, c’est une génération de nouveaux Robespierre qui va faire son apparition.