Entretien avec Mme Blandine Chelini-Pont et Me Alain Garay
Master Laïcité, droit des cultes et des associations religieuses
Université Paul Cézanne Aix-Marseille III

Le Laboratoire Interdisciplinaire Droit et Mutations Sociales ( L I D E M S) et l'Équipe Droit et Religions de la Faculte de Droit et de Science Politique d'Aix-Marseille organisent les 4 et 5 juin 2004 un colloque sur Liberté des médias et Liberté de convictions religieuses (voir programme ci-dessous). A cette occasion nous avons questionné Mme Blandine Chelini - directrice du Master Laïcité, droit des cultes et des associations religieuses - et Me Alain Garay, avocat au bareau de Paris. Ils reviennent sur les débats au tour de la laicité, la place de la religion et de l'islam dans l'espace européen et les objectifs du nouveau Master : laïcité, droit des cultes et des associations religieuses . Ci joint un document PDF de présentation du Master.
Pourquoi le choix de ce thème, et quel est votre regard sur le fait religieux dans la presse française ?

Le choix du thème du colloque Libertés des médias et liberté des convictions religieuses s'inscrit dans une dynamique d'ensemble de notre groupe de recherches qui ne veut pas limiter le traitement des faits religieux au seul domaine des compétences et des "expertises" sur la doctrine, la sociologie et le droit du religieux. Le "magistère" d'influence des médias, la logique de la prescription d'opinion que ce magistère fait naître, doivent être particulièrement étudiés et mis en perspective quand ils touchent aux questions religieuses. Comme dans d'autres pays démocratiques, les médias français sont conscients de leur rôle de "chien de garde" de la démocratie, même d'opinion. Et ce qu'ils disent alors, lors des très nombreuses occasions où le fait religieux est acteur ou facteur de l'actualité, a des retombées considérables sur l'opinion publique et ses positions. Tel est actuellement le cas des thèmes de "l'antisémitisme", de "l'islamophobie", de la politique publique d'institutionnalisation de l'Islam de France, de la question dites des "dérives sectaires", etc.

L'année 2003-2004 était riche en débats sur la laïcité, il y a eu la création du CFCM, le rapport de la commission Stasi, le rapport du conseil des droits de l'homme, le rapport du conseil d'état, la loi sur les signes religieux, sommes-nous passés d'une laïcité pacifiante à une laïcité ouverte annoncée dans le discours de Jacques Chirac du 17 décembre 2003 ?

La laïcité, notion juridiquement indéfinie, peut-elle échapper aux innombrables adjectifs qui la qualifie ? La laïcité est essentiellement un principe constitutionnel qui devrait faire l'économie de débats politisés constants sur son contenu, parce qu'elle est organisée par des textes précis. Ceux qui en parlent le plus sont précisément ceux qui ignorent souvent les milliers de pages de textes légaux et réglementaires, de décisions de justice qui aménagent, dans la "paix" et de façon "ouverte", les relations des croyants avec la société civile et politique. La loi républicaine, notamment le texte fondateur du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l'Etat, est un instrument de pacification et d'ouverture parce qu'elle règle dans l'égalité et le respect du pluralisme des convictions et des institutions de croyants la question de la neutralité des deux autorités, celle de Dieu et celle de César. L'un ne peut interférer sur l'autre. L'Etat est garant de la diversité des positions religieuses, assure la paix civile par un droit commun à tous, sous le contrôle éventuel des cours et tribunaux. La laïcité, c'est avant tout cela, et non un instrument de promotion d'un projet politique qui, au gré des débats, fait table rase sur les solutions "pacifiées et ouvertes" qui, depuis des décennies, ont été mises en oeuvre pour les croyants catholiques, protestants, israélites...

Or dans cette affaire il nous semble qu'il y a eu en 2003 une politisation du débat dans le rang de ceux qui voulaient défendre le principe de neutralité confessionnelle à l'école et ceux qui voulaient avancer leur propre projet d'un islam militant. Espérons que des deux côtés, l'Etat et les responsables religieux musulmans, à partir de la loi de mars 2004 et de la circulaire très tempérée qui l'a suivie, des solutions de concertation au cas par cas contribueront à conforter la laïcité ouverte qui existe dans les textes et la doctrine du Conseil d'Etat. Il ne faut pas qu'alors les médias soient de nouveau instrumentalisés pour attiser de vaines querelles.

La France est regardée par l'étranger comme un pays qui enfreint la liberté religieuse, comment remédier à cela et quel regard devrons nous avoir sur la laïcité ?

Les critiques de l'étranger sont nombreuses : des voix autorisées dans le monde musulman se sont élevés contre la loi « liberticide » sur le voile, d'autres depuis Israël ou par les réseaux du judaïsme américain dénoncent depuis 2000 le retour de l'antisémitisme en France. Les ONG droit de l'homme d'origine confessionnelle et souvent anglo-saxonnes dénoncent les tendances discriminantes de la laïcité française. En réaction les Français vont défendre encore plus âprement leur spécificité, qui leur paraît tenir la route, et être une bonne solution pour conserver dans le futur leur paix civile et le sens de la communauté collective, devant un pluralisme religieux croissant. En plus, le système républicain d'aménagement des relations Religions, société civile, société politique repose sur une longue histoire marquée notamment par le poids de la tradition étatique administrative. Elle n'est pas facile à expliquer. Les Français offrent pour l'étranger un système d'une étonnante complexité en raison de l'accumulation de très nombreux textes qui régulent les activités religieuses en matière associative, fiscale, sociale, etc. Le cadre légal d'exercice des activités religieuses a une importance déterminante en France. Nous pensons toutes nos libertés en organisant leurs limites. Enfin nous restons un pays à religion majoritaire, et même si la République ne reconnaît aucun culte depuis 1905, l'idée commune est qu'il y a des religions plus « normales » que d'utres. Les croyances "nouvelles », minoritaires, excentriques, sont mal perçues, surtout quand elles se manifestent publiquement. C'est ainsi qu'il y a eu la question des "sectes dangereuses" qui a donné lieu à un certain emballement des mesures et des textes depuis 1995, critiqués au niveau international.

Au total, la complexité de notre système mis en place en raison de la tradition étatique de "surveillance" des faits religieux face aux surenchères entretenues par des lobbies aux intérêts divergents façonnent un discours de dénonciation de la France. Ces critiques sont souvent réductrices parce que fondées pour une large part sur des approximations, appellent un important effort d'information et de clarification de la part de nos représentants à l'étranger, dans les enceintes internationales telles que Conseil de l'Europe et l' OSCE et auprès des ONG spécialisées dans la défense de la liberté de religion, mais également auprès des responsables religieux musulmans, auprès des responsables associatifs juifs etc... Depuis 2002, cet effort qui a été entrepris, porte des résultats.

Y a-t-il un déficit dans la connaissance des lois de séparation des Eglises et de l’Etat ?

Invariablement les querelles et les contentieux résultent de la méconnaissance et de l'absence d'information pertinente. Des choix erronés, quant aux modalités pratiques d'exercice des activités religieuses dans l'espace public, peuvent avoir des effets contre-productifs voire négatifs en terme de liberté d'action, de diffusion et de protection des croyances. La responsabilité des personnels religieux - clercs, dirigeants associatifs, etc. - consiste aussi à assumer l'effort d'acquisition d'un minimum de connaissances de base en droit des cultes et des activités religieuses. Le déficit d'information et de formation est à l'origine de malentendus qui conduisent ensuite vers des impasses pratiques à l'heure, par exemple, d'édifier un édifice du culte, d'organiser une manifestation religieuse dans l'espace public, d'assister des croyants hospitalisés, incarcérés, mis en cause par une certaine presse, confrontés à un contrôle fiscal, etc. A trop vouloir connaître la seule loi religieuse, les croyants s'exposent inutilement à l'ignorance du fonctionnement pratique de la société française. Or, dans un cadre démocratique libéral et organisé, l'une ne va pas sans l'autre au bénéfice d'ailleurs des croyants dont l'Etat en France assure la liberté de culte.

Le DU laïcité et droit de culte que vous avez crée cette année, devient un Master à partir de la rentrée universitaire de l'année prochaine. Dans quelle perspective avez-vous crée ce Master

5. La formation universitaire concerne le droit des activités religieuses en général et celui des cultes en particulier. Il s'agit principalement de fournir les outils techniques, généraux et spécifiques (droit associatif, droit fiscal, droit du travail, droit des "affaires religieuses", droit de la sécurité sociale, droit de la Convention européenne des droits de l'Homme, etc.), qui permettent d'organiser et de consolider l'exercice de ces activités sensibles. Nous avons privilégié une approche technique et pluraliste en fournissant aux étudiants un champ d'acquisition pratique des connaissances, fondé sur l'expérience des intervenants qui sont non seulement des universitaires mais aussi des praticiens ( hauts fonctionnaires en charge des ces questions, avocats, notaire, etc). Le retard à rattraper pour recevoir une telle formation pratique est d'autant plus grand que les intéressés sont confrontés à de nouvelles demandes ou bien que les groupements de croyants en cause sont récemment implantés en France. Mais le personnel administratif, judiciaire ou communal y trouverait une aide substantielle pour pacifier ou clarifier ses décisions. En fait que chacun connaisse le droit en cours permet d'éviter des frictions inutiles.

Quel public visé et quel programme ?

La formation pratique intéresse des étudiants, des responsables associatifs et religieux, des fonctionnaires territoriaux, des médiateurs, des journalistes. Le programme pluridisciplinaire est suffisamment ouvert pour être abordable même pour des non juristes. Le programme est disponible sur le site internet de l'Université Paul Cézanne.

pays européens demandent d'introduire la référence à l'héritage chrétien de l'Europe dans la constitution européenne, la France s'y oppose, quelle sens donner aujourd'hui à l'Europe ?

L'Europe unie n'est ni religieuse, ni chrétienne, elle est un cadre contractuel. Cela n'empêche aucunement que sa population soit actuellement en majorité chrétienne et se sente européenne, aussi à cause de sa ressemblance religieuse. Mais dans un système démocratique, la citoyenneté n'est pas fondée sur une appartenance confessionnelle ni sur des valeurs religieuses. C'est même tout le projet démocratique de construire une harmonie juridique qui dépasse les querelles des références religieuses. L'Europe unie est le produit d'un projet politique unificateur, elle constitue un cadre émancipateur et libérateur avec des normes communes pour tous les habitants des pays membres, d'hier, d'aujourd'hui et de demain. Le sens de l'Europe est dans sa vision de l'avenir. C'est sa volonté de construire un cadre raisonnable où la diversité du continent est tempérée par une organisation commune qui fonctionne. On pourrait penser que ce n'est pas suffisant comme « sens ». Mais, quand on voit comment le reste du monde peut facilement sombrer dans des divergences chaotiques, l'Europe unie est presque le dernier espace où l'on essaie de réaliser une véritable universalité, de principes et de pratique, en respectant la diversité de tous.

Dans cette perspective, la question de la mention de l'héritage religieux est une bonne chose, à condition que cette mémoire ne réveille pas également des temps d'exclusion réciproque et ne soit la raison d'une défense réactive. Egalement, la mention d'une telle "référence" doit rester dans le préambule de la future Constitution européenne qui n'a aucun caractère contraignant ou obligatoire. La question du sens à insuffler à l'Europe ne doit pas offrir au réveil culturaliste un piédestal dès lors que le principe d'intégration des valeurs communes, dans le respect des différentes identités religieuses, est facteur de modernité et d'affermissement démocratique. Pour preuve, la Cour européenne des droits de l'Homme qui bâtit une jurisprudence libérale mais respectueuse des droits nationaux.

Plus de 12 millions de citoyens de tradition musulmanes vivent aujourd'hui en Europe, comment vous percevez-vous cette présence et quelle évolution dans l'espace national et européen ?

L'évolution de la place des musulmans en Europe sera celle qu'ils voudront. Il y a pour les musulmans une chance historique rare de construire en Europe un islam vraiment « universel », qui ne soit pas celui de la seule ouma virtuelle derrière laquelle ils se réfugient souvent pour se cacher à eux-mêmes leurs divisions. En Europe il est possible de construire une universalité (commune et respectueuse aussi de leur propre diversité à vivre l'Islam), qui n'est pas celle fondamentale imaginée au XXème siècle par les penseurs égyptiens comme réaction globale à l'impérialisme de l'Occident. C'est même une universalité complètement inverse. C'est au coeur de l'Occident historique que les musulmans peuvent faire échouer les prédictions d'Huntington sur le choc des civilisations, en vivant très normalement à l'intérieur des règles démocratiques d'Etats de droit parmi les plus puissants du monde et en faisant ainsi le lit définitif de « l'incompatibilité de l'Islam ». C'est en Europe que se trouve concentrées le plus grand nombre d'universités où le savoir est libre et à la disposition de tous. C'est en Europe qu'il y a le plus grand nombre de maisons d'édition, de médias, etc. L'Europe est véritablement un espace de liberté et de connaissance. Le droit en Europe n'est nullement défavorable aux musulmans en ce qu'il leur offre des mécanismes de protection avec le respect de la liberté de religion.

Il faut que les musulmans investissent l'identité européenne. On ne peut vouloir être d'un système ou dans un système et recevoir d'ailleurs son argent et ses directives, qu'elles soient d'Etats extérieurs à l'Europe ou de médias pour qui l'Europe n'existe pas, ni rien non plus en dehors du Proche-Orient. L'Europe est une chance pourvu que les musulmans y vivent aussi mentalement. Un certain nombre de signes très prometteurs laissent penser que telle est l'évolution en cours.