Riyadh-Tripoli : rien ne va plus ? En tous cas, les informations révélées jeudi 10 juin par le quotidien américain New York Times (NYT), et qui font état de la volonté qu'aurait eue le leader libyen, Mouammar Qaddhafi, d'attenter à la vie du Régent Abdallah d'Arabie saoudite, ne seront pas pour améliorer des relations bilatérales déjà largement envenimées. Or, à y regarder de plus près, la portée des relations saoudo-libyennes est loin d'être l'enjeu majeur de cette nouvelle affaire.

Le torchon brûlait depuis quelques années déjà entre Riyadh et Tripoli. On se souvient ainsi du sommet de la Ligue arabe de Charm el-Cheikh (Egypte), l'année dernière, à l'occasion duquel Qaddhafi et Abdallah s'étaient échangé des accusations si peu diplomatiques qu'elles faisaient alors craindre la possibilité pour eux de procéder à une rupture officielle de leurs relations. On se souvient également de la récente visite du ministre des Affaires étrangères saoudien, Saoud al-Faysal, à Tripoli, déplacement durant lequel il avait été confronté aux menaces d'agression de deux Libyens et qui représentait un signal supplémentaire de la mauvaise entente entre les deux pays. Mais l'on gardera surtout, et probablement pour longtemps encore, cette image d'un dirigeant libyen qui, des décennies durant, se sera fait remarquer par l'inconstance fréquente de ses pensées et décisions, au point de passer pour un cyclothymique dont toute déclaration ou action risquait de constituer un risque potentiel de discorde.

Le leader libyen n'aura pour sa part rien fait pour s'épargner tant les critiques de la communauté internationale que les craintes de ses voisins de la région. Explosions d'avions, enlèvement d'hommes perçus comme encombrants, double langage, mégalomanie… autant d'actes et qualificatifs qui lui restent collés à la peau, mais dont l'impact effectif sur le régime du dirigeant libyen restait limité jusqu'à peu. Qaddhafi avait été mis progressivement à l'écart de la scène internationale depuis 1986, date à partir de laquelle un embargo américain avait été décrété à l'encontre de son pays. Depuis, les accusations proférées régulièrement par le Guide de la Jamahiriya libyenne à l'adresse des Etats-Unis et de leurs alliés avaient eu pour seul effet de leurrer certains pans des opinions publiques, notamment arabes, sur la supposée option panarabe du leader. Illusions à maintes reprises démenties, comme le prouveront les conditions du déroulement de maintes réunions d'instances collectives (Ligue arabe et Union du Maghreb arabe pour ne citer que les plus notoires). Le retrait précipité – et voulu – de Qaddhafi du sommet de Tunis de mai 2004 n'est que l'une des nombreuses manifestations de cette délectation qu'a le leader libyen à railler et défier les dirigeants du monde arabe.

Qaddhafi leader dément ? De plus en plus de personnes semblent penser cela au sein du monde arabe. Au point de supposer que, finalement, les révélations du NYT, qui ne font que rapporter une piste recueillie par les services de renseignement américains auprès du "conseiller personnel" de Abdulrahman al-Amoudi, un prisonnier islamiste de nationalité américaine détenu aux Etats-Unis, sont largement plausibles. Ce dernier aurait d'ailleurs confirmé ces dires entre-temps. Au prix d'un arrangement avec les autorités américaines, rapportent certaines sources. Ce qui semble crédible.

