Le communautarisme ou la bête noire de la République française. Le mot-anathème "communautarisme" est le dernier avatar d'un dialogue de sourds entre la République et ses héritiers de l'immigration. Haro sur la bête-émissaire donc : Marianne a lâché ses chiens qui aiguisent les crocs de la rhétorique publique pour mieux se voiler la face sur la réalité des discriminations. Sur une fracture sociale et ethnique qui mine les fondements même de la démocratie française. Il aurait donc suffi de quelques fichus fichus pour saper la vocation universelle de la république une et indivisible, la grandeur sans éclipse de notre " communauté des citoyens ", le grand récit du creuset Français. Car c'est une vieille histoire que celle du creuset français, une histoire antérieure à la République et au jacobinisme, une histoire de Gaulois, Francs, Germains, Latins et autres Normands, une vieille histoire de guerre de tous contre tous, qui avec le temps et l'apport de multiples vagues d'immigration a consacré l'union de la grande famille française. Or depuis le début des années 80 et l'irruption des arabes de France dans l'espace public, la controverse publique de l'immigration entretient la hantise du " ghetto culturel " ennemi public de l'universalisme républicain. Qui sont ces " communautaristes " dont les discours publics nous rabattent les oreilles ? Qui sont ces nouveaux adeptes du ghetto, ces casseurs de la République ? Toutes les recherches sociologiques dignes de ce nom montrent en fait que les forteresses communautaires sont vides, laminées par un modèle français qui à défaut d'intégrer les individus a dispersé les groupes. Mais qu'importent les faits lorsque la nation décline sous les coups de butoir de la mondialisation : une imagerie publique de l'immigration - image de délinquant de banlieue, de créature de faits divers, de femme voilée ou de vilain zélateur Ben-ladénien - permet de pallier les affres d'une nostalgie de grandeur, comme si la bête noire communautariste n'était autre que le double fantasmagorique de l'immigration cher au croque-mitaine breton de la classe politique, un double médiatique, un monstre public dont l'existence virtuelle masque le drame social des immigrés réels mis aux ban-lieues de la communauté des citoyens. Et Marianne oublie ainsi que la position de ses " enfants illégitimes " est à la fois la quintessence de l'exclusion et la construction d'une nouvelle voie entre intégration et disqualification sociale. Les héritiers de l'immigration sont en effet les premières victimes d'un néolibéralisme qui les laisse orphelins d'un rêve de réussite, un rêve poursuivi par des générations de pionniers passant la mer pour trouver refuge au pays du pain. Sans aucune rente de situation, sans place acquise, sans capital, sans patrimoine, les migrants n'ont pas d'autre choix que de miser sur leurs ressources culturelles et renouer des liens communautaires sur le mode coopératif. Pour investir de nouveaux réseaux de production de richesses économiques et culturelles, lutter contre une désolation rampante, ou exiger la reconnaissance d'une expérience collective dans l'espace public. Ces stratégies de survie sont à la base d'un malentendu qui entretient la controverse de l'immigration. On reproche en effet aux immigrés de ne pas jouer le jeu de la République en investissant l'espace public avec un cheval de Troie culturel. Mais les immigrés répondent qu'ils n'ont pas d'autre ambition que de se libérer de l'immigration : à défaut de disparaître dans le creuset français comme individus, leur seule possibilité de choix reste celle de la reconnaissance collective. Car c'est précisément parce que les communautés immigrées n'existent pas vraiment que les héritiers de l'immigration sont hachés menu comme chair à pâté du libéralisme, soumis à toutes les expérimentations de l'horreur économique. C'est précisément parce qu'ils n'ont pas de rente de situation comme les groupes constitués, pas de bas de laine, pas de ressources accumulées générations après générations, pas de parents bien placés, pas de carnet d'adresses, pas d'espace d'expression, pas d'institution solide leur permettant de mobiliser les efforts et les énergies pour ne plus être des sans voix dont la voix est toujours confisquée par un antiracisme chagrin ou des démagogues patentés, c'est aussi parce qu'ils sont socialement exposés et vulnérables, parce qu'ils sont bringuebalés d'ici de là par les aléas de l'actualité, soumis à l'arbitraire administratif et aux désordres économiques, c'est encore parce qu'ils sont toujours en rupture de ban - moutons noirs de la grande famille ouvrière, boucs émissaires des petites peurs des gens comme il faut- c'est enfin parce que leurs associations sont chichement dotées, parce que les quartiers qu'ils investissent sont toujours au bord de la disparition, c'est pour toutes ces raisons liées à la précarité qu'ils ne peuvent pas réclamer individuellement un droit d'accès pour trouver place, qu'il doivent d'abord en passer par une expression collective dans l'espoir de parvenir un jour à une place individuelle, à un droit de passage individuel. A défaut d'organisations fortes et de réseaux d'influence nécessaires à une représentation collective, l'immigration squatte l'espace public à la porte de la démocratie, et cette visibilité sociale, entre l'invisibilité originelle et la reconnaissance publique, suscite aussi la polémique de l'intégration.

Mais le " défaut d'intégration " reproché aux immigrés relève paradoxalement d'un défaut de communauté d'intérêts et d'un défaut de reconnaissance. Car hormis certains doux rêveurs de la philosophie politique, nul n'a jamais cru un instant qu'on pouvait se présenter les mains dans les poches dans l'espace public, sans lettre de créance, sans références, sans capital, sans héros reconnus, sans élite, sans auteurs. Dialectique perverse en vérité que celle d'une nouvelle synthèse républicaine qui ne peut déboucher que sur le malentendu : les immigrés sont soupçonnés de communautarisme, tandis que les véritables groupes d'intérêts - corporatisme oblige ! - prospèrent démocratiquement en se partageant les oripeaux de l'état providence au nom de la défense de la bonne société.