Entretien avec Hakim el-Ghissassi. Par Eric Pincas (Propos recueillis par). Historia n°095 Mai-juin 2005. Numéro thématique : Croisade chrétiens contre musulmans

Historia - Le souvenir de la première croisade est-il aussi présent dans la mémoire de l'Orient musulman que dans l'histoire de l'Europe chrétienne ?

Hakim el-Ghissassi - Oui. Comment occulter cette invasion des princes d'Occident à une époque où l'islam vit la fin de son âge d'or, que ce soit dans les domaines militaire et administratif ou culturel et scientifique ? Les écrits que nous ont transmis des chroniqueurs arabes de la fin du XIe siècle perpétuent ce souvenir. Ils ne mentionnent pas encore le mot « croisé » mais évoquent les Francs (le terme « croisé » n'apparaît qu'au XIIe siècle).

A la veille de la première croisade, le monde musulman fait donc parfaitement la distinction entre les Francs et les Byzantins. Il est surpris par cette invasion, et l'incompréhension va dominer. Lorsque les « pèlerins » entrent à Jérusalem en juillet 1099, ils massacrent les femmes, les enfants et les vieillards. Des crimes contraires à la vision de « l'homme du Livre ». Ce traumatisme va rester gravé dans les esprits. C'est un viol. En l'occurrence, le viol d'un territoire. Les conséquences de cette première croisade ont traversé les siècles. Aujourd'hui encore, le monde arabe perçoit tout ce qui vient d'Occident comme une menace. Les hommes craignent en permanence d'être spoliés de leur terre et de voir leur religion attaquée. Une grande frange de la population justifie ce sentiment d'agression par la chute de l'Empire ottoman ou la création de l'Etat d'Israël. Tout geste politique émanant des Occidentaux visant à contrôler des territoires arabes est perçu comme une agression ou une ingérence. C'est ce qui risque de se passer avec la politique américaine au Moyen-Orient.

H. - En quoi cette mémoire est-elle encore vivante ?

H. E. G. - Prenez les livres de classe utilisés dans les écoles du monde arabe : la figure de Saladin, libérateur des musulmans, est très présente. Son image est tellement forte que, dans le peuple, on attend un nouveau Saladin susceptible de le protéger d'une invasion des nouveaux croisés, américains ou autres.

H. - Quid de la perception du monde occidental par les intellectuels musulmans ?

H. E. G. - Nombre d'entre eux, qui ont fait leurs études en Europe ou aux Etats-Unis, cherchent, une fois de retour au pays, à se nourrir de ce qu'il y a de meilleur en Occident pour faire progresser leur culture et la société. Certains hommes politiques et intellectuels, conscients de l'état de déliquescence du monde musulman (analphabétisme, régression économique et sociale), se montrent ouverts aux apports occidentaux. A l'inverse, dans les milieux religieux rigoristes, tout ce qui vient d'Occident est rejeté. Il y a incontestablement, dans la société musulmane, deux perceptions de l'Occident. L'une est habitée par une réflexion religieuse traditionnelle. Elle repose sur une lecture sélective de l'Histoire figée à l'époque du Prophète. Cette interprétation empêche de résoudre les problèmes de société actuels, lesquels sont à l'origine de conflits avec les autres civilisations. L'autre, la sphère intellectuelle et politique, est plus ouverte aux échanges et au progrès.

H. - Pour les musulmans, les croisés du XIe siècle passent-ils pour des « fous de Dieu » ou pour de simples ennemis des Turcs, décidés à ouvrir la route des Lieux saints ?

H. E. G. - Précisons qu'au XIe siècle, les Turcs sont perçus avant tout comme des musulmans. L'idée selon laquelle la terre d'Islam a été attaquée dans sa totalité prédomine. Les croisés ne sont pas qualifiés de « fous de Dieu », ils font figure d'envahisseurs, obéissant à des motivations politiques et économiques.

