Le ministre de l’Intérieur, Dominique de Villepin, avait annoncé, en décembre 2004, la création d’une « Fondation pour les œuvres de l’islam », destinée à garantir une totale transparence et indépendance dans la gestion des fonds alloués au financement du culte musulman. Parallèlement, la volonté affichée par le ministère d’avoir « des imams français parlant français » s’inscrit dans la perspective d’une insertion plus profonde de l’islam au sein de la culture nationale. Signes avant-coureurs d’une forme de « reconnaissance » institutionnelle, si ce n’est d’une intégration juridique, plus complète, ces nouvelles initiatives sont susceptibles de favoriser l’épanouissement intellectuel et la maturation culturelle d’un véritable « islam de France », que certains n’hésitent plus à appeler « islam français ». En effet, il apparaît souhaitable, pour ne pas dire évident, que les imams exerçant leur fonction religieuse en France doivent connaître la culture et parler la langue du pays dans lequel ils sont sensés représenter et transmettre les enseignements universels de la tradition islamique. Pour ceux qui sont conscients de l’universalité de l’islam, le caractère sacré de la langue arabe n’est attaché qu’à la seule Parole divine révélée dans le Coran. Pour cette raison, l’imam qui dirige la prière doit nécessairement réciter en arabe la prière canonique qui consiste essentiellement en versets coraniques, mais il n’a aucune obligation de s’exprimer quotidiennement, ou de prononcer ses prônes, lors de la prière communautaire du vendredi à la mosquée, en langue arabe exclusivement. Cela n’est pas requis par la doctrine islamique, et l’histoire de la civilisation islamique nous offre de multiples exemples d’utilisation des langues locales pour véhiculer la pensée musulmane. Si l’on continuait à s’attacher aveuglément à la pratique exclusive de l’arabe, on confondrait l’usage rituel de la langue sacrée avec l’expression linguistique de la culture arabe, alors que le Prophète de l’islam enjoignait à ses compagnons de parler la langue du pays où ils seraient amenés à vivre. En outre, en restreignant la portée des enseignements religieux aux seuls arabophones, on risquerait de rendre inefficace le rôle des imams, en omettant de prendre en compte la demande croissante des jeunes musulmans francophones qui sont à la recherche d’une instruction religieuse fiable et compréhensible. Il n’est pas inutile de faire remarquer que le nombre des fidèles sachant l’arabe représente en réalité une minorité au sein de la communauté musulmane de France. Sans parler d’une certaine génération issue de l’immigration qui n’est à l’aise ni en arabe ni en français…
En prolongement de ces initiatives, les responsables musulmans sont donc invités à réfléchir sérieusement, en coopération avec le ministère de l’Intérieur, à de nouvelles formes de représentation de l’islam de France, qui viendront compléter les activités du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM). Suivant les propositions de M. de Villepin, plusieurs hypothèses sont avancées. Il s’agirait, de modifier le CFCM, en permettant l’accueil dans son bureau de « personnalités qualifiées » cooptées au sein de la société civile, ou de financer, à travers la « Fondation pour les œuvres de l’islam », des activités culturelles qui dépassent le simple cadre du culte et de la construction des mosquées, ou encore, d’intégrer le CFCM dans un Conseil représentatif des institutions musulmanes, sur le modèle de la représentation de la communauté juive en France.
Avant toute chose, il convient de noter que ces trois possibilités ne sont pas exclusives les unes des autres, et qu’elles laissent donc la place à d’autres formes éventuelles de représentation de l’islam. Cela dit, il est préoccupant de constater la manière dont ces questions continuent d’être comprises et traitées, que ce soit par les autorités politiques françaises ou par une majorité de responsables associatifs qui revendiquent « leur part » dans l’organisation et la représentation officielles de l’islam en France. En effet, on assiste, d’un côté comme de l’autre, à un certain nombre de confusions des plus fâcheuses quant à la nature de l’islam, à son expression dans le cadre national, et aux modes de représentation publique qui en découlent. De telles confusions, qui mélangent indistinctement culture arabe et problèmes identitaires des banlieues, quand ce n’est pas fondamentalisme et religion authentique, empêchent toute possibilité de connaissance véritable de la tradition islamique. Elles sont, au contraire, de nature à favoriser un traitement désordonné des questions relatives à la place de l’islam et aux besoins des musulmans dans la société française.
