Les Etats-Unis sont-ils aussi enlisés en Irak que l'on veut bien le croire ou le dire ? Si les difficultés rencontrées par Washington sur le terrain irakien semblent devoir être prises en compte dans l'appréciation de la côte de popularité du président George W. Bush sur le plan américain purement interne, il n'en demeure pas moins que ce dernier semble ne pas connaître d'effritement particulier de son image, les sondages régulièrement publiés par les organes d'évaluation américains le plaçant très fréquemment à sensible égalité avec John Kerry, son concurrent démocrate à la présidence du pays. Le président actuel semble bénéficier de plusieurs atouts dont trois, dans les faits, participent de son succès relatif mais néanmoins toujours assuré au sein de l'opinion publique américaine : le contexte généré par les attaques du 11 septembre 2001, dont l'onde de choc continue à légitimer toute décision avancée au nom de la sécurité des Etats-Unis ; le désintérêt général de la population américaine pour les questions relevant de la politique internationale, qui rendent le théâtre irakien souvent perçu, mais rarement compris ; et enfin, la primauté des questions d'ordre interne, souvent liées à l'économie et à la fiscalité, facteur que l'on a souvent tendance à oublier mais qui constitue, dans les faits, le critère d'appréciation majeur d'une population – légitimement - préoccupée par des questions d'ordre matériel.


Trois raisons pour l'intervention en Irak

Trois raisons, donc, qui n'ont pas encore fait du président George W. Bush un perdant potentiel des élections américaines de novembre 2004, mais qui ne sauraient – ni ne devraient – occulter les raisons effectives qui ont poussé Washington à initier son aventure irakienne il y a un peu plus d'un an. Là aussi, trois faits majeurs viennent s'inscrire dans la stratégie américaine telle que prévue sur le court-moyen terme pour le Proche-Orient : garantir un approvisionnement pétrolier à des conditions optimales, élément crucial à un moment où les relations de l'Administration américaine avec l'Arabie saoudite, principale et plus grosse alternative pétrolière de la région, sont sérieusement mises à mal ; renforcer la sécurité d'Israël, fait censé se réaliser avec la mise en place progressive de régimes inféodés à Washington et donc prêts à faire des concessions de taille à l'Etat hébreu, tant sur le plan territorial que militaire ; et enfin, établir une assise militaire américaine solide dans la région, les Etats-Unis imaginant qu'un Moyen-Orient pacifié et apaisé à terme pourrait lui permettre de se consacrer à la menée de ses ambitions stratégiques sur d'autres théâtres de la scène internationale.


Trois pôles actifs

Il n'en demeure pas moins que, pour l'heure, les ambitions américaines sont loin de pouvoir aboutir de manière aisée. Le terrain irakien pose en effet des problèmes aux troupes alliées, principalement du fait de la conjonction de l'action de groupes et mouvements que l'on pourrait à nouveau scinder en trois composantes : les groupes islamistes type al-Qaïda et consorts, dont la logique singulière vise la mise à mal des intérêts américains ainsi que la déstabilisation du pays et partant de la région ; les éléments affiliés à des groupes que l'on suppose être instrumentalisés par des acteurs et Etats tiers, mais qui, par manque de preuves, se voient accusés et officiellement pourchassés par les Etats-Unis sans qu'aucune dénomination sérieuse ne soit ni ne puisse leur être apposée ; et enfin les individus, groupes et mouvements locaux alimentant la résistance interne stricto sensu, qu'ils soient organisés (cf. la formation Jaysh al-Mahdi de l'imam Mouqtada al-Sadr), apparemment épars (cf. les adeptes de Saddam Hussein et anciens membres du Baas irakien) ou improvisés – on a vu à ce titre des personnes se réclamer soudainement de groupes pourtant inconnus jusqu'à peu, comme le montre la dénomination des Brigades du Cheikh Yassine revendiquée par de simples citoyens suite au lynchage de quatre Américains intervenu à Fallouja en avril dernier.