H. - On entend souvent dire que la croisade a été livrée contre les Arabes, alors qu'en réalité elle s'est opérée contre les Turcs seldjoukides. Pourquoi une telle reconstruction de la mémoire ?

H. E. G. - Quand on étudie l'appel d'Urbain II, on constate qu'il parle « des frères chrétiens envahis par les Turcs ». A aucun moment le pape fait référence aux Arabes. Cependant, au XIe siècle, Jérusalem est associée au monde musulman. Si bien qu'aujourd'hui on raisonne de manière anachronique en projetant notre vision du monde actuel sur ce qui s'est passé il y a presque mille ans. Le fait qu'Urbain II s'en prenne aux « Turcs » traduit sa méconnaissance du monde musulman et la manière dont celui-ci est organisé. Quand les Byzantins font appel aux chrétiens d'Occident, c'est principalement pour des raisons politiques et économiques. Leur démarche n'est pas religieuse. Cette dimension n'apparaît qu'au cours du XIIe siècle avec Saladin, qui affirme que les croisés sont venus en Terre sainte au nom de Dieu.

H. - Vous semble-t-il légitime aujourd'hui de comparer la croisade au djihad (la guerre sainte) ?

H. E. G. - Non. Quand on lit les chroniques arabes de l'époque des croisades, il apparaît que les musulmans n'ont pas d'autre choix que de se convertir pour échapper à la mort. Dans la notion de djihad, la conquête d'un territoire n'est pas suivie de mesures aussi radicales : les habitants des villes conquises ont le choix entre se convertir à l'islam ou conserver leur religion en devenant des dhimmis, c'est-à-dire qu'ils sont protégés par l'autorité musulmane en place en échange du versement d'un impôt.

H. - Le terme djihad, tel qu'on l'entend aujourd'hui, passe pour un appel à la guerre sainte sans concession. Est-ce une interprétation dévoyée du Coran ?

H. E. G. - Certainement. Quand les musulmans conquièrent une terre, ils doivent respecter les règles du Coran ou de la tradition prophétique : épargner les femmes, les enfants et les vieillards, bien traiter les prisonniers, etc. Les actes terroristes menés au nom du djihad n'ont rien à voir avec les valeurs de l'islam, c'est aussi vrai des prises d'otages en Irak. Dans le Coran, celui qui tue enfreint la loi religieuse et encourt une condamnation sans appel.

H. - Faut-il voir dans cette notion de djihad - dans son acception originelle - une réponse à la croisade ?

H. E. G. - « Djihad » est le terme qui va être utilisé pour chasser les croisés de Jérusalem et de la terre d'Islam. Il renvoie donc essentiellement à une notion défensive.

Mais dans la tradition, on distingue le petit djihad du grand djihad. Le premier consiste à transmettre la parole du Prophète vers de nouveaux territoires - c'est ainsi que l'on justifie les conquêtes, lesquelles doivent être menées dans le respect des autres religions. Le grand djihad fait référence au travail intérieur d'élévation de soi.

H. - Au XIe siècle, la ville de Jérusalem est-elle un enjeu important pour les musulmans ?

H. E. G. - Le Proche-Orient est alors déchiré par des luttes intestines opposant principalement les Fatimides aux Seldjoukides, les chiites aux sunnites. Jérusalem est à l'époque la troisième ville sainte de l'islam après La Mecque et Médine. Au début de la mission de Mahomet, elle est la première destination de prière. Jérusalem s'inscrit entièrement dans la pensée musulmane.

H. - La croisade a-t-elle joué en faveur de l'essor de l'islam ?

H. E. G. - Incontestablement. Tout au long du XIe siècle, la société musulmane, riche de son patrimoine culturel, intellectuel et scientifique, se croit à l'abri de toute agression. L'attaque des croisés lui fait prendre conscience de sa vulnérabilité. Dès lors, les musulmans vont vouloir s'unir pour faire barrage à toute invasion nouvelle. L'Empire ottoman, qui se constitue deux siècles après, devient le symbole de cette force retrouvée.

