Le scandale relatif aux tortures commises par certains éléments des troupes militaires d'occupation de l'Irak tend de plus en plus à faire de cette affaire un "scandale Abou Ghreib", en référence au nom de cette fameuse prison qui abrite maints détenus à Bagdad et dans laquelle plusieurs des exactions révélées aujourd'hui semblent avoir eu lieu. Il convient cependant de rappeler que si cet endroit précis a effectivement été le théâtre de maintes atroces exactions de la part d'officiers américains, il ne fait en rien office d'une quelconque singularité. Tikrit, al-Qaïm, Ramadi ou encore Bassora sont ainsi autant de villes abritant des lieux de détention où furent commis maints abus à l'encontre de prisonniers irakiens, comme le rappelle le "rapport du Comité International de la Croix-Rouge (CICR) sur le traitement réservé par les forces de la coalition aux prisonniers de guerre et autres personnes protégées par les Conventions de Genève en Irak durant l'arrestation, l'internement et l'interrogatoire" remis aux autorités américaines en février 2004. Autant dire que cette affaire devrait concerner, en toute logique, bien plus de personnes que les seuls sept officiers que l'on sait pour le moment être inculpés pour sévices. Sans compter que les pratiques mises en oeuvre à l'encontre de détenus irakiens relèvent d'une logique appliquée à l'échelle de tout le pays, ce qui tend à confirmer la piste du consentement – implicite ou explicite soit-il – donné par une hiérarchie supérieure à l'action des tortionnaires américains.

Une approche erronée


La réalité de ces tortures se doit cependant, au-delà de la haine et de la sauvagerie qui les caractérisent, d'être approchée dans une perspective globale si l'on veut bien en cerner les ressorts et enjeux.
On notera ainsi que, sur le plan historique, peu de situations abusives similaires semblent officiellement pouvoir être mises au compte des Etats-Unis. Il n'est qu'à voir actuellement, en France, la focalisation des médias sur les tortures dont se sont rendus coupables maints militaires français durant leur occupation de l'Algérie pour constater que l'on assiste ici à la constitution d'un précédent dans l'histoire des Etats-Unis. De la lutte engagée à l'encontre de l'Allemagne nazie à la poursuite des communistes durant la Guerre froide en passant par la Guerre du Vietnam, ces derniers ont en effet toujours réussi à faire passer des considérations nationales et morales pour garantes de la légitimité de leurs actions guerrières. Non que de telles pratiques n'aient pas existé, durant la guerre du Vietnam notamment ; cependant, cette époque était encore propice à la légitimation de maintes guerres dans l'esprit des opinions publiques, d'où rapide occultation de l'indicible. Sans compter que les progrès de la technologie étaient alors trop peu développés pour pouvoir réellement immortaliser des situations abusives et provoquer une prise de conscience d'une ampleur égale à celle à laquelle l'on assiste aujourd'hui.
Un autre fait non moins important est par ailleurs incarné par la nature de l'ennemi que les Etats-Unis disent se devoir de pourchasser aujourd'hui. La lutte contre l'Allemagne d'Adolf Hitler, et la traque des éléments nazis s'ensuivant, impliquait en effet à l'époque la poursuite et la détention de personnes adhérant à une idéologie politique matérialisée par la présence d'un parti, d'où la relative facilité d'identification des convaincus du IIIème Reich. De même, la lutte contre le communisme, idéologie symbolisée par l'ex-URSS, mais également matérialisée par la présence d'un parti relayé, directement ou non, dans maints territoires, impliquait souvent la présence d'un lien unissant les communistes d'un pays donné à une structure politique partisane de l'idéologie marxiste. Dans un cas comme dans l'autre, la responsabilité des individus soupçonnés par Washington était ainsi très souvent susceptible d'être prouvée documents à l'appui.

Le cas irakien présente pour sa part une différence significative par rapport aux deux situations précitées. Les prisonniers irakiens détenus actuellement par les autorités américaines, et dont maints affirment, selon les dires du CICR, ne pas savoir pourquoi ils ont été inculpés, semblent pour la plupart être mis en cause du fait de leur implication présumée, de près ou de loin, dans diverses attaques menées à l'encontre des forces de la coalition. Membres d'al-Qaïda et consorts, anciens éléments du Baas irakien, partisans de Mouqtada al-Sadr, groupes locaux de formation récente, individus oeuvrant au nom de la résistance irakienne, etc… peu importe cette distinction aux yeux du commandement militaire américain, qui se veut agir au nom de la lutte contre le terrorisme, dénomination à travers laquelle il pointe un doigt accusateur vers toute personne susceptible de porter atteinte aux intérêts de Washington. Or, c'est là que se manifeste une dérive de type nouveau, dont les conséquences risquent d'être clairement alarmantes si les événements poursuivent leurs cours. En effet, en tentant d'inscrire ses actions et exactions au nom de la lutte contre le terrorisme, Washington pointe un doigt accusateur vers l'islamisme, érigé en idéologie à la menace universelle mais qui, à la différence du nazisme ou du communisme, a la particularité de pouvoir être facilement affilié à un corpus religieux précis : l'islam. Il n'y a dès lors qu'un pas, qui semble avoir été franchi par les tortionnaires américains, pour que toute personne de religion musulmane se voit considérée comme suspecte d'islamisme, et susceptible d'être inculpée en conséquence. Les cas nombreux d'Irakiens détenus par les forces d'occupation sans motif ou chef d'inculpation précis, et qui font suite à une tradition initiée par les militaires américains en Afghanistan dès 2002, accréditent en effet une telle hypothèse.

Ephémère(s) démocratie(s)


Les événements du 11 septembre 2001 auront en fait eu ceci de dramatique qu'ils auront, tout en pointant la présence d'une menace s'alimentant par des préceptes religieux, porté un coup aux fondements et règles institutionnelles démocratiques qui régissaient jusqu'alors la vie politique et sociale de maints pays dans le monde. Le US Patriot Act aux Etats-Unis, les différents et multiples dispositifs de surveillance accrue en Europe, le raidissement supplémentaire de la politique des régimes du Moyen-Orient ou d'Asie centrale, sont en effet autant d'exemples qui ont mis en exergue l'assise finalement très relative d'un concept tel que la démocratie : la raison d'Etat se voit ainsi en mesure d'imposer des conceptions au nom de la sécurité nationale, quitte à provoquer en conséquence de graves amalgames. Amalgames qui, ayant trouvé leur traduction dans les atrocités commises dans maints lieux de détention afghans et irakiens, n'en sont pas moins révélateurs du danger que représente la mauvaise délimitation d'un "terrorisme islamique" que l'on sait pourtant être transnational mais peu fédérateur.

Ainsi, et en définitive, plutôt que l'imposition d'un ennemi d'un genre nouveau aux esprits, c'est plutôt d'une double révolution dont les Etats-Unis, première puissance de la planète, semblent avoir besoin. Révolution spirituelle d'une part, qui implique la nécessité pour eux de prendre conscience de ce que tout acte de violence exercé à l'encontre de leurs intérêts n'est en aucun cas à mettre au nom de l'islam stricto sensu ; révolution politique d'autre part, qui passerait par la mise à profit de leurs puissances militaire et diplomatique inégalées au bénéfice d'une implication plus juste dans la résolution des conflits internationaux, et en tête desquels figure indéniablement le conflit israélo-arabe.

Barah MIKAÏL
Fondateur du cabinet de consultants ispri.com et Chercheur associé sur le Moyen-Orient à l'Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS)