Farhad Khosrokhavar est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Il est l'auteur d'une dizaine de livres, dont L'islam des jeunes, Paris, Flammarion, 1997, L'instance du sacré, Paris, Cerf, 2001, et Les nouveaux martyrs d'Allah, Paris, Flammarion, 2002. Quelle différence entre aujourd'hui et les années 80 concernant la situation des Musulmans de France ?

Farhad Khosrokhavar : Aujourd'hui, c'est beaucoup plus contrasté. Durant les années 80, la société française prend conscience que les Musulmans vont rester. De manière tardive, elle s'est rendue à l'évidence. En même temps, c'est aussi le constat de l'échec de l'intégration républicaine. Une grande partie des Musulmans s'intègre et se fond dans la société, une autre connaît l'exclusion, et une troisième est entre deux, dans une fragilité. A la fin des années 80, l'islam devient un phénomène important et une référence. Mais la société post-industrielle en France a besoin de moins de main d'œuvre et de plus de matière grise. Ainsi, des poches d'exclusion importantes se forment. D'où la remise en cause de l'intégration à la française : l'école est devenue un lieu de ségrégation avec des filières nobles et d'autres de bas étage.

Y a t-il une nouvelle visibilité des Musulmans en France ?

Oui, mais elle n'est pas une subjectivité. Il y a une réalité. Cette visibilité se fait dans une société mondialisée en concomitance avec le 11 septembre et la situation au Proche-Orient. D'un autre côté, en France, il y a un malaise profond des institutions, et des phénomènes de préjugés sociaux. Nous sommes dans une société multiculturelle qui n'ose pas se l'avouer. Il y a une représentation de l'islam qui présente de façon distordue la réalité. Et les Musulmans aussi ont du mal à intérioriser les normes de la société occidentale. Il y a peut-être un aspect positif, c'est la constitution d'associations fortes de femmes qui disent qu'elles ne sont pas soumises à l'homme. Les phénomènes communautaires vont de pair avec une société multiculturelle, il faut seulement lutter avec ce qui remet en cause les droits de l'homme.

Que pensez vous de la situation des jeunes Musulmans face à l'emploi ? Et que préconisez vous ?

Il faut casser la catégorie des " jeunes ". Il y a au moins deux catégories : ceux qui vont à l'université, et ceux qui sont refoulés dans les banlieues. Ce ne sont pas les mêmes jeunes. Mais bien qu'il y ait une partie qui émerge dans les universités, le nombre reste faible par rapport au total. Il y a incontestablement une exclusion et de la discrimination. C'est pourquoi certains se dirigent vers le secteur public, où le concours est anonyme. La discrimination positive en France a mauvaise presse, pourtant elle existe de façon sectorielle. Je pense qu'il en faut un peu, mais il faudrait aussi que cette jeunesse s'exprime. Il ne suffit pas que l'Etat aide. L'islam est important pour beaucoup de jeunes. Les raisons sont spirituelles, mais surtout sociales. L'islam peut mettre du baume au cœur, mais ne peut pas être un système de défense. Il faut s'exprimer et montrer sa légitimité. La prise de parole est importante. Il s'agit de savoir gérer une rationalisation de ses positions et d'être convaincant dans l'espace public. Il faut des intellectuels en masse, en dehors de Tariq Ramadan, qui puissent discuter à armes égales. On ne les voit pas. Les intellectuels musulmans en France sont à venir.

Quelles sont les réelles causes du débat sur le voile islamique ?

Ça dépend pour qui. Pour les féministes, c'est la peur de la régression. Pour les féministes musulmanes aussi, qui sont une catégorie intéressante. Pour une grande partie de la population, c'est le refus de l'irrespect devant la laïcité. Le caractère ambivalent du foulard fait peur, les gens ont le sentiment d'une provocation, même si ce n'est pas le cas. Pareil pour le gouvernement. La Commission Stasi n'a interrogé que peu de femmes voilées. C'était un véritable tribunal contre le foulard. Par ailleurs, le foulard dissimule les problèmes réels de la société française. Si le foulard détruit la laïcité, c'est qu'elle est bien fragile. La laïcité française est sur la défensive. Les gens ont peur. Une nouvelle loi aura pour conséquence de rejeter et d'exclure davantage.