H. - Il y a quelques années, on évoquait la fracture Nord-Sud. Aujourd'hui, on évoque davantage la fracture Orient-Occident. Ce clivage est-il pertinent ?

H. E. G. - Il existait une « géostratégie » du monde médiéval comme il en existe une aujourd'hui. Je pense qu'actuellement on est plus amené à réduire les fractures dans le respect des identités et des spécificités de chacun. Nous sommes dans un monde ouvert, propice aux rencontres interculturelles. Un travail doit se faire de la part des musulmans pour cesser de voir dans l'Occident l'ennemi perpétuel.

H. - Votre réponse, sous le signe de l'humanisme, est celle de l'intellectuel. Quelle serait celle du peuple vivant la précarité au quotidien ?

H. E. G. - Le « citoyen de base » a effectivement une perception plus amère. Les Occidentaux passent toujours pour des envahisseurs qui cherchent à priver le monde arabe de ses ressources économiques, intellectuelles. Notre rôle est-il de soutenir cette perception ou bien de travailler à réformer les mentalités ? Il faut en finir avec les clichés, de part et d'autre de la Méditerranée : tous les musulmans ne sont pas des terroristes en puissance, de même que tous les Occidentaux ne sont pas des prédateurs. Ce qui manque aujourd'hui, c'est un travail pédagogique et la volonté politique de combler le fossé entre ces deux mondes.

H. - Quand on dit que le terrorisme est né de cette fracture Orient-Occident, cela vous semble-t-il un argument facile ?

H. E. G. - Le terrorisme résulte d'un double sentiment de frustration et d'humiliation. Il est aussi consécutif de la situation politique, économique et culturel des pays musulmans. Il ne faut pas se le cacher. Le monde arabe ne connaît ni la démocratie ni le développement. L'économie est plus rentière que développée. Au sein de la civilisation musulmane, on trouvera donc toujours des personnes qui vont vous dire : la solution, c'est la création d'un Etat islamique et la guerre contre les puissances occidentales, les agresseurs d'hier.

Les extrémistes ont une méconnaissance de leur religion et du monde actuel. Ils sont habités par la haine et expriment, par leurs actes, cette frustration. Fort heureusement, ils représentent une minorité qui, paradoxalement, a trouvé une tribune médiatique.

Plus généralement, quand je pense au milliard de musulmans répartis à travers le monde, ce sont des gens qui sont véritablement à l'affût de l'Occident et qui cherchent à en adopter le mode de vie.

Au Maghreb, tous les éléments de l'occidentalisation sont présents. La société marocaine, par exemple, tout en se nourrissant des multiples influences occidentales, essaie de préserver son authenticité.

H. - Cette fracture est-elle politique, économique ou religieuse ?

H. E. G. - Il peut exister des éléments politiques maquillés par la religion. Quand on entend Ben Laden, il s'inscrit dans cette logique : il rêve de construire un Etat islamique à l'échelle du monde entier. Mais jamais on ne s'est inquiété de ce que pense le peuple. Le grand problème aujourd'hui, c'est qu'on rejette la faute sur l'Occident. Mais les pays musulmans doivent aussi faire leur examen de conscience.

Il faut en finir une fois pour toutes avec l'histoire magnifiée de l'islam et des musulmans et prendre enfin en considération les aspects négatifs ; l'enseignement religieux des imams - mais aussi des autres représentants des religions traditionnelles - doit forcément évoluer pour s'adapter au monde dans lequel on vit ; réfléchir au processus politique qui pourrait mener à la démocratie. Des solutions qui permettraient, un jour, peut-être, de mettre un terme à ce conflit Orient-Occident.


Medina

Créé en 1998, le mensuel Medina aborde toutes les questions relatives aux sociétés musulmanes dans le monde. Hakim el-Ghissassi en est le directeur de la rédaction. Il a également fondé le site internet www.sezame.info qui suit l'activité de l'islam en France et en Europe. Il est aussi chroniqueur pour le quotidien marocain L'Economiste .