C’est pourquoi l’on ne saurait accepter que les instances représentatives de l’islam deviennent le lieu de traitement de problématiques sociales et économiques, liées au difficultés d’intégration des populations défavorisées ou au racisme, alors que ces questions, dont la réalité est incontestable, relèvent en fait des politiques publiques ou de l’ordre public, et doivent donc être traitées, de manière indépendante, par les pouvoirs publics. De même, l’islam de France n’a pas vocation à se voir représenté, sous couvert d’une représentation laïque issue de la société civile, pas plus par des individus ou des groupes qui incarneraient des modèles de réussite sociale ou économique, que par d’autres, hérauts de revendications à caractère communautariste ou politique. En effet, si tout musulman peut être dit « laïque », en raison de l’absence de clergé en islam, cette qualification ne peut cependant servir à désigner ceux qui ont substitué à la pratique religieuse et à l’intérêt pour la spiritualité, un vague lien d’appartenance sociale, culturelle, nationale ou tribale qu’ils gardent avec leur religion d’origine. On courrait en cela le risque de favoriser les particularismes ethniques ou nationaux tout autant que les tendances idéologiques, qui caricaturent et parodient l’islam et la communauté musulmane, dont les fondements sont essentiellement spirituels.
Il s’agirait plutôt, et avant tout, de maintenir et de préserver l’équilibre entre une gestion compétente du culte musulman et l’expression intellectuelle et culturelle de la civilisation islamique en France. Il faut reconnaître que la visibilité accordée à cette intellectualité musulmane, ancrée dans la culture nationale, fait actuellement défaut, à l’heure où les débats et les discussions autour de l’islam n’ont jamais été aussi nombreux. Il semble, malheureusement, qu’on veuille privilégier la quantité au détriment de la qualité, au point d’en arriver à exclure, de manière paradoxale, les intellectuels musulmans d’origine et de culture françaises, qui se sont pourtant investis dans l’organisation et la représentation de l’islam en France, dès ses débuts.
Ainsi, quels que soient les cas de figures et les solutions adoptées, il ne faudrait pas oublier la contribution qualifiée d’hommes et de femmes pour lesquels les questions de langue française, d’instruction civique, d’intégration sociale, et de culture républicaine ne se posent évidemment pas. Il s’agirait de reconnaître le travail et la fonction des intellectuels musulmans d’origine et de culture françaises, qui, s’ils ne gèrent pas de lieu de culte, n’en sont pas moins des « pratiquants », ou des « religieux ». La présence, ancienne et efficace, mais insuffisamment médiatisée, de ces hommes et de ces femmes de spiritualité, détachés de toute revendication idéologique, politique ou sociale, et, a fortiori, des intérêts nationaux étrangers, ne vient pas seulement démentir les préjugés qui continuent d’assimiler l’islam à la « religion de l’immigré » ou à l’inculture, voire l’ignorance. En œuvrant, depuis plusieurs décennies, pour faire connaître le patrimoine intellectuel et spirituel de la tradition islamique, tout en témoignant de la compatibilité entre pratique religieuse et responsabilité civile, ces intellectuels, citoyens français de confession musulmane, sont à même de constituer un pont entre Orient et Occident, et d’offrir une représentation qualitative et institutionnelle de l’islam de France.
D’abord « en France », puis « de France », l’islam, aujourd’hui deuxième religion pratiquée par les Français, est amené à devenir « français », dans la mesure où les musulmans eux-mêmes sauront manifester l’universalité, la spiritualité, l’amour de la diversité dans l’unité, la capacité d’adaptation, de concertation et d’entente qui ont toujours caractérisé la civilisation islamique tout au long de son histoire.

Abd al-Wadoud Gouraud
Membre de l’I.H.E.I. (Institut des Hautes Etudes Islamiques)