Trois communautés, mais un peuple

Comment les Etats-Unis envisagent-ils, dès lors, l'avenir de l'Irak ? En-dehors de la répression aveugle menée à l'encontre de quiconque s'oppose à la présence des troupes d'occupation dans le pays, Washington semble tenir à une solution politique provoquée et qu'il espère être à même de bouleverser, par contamination, la plupart des frontières des pays du Moyen-Orient. Une tendance que l'on a vu clairement se dessiner dans les discours successifs prononcés par Paul Bremer, l'Administrateur américain pour l'Irak, dès sa prise de fonctions en mai 2003. Ainsi, la mise à mal du sentiment national irakien passe, ici, par la concentration du discours américain sur la spécificité communautaire du pays, seule à même de faire émerger au plus tôt une différenciation entre chiites, sunnites et kurdes. Une tendance favorisée, au passage, par les représentants politiques des kurdes irakiens, qui restent soucieux de renforcer leur autonomie dans le nord du pays, mais qui semblent, malgré les apparences, ne pas avoir encore entamé la détermination des deux autres communautés irakiennes, lesquels continuent pour leur part à faire coïncider au mieux discours et revendications qu'ils érigent la plupart du temps au nom de la nécessité qu'il y a de préserver l'unité irakienne. Un enjeu essentiel donc, puisque c'est très probablement par rapport à l'avenir du sentiment communautaire en Irak que pourront être jaugées les sensibilités religieuses présentes dans maints autres pays de la région.


Trois scénarios posés pour l'avenir

Quels scénarios dès lors pour l'Irak dans les mois à venir ? Les Etats-Unis feront assurément tout leur possible pour maintenir leur présence active dans le pays jusqu'aux élections présidentielles américaines de novembre 2004. Le Moyen-Orient est en effet un enjeu vital pour l'Administration américaine, et tout retour en arrière signifierait un échec patent pour la classe politique actuellement au pouvoir. Toute démarche allant à rebours de l'orientation souhaitée par les Etats-Unis entacherait en effet l'aura de la superpuissance américaine et pourrait dès lors rejaillir de façon très négative sur le numéro un du pays. Cependant, l'Irak devrait connaître, le 30 juin 2004, et sauf imprévu, un transfert de souveraineté dont l'issue reste largement incertaine, tant la situation à venir est susceptible de générer un nouveau mécontentement au sein de la majorité de la population irakienne. Trois hypothèses sont dès lors posées, même si l'on ne connaît pas le rôle effectif que pourrait être amenée à jouer une institution telle que l'Organisation des Nations Unies (ONU) d'ici là : soit le transfert de souveraineté se passe de manière satisfaisante, et les Etats-Unis continuent à mener leur politique sans changement significatif ; soit la passation de pouvoir mécontente une grande majorité des Irakiens, et le pays connaît dès lors un chaos total et sans précédent, les troupes américaines trouvant une justification supplémentaire au maintien de leurs troupes ; soit, enfin, l'Irak continue à connaître sa situation actuelle, cas dans lequel il est à souhaiter que les mouvements opposés à la présence américaine sauront comprendre la nécessité qu'il y a pour eux de pouvoir s'organiser de manière à faire émerger une structure politique nationale, fédératrice et à même de faire primer un sentiment national irakien un. L'échéance du 30 juin 2004 est en effet peu significative en tant que telle, puisqu'elle reflétera essentiellement la volonté d'Etats-Unis soucieux de doubler leur présence militaire d'un simulacre de gouvernement. L'échéance irakienne réelle devrait pour sa part intervenir à l'horizon 2005 – du moins l'espère-t-on-, quand seront posées les conditions de l'organisation d'élections transparentes et démocratiques. Ce jour-là, il est à souhaiter que les Irakiens sauront, dans leur grande majorité, reporter leur choix sur une ou plusieurs instance(s) non communautaire(s), organisée(s) et clairement représentative(s) de leur volonté. Sans quoi, à l'échelle de l'histoire, leur résistance n'aura eu de glorieux que le nom...

Par Mikail Barah