Il convient en effet de constater que la situation d'al-Amoudi, ainsi que les circonstances ayant mené à son arrestation, sont pour le moins lugubres. Al-Amoudi a en effet pendant longtemps fait partie des hôtes privilégiés de la Maison Blanche, notamment du fait de son statut de président de l'American Muslim Council, équivalent américain du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM). Son arrestation par les autorités américaines interviendra cependant de manière subite le 28 septembre 2003, à l'aéroport international de Dallas (Washington), alors qu'il rentrait de Londres. Avec deux motifs pour l'essentiel, considérés comme une enfreinte de la législation américaine : les nombreuses visites qu'il avait effectuées en Libye, d'une part ; et sa détention d'une somme d'argent (340 000 dollars) qu'il aurait perçue dans ce même pays, d'autre part. Al-Amoudi reconnaîtra ces faits à l'époque, mais en affirmant cependant que la somme qu'il avait perçue lui aurait été remise à Londres par une personne à l'accent libyen, et était destinée à être placée dans des banques saoudiennes puis transférée vers des comptes divers aux Etats-Unis. La version de Washington de l'époque, pour qui cet argent était en fait destiné à financer les actions du Hamas palestinien et du Hezbollah libanais, pouvait néanmoins se comprendre : quand al-Amoudi était encore en odeur de sainteté auprès de la Maison Blanche, il n'avait jamais fait secret des liens qu'il entretenait avec ces deux formations.
Autre fait notable : le cheikh Youssef al-Qaradhawi, président du Conseil européen de l'Iftaa et de la Recherche et personnalité religieuse éminente, adressera début 2004 une lettre au Guide libyen, dans laquelle il le félicitera pour les bonnes relations qui se profilaient entre son pays et les Etats-Unis (!), et en profitera pour lui demander d'intercéder auprès des autorités américaines afin d'obtenir la libération d'al-Amoudi.

Quoiqu'il en soit, peut-on croire en une volonté effective du leader libyen de se débarrasser du Prince Abdallah ? Force est de constater que Qaddhafi n'a jusqu'ici rien fait pour convaincre le monde de ce que ses intentions puissent être nobles et conformes à un quelconque "droit chemin". Dans ce sens, l'hypothèse reste donc plausible. Reste cependant à savoir quelles pourraient être dès lors les motivations d'un tel acte. Si le gouvernement saoudien est resté assez discret sur cette affaire pour le moment, deux accusations semblent privilégiées par la presse saoudienne en général, dont les positions sont généralement conformes à l'évaluation gouvernementale des faits : l'une n'écarte en rien la responsabilité du leader libyen, mais l'autre pointe une supposée implication du Mouvement de la Réforme islamique, groupe d'opposition au régime saoudien établi sur le sol britannique. Accusation que ce dernier s'est empressé de démentir, arguant de ce que de telles méthodes sont à son sens condamnables. Quant au gouvernement saoudien, peut-il se permettre d'adresser une accusation frontale à l'encontre d'un pays dont les relations avec les Etats-Unis sont en nette amélioration ? Ce serait là se mettre officiellement sur le dos au moins un ennemi supplémentaire.

Les services de renseignement américains et britanniques se sont déclarés prêtes à mener toutes les investigations nécessaires à mettre en lumière cette affaire. Quand on connaît l'importance de ces deux pays, et surtout de Washington, dans l'évaluation des éléments à même de rendre un régime fréquentable ou non sur la scène internationale, on voit bien que l'investissement de ces deux seuls pays dans l'élucidation d'une telle affaire n'est pas du meilleur augure, particulièrement pour la majorité des Etats arabes de la région. La renonciation annoncée par M. Qaddhafi à tout développement par son pays du nucléaire à des fins militaires, faite en décembre 2003, n'aura en effet, et au bout du compte, que contribué à coincer son régime qui se voit maintenant contraint de répondre à tous les desiderata américains. Ces demandes, a priori implicites, sont de l'ordre de deux, pour le moment : pousser le régime libyen à continuer à jouer son rôle de trublion du monde arabe, moyen le plus à même de casser toute dynamique collective arabe ; et, parallèlement, convaincre Tripoli de la nécessité de procéder à une normalisation de ses relations avec Israël. Ce dernier souhait, s'il venait à devoir être concrétisé, semble en fait poser problème à Qaddhafi, non parce qu'il tomberait en contradiction avec sa conviction intime, mais tout simplement parce qu'il le placerait en porte-à-faux avec la majorité d'une opinion publique arabe qu'il souhaite lui être acquise.

C'est pourquoi il convient de garder à l'esprit que, loin de l'état des relations saoudo-libyennes, c'est bien l'état et la réalité des relations américano-libyennes qui risquent d'être concrètement mis à l'épreuve avec cette nouvelle affaire.

Barah MIKAÏL
Fondateur du cabinet de consultants ispri.com et chercheur associé sur le Moyen-Orient à l'Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS)